Mégabrand: capital sous surveillance
Les coups de boutoir de Naomi Klein ne l'ont pas ébranlée. Mais, après avoir été le porte- drapeau d'un nouvel impérialisme, la mégamarque aborde les marchés locaux avec une certaine dose d'empathie.
Je m'abonneÀ LIRE AUSSI
Les adeptes du No Logo et autres altermondialistes n'y pourront rien. Les
mégabrands écrivent l'histoire moderne de la consommation. Mais, alors que dans
les années 1990, la globalisation des marchés et l'homogénéisation des modes de
vie laissaient penser qu'un seul produit, une seule campagne de publicité
pouvaient séduire tous les consommateurs, où qu'ils soient sur la planète, la
réalité est aujourd'hui toute autre. Et si la construction d'une poignée de
mégabrands demeure la priorité des grands groupes internationaux, le dogmatisme
a laissé la place à une approche plus pragmatique des marchés. Une approche qui
se veut beaucoup plus culturelle et amicale. Si quelques mégabrands jouent
encore les éclaireurs de l'humanité, la plupart ont pris des leçons d'humilité
et abordent les marchés mondiaux en se mettant au service du consommateur. «
Les groupes internationaux ont pris conscience de l'inertie très forte des
cultures. Aujourd'hui, la mégabrand délivre à la fois une promesse abstraite et
fondamentale », indique Yves Krief, président du directoire de la Sorgem. « Une
mégabrand est une marque qui a dépassé le fonctionnel pour entrer dans le
relationnel et l'émotionnel. Il devient donc nécessaire de passer du temps à
comprendre les pratiques culturelles des consommateurs pour travailler les
points de rencontre et aboutir à des innovations qui ont un sens pour la marque
et ses consommateurs », analyse Sophie Romet, directrice générale, associée de
l'agence Dragon Rouge.
Gommer l'impéralisme yankee
Dictées par les économies d'échelle, les fusions et acquisitions, mais aussi
par la mobilité plus grande des consommateurs, la mondialisation des marques ne
peut donc plus faire l'économie du local. Pour continuer à faire autorité dans
leurs domaines respectifs, Coca-Cola, Ariel et McDonald's, pour ne citer que
celles-ci, se sont remises en question et tentent de se défaire de leur image
impérialiste en adaptant produits et communication aux identités locales. «
Pour guider ses choix, et notamment sa prise de parole, la mégamarque est
obligée de se poser au moins trois questions. Elle doit d'abord s'interroger
sur son positionnement, son rôle de repère sur le marché. Elle doit également
se poser la question des pratiques culturelles et enfin il convient qu'elle
s'interroge sur la rhétorique publicitaire des pays où elle opère. Il y a
manière et manière de parler à travers les pays », estime Alyette Defrance,
directrice du planning stratégique de Publicis Etoile. Ainsi, la chaîne de
prêt à porter C& A, sur un même concept et un même positionnement, aura d'un
côté ou l'autre du Rhin des réponses publicitaires diamétralement opposées.
Alors qu'en France, la marque joue la proximité et l'affirmation de la
personnalité, en Allemagne, la campagne de publicité se résume à une campagne
produit-prix. « L'histoire et l'environnement sociologique de la marque sont
totalement différents. Les campagnes doivent en tenir compte. Elles doivent
aussi s'inscrire dans des sensibilités culturelles qui sont diverses. Lorsque,
par exemple, on compare de près les éditions allemande et française du magazine
Geo, on constate de très nettes différences dans la place accordée aux photos,
au texte. Là où l'édition française va privilégier le plaisir de
l'apprentissage, l'allemande sera davantage dans l'analyse scientifique »,
explique Alyette Defrance. Qui reconnaît cependant que ce travail d'adaptation
dépend de la nature de la mégamarque. Essentiel pour les marques exportées ou
qui reposent sur les valeurs mythiques de l'Amérique, il ne concerne pas, en
revanche, les marques qui s'adressent à une cible particulière et homogène. Et
qui n'ont pas d'antécédent culturel.
Créer de nouvelles lois mondiales
C'est notamment le cas des marques qui lancent de
nouvelles pratiques, de nouvelles lois mondiales. PlayStation, dans le domaine
des consoles de jeux, ou encore Prada ou Dolce & Gabbana, dans le monde de la
mode et du luxe, ont développé des codes et des discours publicitaires qui
parlent aussi bien aux jeunes Chinois qu'aux adolescents français ou finnois. «
Ces marques sont clairement le fruit de la globalisation. Elles sont devenues
des icônes. Mais elles ne le sont pas devenues par hasard. Elles ont une
stratégie et un positionnement forts et les gens qui les dirigent sont stricts
sur ces stratégies. Je suis parfois épouvantée de découvrir qu'au niveau local,
les équipes ne sont plus capables de répondre à des questions aussi
fondamentales que “quelles sont les raisons d'être de ma marque, pour qui
existe-t-elle et sur quel territoire se bat-elle ?», s'indigne Liz Musch,
directrice générale de Millward Brown France. Qui, si elle reconnaît
l'importance de la gestion locale des marques, demeure persuadée qu'une
coordination des actions est vitale pour éviter les dérives. Consciemment ou
non, le marketing local, dans sa recherche de proximité, risque en effet
d'entraîner la marque dans l'utile et le fonctionnel. Deux qualificatifs fatals
pour la mégabrand, qui, plus que toutes les autres, doit être facteur
d'innovation et de changement. « La mégabrand ne peut pas être fonctionnelle,
elle doit être dans l'émotion. Ce qui ne veut pas dire que les marques
utilisées quotidiennement ne peuvent pas être des mégamarques. Je crois
d'ailleurs que l'on trouve plus de mégamarques dans les produits de grande
consommation que dans le luxe », poursuit Liz Musch. Et de citer Nivea et Dove,
comme parangon de la catégorie. L'une et l'autre ayant prouvé leur capacité à
vivre sur plusieurs catégories de produits tout en restant fidèles à leur
raison d'être. « Dove est aujourd'hui présente sur le segment des crèmes, des
shampooings, des déodorants avec la même promesse et les mêmes valeurs de base
: l'hydratation et le respect de la peau », note Liz Musch. Quant à Nivea, elle
réussit le tour de force d'être, partout dans le monde, perçue comme une marque
nationale. Et elle fut l'une des premières à jouer avec succès les extensions
de marque pour devenir la mère d'une famille très élargie. Bref, ces marques
remplissent les conditions édictées par ACNielsen pour figurer parmi les
mégamarques mondiales : un poids économique d'au moins un milliard de dollars,
une présence significative aux quatre coins du globe et une extension de la
marque sur au moins trois catégories. Sont-elles pour autant à l'abri d'un
éventuel retournement de situation ?
Respecter le patrimoine génétique
Certainement pas, estiment certains experts de la
marque. Les extensions, qui leur permettent d'accroître leur champ de
compétences, peuvent aussi devenir leurs pires ennemis. A trop tirer sur le
fond de marque, celui-ci risque de se diluer, le consommateur perd alors ses
repères. « L'élasticité d'une marque se mesure très facilement et on voit
naturellement ce que le consommateur est prêt ou non à accepter. Il faut être
vigilant et rester raisonnable, sinon le consommateur est perdu », insiste Liz
Musch. Bref, alors que la logique économique et financière plaide pour la
multiplication des marques filles, la raison devrait amener les groupes à
s'assurer que le patrimoine génétique le permet. « Dans le cas d'une
mégamarque, ce travail doit être fait dans plusieurs pays pour s'assurer que
les nouvelles promesses tiennent, partout, la route », estime Yves Krief.
Enfin, un autre danger guette les mégamarques : le grand Monopoly auquel se
livrent les groupes mondiaux. « La marque est devenue une valeur, pour
l'entreprise qui la possède, analyse Georges Lewi, directeur général de High Co
Institute. Mais, comme c'est une valeur, elle peut être cédée. D'où le
mouvement récent de vente de marques. D'abord à des acteurs externes à leur
marché. Plus récemment à des banques - ce qui signifie que c'est vraiment un
actif -, ou encore à des concurrents, comme nous l'avons vu entre Procter &
Gamble et Colgate. Or, à partir du moment où les groupes se vendent les marques
entre eux, la logique de typicité, d'unicité risque de disparaître. Si, de
surcroît, le public s'aperçoit que la lessive qui appartenait aux uns
appartient maintenant aux autres, qu'elle est fabriquée dans d'autres
chaudrons, toute cette logique de différenciation sur laquelle reposent les
valeurs des marques risque de voler en éclats. Ajoutez à cela la logique
antimondialisation, le sentiment que tout ça, c'est du flan, c'est la même
chose… et vous obtiendrez la montée du hard discount. ». Et un vrai risque pour
la marque, qu'elle soit méga ou non.