Comment innover grâce à son ADN de marque ?
Face à la prédominance de la data personnelle pour construire des messages de plus en plus personnalisés, et la standardisation des solutions utilisées pour faire parler la data, les marques ne risquent-elles pas de perdre leur ADN et ce qui fait leur différentiation ?
C'est connu, après des années d'une consommation de masse indistincte, les consommateurs cherchent aujourd'hui des produits qui les valoriseront autant qu'ils les distingueront vis-à-vis des autres. Ils sont aussi prêts à privilégier les marques qui sauront reconnaître ces différences, et adapter leurs communications en ce sens. Ainsi, 59% des consommateurs français aimeraient aller uniquement dans des magasins conçus autour d'eux et de leur passion, selon les résultats de l'étude Shopper Observer 2019 menée par Havas, et dont les résultats étaient dévoilés à l'occasion de la Paris Retail Week 2019.
Mais personnaliser les messages équivaut à faire parler les données des clients, ce qui n'est pas sans risque selon Maud Funaro, directrice de la stratégie et de l'innovation chez E.Leclerc, et marraine de la thématique "Innovation" de cette Paris Retail Week : "Lors de la sélection des startups présentes sur la Paris Retail Week, j'ai été frappée par le nombre de solutions qui permettent de personnaliser son approche vis-à-vis des clients. Mais puisque nous utilisons tous ces solutions, le risque est de voir peu à peu toutes ces approches se standardiser, et d'en arriver au point où nous oublions notre ADN de marque ! On se repose plus sur la data que sur la créativité. Il y a donc un besoin croissant en data, or les consommateurs ont de moins en moins envie de la donner."
Ainsi, sommes-nous en train de passer d'une situation où chaque marque essaie de se distinguer auprès de l'ensemble des consommateurs en faisant valoir son ADN, son originalité, à une situation où l'ensemble des marques essayent de se distinguer auprès de chaque utilisateur en lui apportant un message personnalisé, au risque finalement d'avoir tous le même message ? Dans ce contexte, faut-il pour autant opposer ADN de marque et innovation ? Et si valoriser l'ADN de sa marque n'était pas le moyen d'engager le consommateur, et par la même occasion d'innover ? D'où les témoignages, lors d'une conférence animée par Marketing, d'acteurs aussi varié que la DNVB Joone, la jeune marque Kalios, le groupe Accor et l'enseigne E.Leclerc, qui font de leur ADN de marque un moteur de leur innovation.
Joone, box éco-responsable basée sur une communauté de jeunes parents
Bien que née sur le digital, la marque Joone n'a pas besoin d'un monceau de data pour entretenir une relation personnalisée avec ses clients. Comme beaucoup de Digitale Native Vertical Brand, ce qui était à l'origine un service de box de couches éco-responsables sur abonnement se base sur une forte communauté engagée sur les réseaux sociaux, comme l'explique Carole Juge, sa fondatrice : "Nous avons lancé notre page Facebook avant même de lancer un premier produit ! Nous avons créé cette marque pour avoir une proposition de valeur différente, et nous sommes toujours à la recherche de nouveaux produits qui répondent à cette proposition. Cela se fait très naturellement, en concertation avec notre communauté."
Des couches, Joone commercialise désormais une trentaine de produits, allant des cosmétiques au textile, avec à chaque fois un certain succès : En deux ans, Joone est passée de 20 000 à 2,5 millions de couches vendues par mois, pour 80 000 abonnés de 14 pays. De son côté, la gamme de lingerie pour femme enceinte, lancée en juillet, étant rapidement sold-out jusqu'à mi-septembre. "C'est notre ADN qui nous permet d'être légitimes sur ces produits. Si demain H&M ou Sephora faisaient des cosmétiques ou des vêtements, les gens demanderaient peut-être à voir avant de se précipiter", explique Carole Juge, reconnaissant faire un pari risqué : "C'est un marché de niche, une innovation qui ne rapporte pas beaucoup, car nous nous adressons à des personnes qui ne l'utiliseront au maximum que 9 mois... Mais cela nous permet de créer un lien privilégié avec la communauté, et de grandir avec elle, au fur et à mesure de l'apparition de nouvelles problématiques chez nos clients, et des lancements de nouveaux produits pour y répondre."
Mais pour pouvoir maintenir cette relation privilégiée, un équilibre doit être trouvé entre innovation et respect de l'ADN de la marque. Chez Joone, c'est l'exigence de qualité au service de la santé qui constitue un cap et pousse la marque à se limiter : "Nous ne faisons pas de solaire car ce sont des produits assez techniques et nous devons offrir des garanties de sécurité à nos clients. Avant de lancer un produit, nous nous assurons qu'il soit impeccable, non pas par rapport à la loi, mais par rapport aux recherches internationales sur le sujet. Par exemple, contrairement à certains concurrents, nous ne mettons pas d'huile d'amande dans nos cosmétiques car les fruits à coque peuvent avoir un impact sur les mères et les foetus et créer des allergies", conclut Carole Juge, qui évoque le très bon score des produits Joone sur Yuka comme "la partie visible de l'iceberg."
Kalios, produits grecs de qualité et distribution ultra-sélective
Si Joone tire ses innovations de ses liens avec ses clients, la marque Kalios se base, elle, sur les produits. Et par n'importe lesquels : toute la richesse de la gastronomie grecque est mise à profit par Pierre-Julien Chantzios, co-fondateur de Kalios avec son frère Grégory. Reprenant l'exploitation de leur grand-père dans le Péloponnèse, ils commencent dans les années 2010 à démarcher les restaurants pour faire goûter leur huile d'olive aux chefs. Près de dix ans plus tard, Kalios est présente dans 800 épiceries fines, dans les grands magasins parisiens et chez plusieurs centaines de chefs cuisiniers, parmi lesquels des étoilés.
"Notre objectif, c'est d'être le produit de qualité voulu par les chefs.Très peu ont eu cette approche, avec un traitement du produit qui se rapproche des codes de la parfumerie et du luxe. Voilà notre ADN.Toute notre innovation est tournée vers la qualité : nous avons par exemple changé de packaging récemment, en abandonnant la transparence au profit d'une bouteille blanche. C'est un risque, car les consommateurs aiment voir le produit. Mais exposée à la lumière, l'huile d'olive se conserve moins bien. Nous nous sommes inspirés des jarres traditionnelles grecques, ce qui nous permet encore de nous différencier : Nous nous vendons encore mieux depuis ce changement !" Désormais, Kalios vend 70 références différentes, dans 20 pays, et toujours en mettant la qualité de ses produits de base en avant. Comme Joone, c'est une ligne rouge pour Pierre-Julien Chantzios : "Les gressins sont un de nos best-sellers, et ils sont produits avec notre huile d'olive ! Nous parcourons la Grèce pour trouver de petits producteurs qui nous feront du sur-mesure, par rapport aux gros producteurs rencontrés sur des salons, moins chers et plus flexibles, mais au détriment de la qualité. Tout ce que nous lançons doit séduire les chefs ! Nous travaillons au total avec 1200 chefs, dont une centaine de chefs étoilés en direct et environ une centaine d'autres via des intermédiaires. On ne peut rien leur cacher ! Si nos produits ne séduisent pas au moins une quinzaine d'entre eux, nous les retirons du marché. Ainsi, nous avons renoncé à lancer une huile d'olive et de la fleur de sel à la truffe, alors que cela cartonne aujourd'hui sur le marché."
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Pour se donner plus de liberté, les deux entrepreneurs ont alors lancé une nouvelle marque pour la grande distribution, Zyos Organique : "C'est 100% bio. Nous travaillons avec des petites coopératives plutôt qu'avec un petit producteur unique, et le prix est 20 à 30% inférieur à celui de Kalios." Et la famille de marque s'est agrandie il y a quelques années avec le lancement des restaurants Yaya à Paris, là encore pour mettre en avant la gastronomie grecque et les produits Kalios. Et là aussi, le désir d'innover se fait sentir : "Nous avons d'autres projets de développement, comme la création d'une cuisine centrale dédiée à la livraison, où nous accueillerons à partir de l'année prochaine des chefs issus d'autres traditions culinaires que la nôtre."
Accor, une "maison de marques" qui met la technologie au service de l'expérience
Innover et personnaliser l'expérience offerte aux clients, tout en faisant valoir l'ADN de ses nombreuses marques : "Nous aussi, cette problématique nous impacte au quotidien. Nous vendons un service certe, mais notre produit a une réalité physique", explique Antoine Dubois, Senior Vice-président en charge du marketing global et de la stratégie du groupe Accor. D'Ibis à Fairmont, en passant par Novotel, Mercure, Sofitel... Au total, 39 marques hôtelières composent la galaxie Accor : "Chaque marque pourrait vivre en silo, mais ce n'est pas ce que nous voulons. Nous voulons une proposition unifiée, tout en conservant des particularités et des expériences propres à chaque établissement. Nous distinguons trois phases dans le parcours de nos clients : l'acquisition, la séduction et la rétention. Comment être top of mind et avoir un discours qui fait sens dans l'esprit du client à l'instant T pour l'attirer. Ensuite le séduire en ayant un produit en adéquation avec notre image de marque. Et enfin le retenir en le gardant dans notre écosystème. Ce sont ces trois questionnements qui nous guident quand nous développons un nouveau produit. Aller au plus simple, tout en apportant une réponse personnalisée à la problématique du client."
Dans ce cadre, l'innovation technologique que représente ALL, son nouveau programme relationnel, doit ainsi permettre à Accor d'être... plus en accord avec son ADN d'hôtelier : "L'idée est de donner à nos staffs les bonnes informations, pour qu'ils puissent faire au mieux leur métier : savoir quelles sont les habitudes des clients. Désormais, il faut offrir ce niveau de service à un client qui vient pour la première fois, grâce aux informations récoltées par nos autres marques. ALL, doit répondre à l'objectif de rétention, en conservant le client dans un écosystème", détaille Antoine Dubois, qui explique comment conserver l'ADN propre à chaque marque : "D'accord, les outils techniques de la personnalisation sont génériques. Il faut les utiliser en gardant en tête une sorte de "ligne éditoriale", propre à chaque marque, et qui va guider ses actions tout en valorisant son ADN et en lui permettant de se différencier." Et quand aucune marque ne dispose d'un ADN susceptible de correspondre aux nouvelles attentes identifiées par le marché, Accor n'hésite pas à lancer une nouvelle marque, comme Kalios avec Zyos, ou à modifier l'ADN d'une marque existante. D'où le repositionnement d'Ibis depuis quelques années, où les lancements récents des marques Jo&Joe, Tribe ou encore Greet il y a quelques semaines, cette dernière étant présentée comme la chaîne hôtelière de la deuxième chance : "les hôtels seront des bâtiments rénovés, le mobilier sera d'occasion et le personnel devra refléter une plus grande diversité. Les marques aujourd'hui doivent s'engager dans la société", détaille Antoine Dubois.
Pour aller plus loin :
E.Leclerc face aux enjeux de la personnalisation omnicanale
Plus qu'Accor, et à la différence de Joone et de Kalios, l'enseigne E.Leclerc doit composer avec une large gamme de produits et une très large communauté de clients. D'où l'enjeu de personnalisation des messages sur l'ensemble des canaux évoqué par Maud Funaro. "E.Leclerc est un distributeur généraliste, contrairement à des marques comme Kalios et Joone, qui s'adresse à une petite communauté de clients et propose quelques produits à forte valeur ajoutée, nous nous adressons à une grande diversité de personnes avec une large gamme de produits à faible marge. Notre enjeu est celui de l'omnicanalité. Comment parler à des consommateurs de plus en plus "fragmentés", tant dans leurs parcours d'achat que dans les produits qu'ils consomment. On veut tous avoir une consommation personnalisée. Il faut réussir à faire matcher ces attentes particulières avec les produits spécifiques que nous vendons."
De là s'enclenche une course technologique entre enseignes pour capter et traiter la donnée, selon la directrice, qui met en avant l'ADN propre à E.Leclerc comme un moyen de se différencier : "Notre promesse est celle de l'accessibilité, tant en matière de prix que d'offre, le tout en toute transparence et avec pédagogie. Cela se traduit par exemple par le lancement de la livraison à domicile à Paris, où l'on apporte les prix et les produits des hypermarchés de province aux consommateurs parisiens, ou encore le passage au 100% bio de notre gamme de nourriture pour bébés Marque Repère." Mais là encore, pour respecter sa promesse initiale et son ADN de marque, l'enseigne doit imposer des limites à son innovation : "Il ne faut pas essayer d'être toujours le plus moderne, il faut aussi être capable de renoncer à certaines choses, et de l'expliquer avec pédagogie : par exemple, quand Amazon promet une livraison en 2h, la proposition de valeur n'est pas du tout la même qu'une livraison à J+1. On ne parle ni des mêmes prix, ni des mêmes besoins et produits."
Et si l'évolution du marché amène l'enseigne à investir sur le terrain des programmes relationnels modernes, capables de personnaliser les promotions offertes aux clients fidèles, elle est aussi poussée à innover par un élément caractéristique de son ADN : le fait d'être un réseau d'indépendants : "Chaque adhérent E.Leclerc dispose d'une importante part d'offres locales, et peut donc jouer la carte de la proximité. Mais ils disposent aussi de données fines sur la consommation de leurs clients. Tout l'enjeu est de récupérer ces données et de mettre en place une infrastructure IT permettant à la fois d'offrir une expérience fluide sur tous les canaux, mais aussi d'atteindre un bon niveau de cohérence entre le local et le national, par exemple dans le cadre d'animations commerciales. Cela nécessite une bonne orchestration."
Pour aller plus loin :
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