Au cinéma, les marques jouent à “cash cache”
Mon premier est un intermittent du spectacle qui chôme rarement, mon second est largement payé de retour, mon tout est un message publicitaire camouflé au détour d'une scène dans un film. Sans être neuf, le phénomène du placement de produits prend une ampleur insoupçonnée. Au risque de devenir un abus caractérisé ?
Quoi de plus normal pour un produit que de porter une marque ? En effet, si
dans un film, un personnage extirpait de son réfrigérateur de l'eau minérale
dans un récipient muni d'une étiquette vierge, masquée ou bien encore arrachée,
le spectateur serait interpellé par le manque de crédibilité de la scène ! Que
l'on soit à domicile, chez des amis ou au restaurant, une bouteille reste
toujours reconnaissable à sa forme, sa couleur, sa capsule, la couleur du
liquide et… son étiquette, qu'il s'agisse d'un Bordeaux, d'un Bourgogne, d'un
Orangina ou d'un Perrier. Au-delà de l'argument du réalisme, la publicité, ou
plus précisément “l'Undercover Marketing”, ou en français le Placement de
Produits, représente pour un producteur un moyen commode de boucler un budget,
et de minorer les risques financiers liés au lancement d'un film. Ces revenus
annexes des producteurs constituent aussi une compensation au piratage qui
menace l'industrie cinématographique. Quinze jours avant sa sortie en salle,
une copie illégale du film Hulk était déjà accessible sur le Web.
Quel monde demain ?
Le film Minority Report décrit un
futur proche qui baigne dans la publicité interactive. Une caméra biométrique
vous identifie dans la rue grâce à vos pupilles, et vous propose une offre
personnalisée. Tour à tour, le fugitif est accosté par une publicité
interactive sur un mur : “John Anderton, laissez-vous tenter par une Guiness”,
avant d'être interpellé par Amex (“Member since… 2037”) qui lui suggère de
s'évader vers une destination lointaine. Entré dans un magasin Gap, il est hélé
par son nom, “Welcome back to the Gap”, alors qu'on indique nommément à un
autre client, qui vient d'entrer, l'emplacement d'une nouvelle collection à sa
taille habituelle. Le film devient prétexte à enchaîner des spots de marques
projetées dans le futur. Au volant d'une Lexus, Tom Cruise est traqué par le
journal USA Today devenu interactif en 2045 (les images se transforment
pendant la lecture), il utilise un écran Nokia pour ses vidéoconférences et
consulte sa montre Bulgari à chaque moment crucial du film. On pourrait penser
que les films d'auteur à l'abri de cette emprise. Las ! Dans Il était une Fois
l'Amérique, on sabre du Mumm Cordon Rouge en pleine prohibition, d'autant plus
irrésistible qu'il est proscrit, alors que Robert de Niro boit du J&B, regarde
une télévision RCA et s'attarde sur le quai de gare devant un panneau
Coca-Cola.
Les marchands du Shirley Temple
Parfois,
une véritable histoire d'amour s'installe entre les stars et la marque,
notamment dans le domaine de la mode : Audrey Hepburn avec Givenchy ou
Catherine Deneuve avec Yves Saint Laurent. Grâce au cinéma, le jean va devenir
le vêtement culte de toute une jeunesse adoptant l'attitude rebelle de James
Dean, qui crève l'écran dans La Fureur de Vivre avec son jean 501. Marilyn lui
emboîtera le pas dans Les Désaxés, torride dans son chemin, ou encore Marlon
Brando dans l'Equipée Sauvage, qui lança le port du jean à larges revers.« Même
si elle n'hésite pas à adopter des noms classiques comme Chanel, la jeune
génération d'acteurs zappe davantage : Madonna, sous contrat avec Ferragamo, a
été habillée par Karl Lagerfeld et par Jean-Paul Gaultier, bien identifiable
avec les lacets dans le dos », indique Jean-Pierre Mongon, qui a été directeur
commercial & marketing international chez Cerruti pendant quatorze ans. « Tout
créateur de mode cherche à attirer les stars, parce que ce sont elles qui
créent la mode finalement. Et le pari est payant. Le film Prettty Woman, qui
devait s'appeler An 2000 à l'époque, n'était vraiment pas promis au succès
planétaire. Nino Cerruti m'avait dit “C'est août, les usines sont fermées, mais
allez quand même en Italie, choisissez une garde robe, et apportez lui les
vêtements”. La dépense était plus que minime, les vêtements étant prêtés.
Portés par le succès considérable, nous avons dû changer toutes les vitrines
pour afficher la photo de Richard Gere, l'œillet à la boutonnière »,
poursuit-il.
Et ça marche ?
Le plus souvent, les
retours sur investissement sont au rendez-vous. Les ventes de BMW ont fait un
bond de 240 millions de dollars à la suite de leur apparition dans Golden Eye.
La première année de production des Z3 a été entièrement vendue avant même son
arrivée chez les concessionnaires. Ray Ban a vu les ventes de ses Wayfarer
bondir de 300 % après leur passage dans Men In Black, et le prix de vente
monter de 70 %. La notoriété de la Renault Safrane a grimpé de 74 % après avoir
transporté Jacquouille dans Les Visiteurs. Le tourisme dans le Gers a progressé
avec bonheur de 30 % grâce au film d'Etienne Chatilliez. Le Placement de
Produits peut accroître la valeur de la marque au moment propice. Dans La
Firme, quand Tom Cruise visite Gene Hackman dans les Iles Cayman, Hackman
suggère qu'il prendrait bien une Red Stripe (“Grab a Red Stripe”), alors Cruise
attrape dans le réfrigérateur une bouteille de cette bière brassée en Jamaïque.
Un mois après le lancement du film, les ventes de Red Stripe avaient augmenté
de plus de 50 % aux Etats-Unis, et quelques semaines plus tard, les
actionnaires de la compagnie vendirent la majorité dans leur capital pour 62
millions de dollars à Guinnesss Brewing Worldwide. Dans les années 50, la vente
des peignes Ace Comb explosa après que James Dean en eut glissé un dans ses
cheveux dans Rebel Without a Cause.
Simple paranoïa ?
Tout spectateur se sent sûrement envahi par le doute devant ces apparitions. Ne
sont-elles pas de simples coïncidences ? Nombre de marques doivent en fait être
filmées par hasard au détour d'une scène. Détrompons-nous ! Il existe peu de
maladresses : les scènes gratuites le sont rarement. Lorsque le producteur
n'est pas payé en retour, chaque marque est soigneusement estompée. Impossible
de lire celle du téléphone mobile de Men In Black pourtant en gros plan. Dans
Pleasant Ville, les enseignes génériques “Grocery” ou encore “Gaz station”
apparaissent dans leur plus simple appareil. Quelques exceptions confirment la
règle : Anastasia achète un Chanel 5 dans une boutique à Paris, sans que cette
apparition ait fait l'objet d'un contrat. Les mar-ques n'ont pas encore
débarqué dans les dessins animés, laissant provisoirement nos têtes blondes à
l'abri de ce déferlement. Enfin, attribuons une Palme d'Or aux champions toutes
catégories qui ont fait du sponsor le thème principal de l'histoire. C'est
clairement le cas de Taxi, où la 406, tant elle est prise sous toutes les
coutures, nous donne parfois le sentiment d'être piquée à cette héroïne à
l'insu de notre plein gré. Il y a également Le Boulet, où le héros n'est ni
plus ni moins que la Loterie Nationale. Interloqués, les deux acteurs assistent
à l'événement qui va transformer leur vie : le tirage retransmis en direct. On
n'épargne aucune descente de boule au spectateur. Dans Les Dieux sont tombés
sur la tête, la bouteille de Coca incarne l'élément central du film. Dans Cast
Away, le héros n'est pas vraiment Seul au Monde. Il est accompagné par la
marque Fedex dans plus d'une centaine de plans. Jusqu'à l'écœurement. On peut
dès lors s'interroger : est-ce que le sponsor autorise la création, à la
manière des tragédies grecques financées par de riches marchands, voire
Shakespeare et Balzac qui inséraient dans leurs textes le nom de riches
commerçants ? Ou bien, est-ce que le film devient une justification pour
asséner discrètement mais efficacement un message de moins en moins subliminal
? Un simple support, un média supplémentaire ? Est-ce si nouveau pour autant ?
Dès 1932 apparaissent des voitures Citroën dans La Croisière Jaune d'André
Sauvage. En 1951, Katharine Hepburn verse du gin Gordon's par-dessus le
bastingage de l'African Queen. La pionnière Joan Crawford, nommée au Conseil
d'Administration de Pepsi, plaça la marque dans la moitié de ses films : The
Story of Esther Costello (1957), The Caretakers (1963)… Un Homme et une Femme a
sacralisé Deauville, comme l'ont fait Les Demoiselles pour Rochefort, Les
Parapluies pour Cherbourg ou encore Le Bonheur est dans le Pré pour le Gers. En
pleine guerre froide, la propagande américaine envahissait Le Rideau Déchiré
d'Hitchkock, James Bond ou le Nimitz. Le cow-boy qui fumait une cigarette,
mâchait un chewing-gum ou roulait en cabriolet, propageait l'American Way Of
Life. Le cinéma est au service des idées et c'est pour ça qu'on l'aime, mais…
Lorsque la subvention est significative, on peut se demander si c'est le film
qui supporte la pub ou si c'est l'annonceur qui fabrique l'histoire pour mettre
en valeur ses produits.
Marlboro In Black
A ce stade,
le citoyen comme l'homme de marketing sont en droit de se poser quelques
questions. Le marketeur, comme au Festival de Cannes, se demandera à propos de
sa marque : « L'ai-je bien défendue ? ». En effet, lorsque les ficelles
deviennent trop grosses et la publicité trop apparente, est-ce que cela ne
risque pas de desservir l'annonceur ? L'enfance se termine lorsque nous voyons
le fil des marionnettes. Dès lors, devenu adulte, est-ce que le citoyen ne va
pas rejeter ce qu'il ressentira comme un abus caractérisé ? Dans Austin Powers,
la marque envahit même une réplique du film destinée à marquer les esprits : «
Tu n'es pas un vrai méchant : tu es le Diet Coke du mal ». Alors, cauchemar ou
réalité, avons-nous une chance de voir se transformer nos répliques célèbres en
slogans publicitaires au gré des sponsors ? « T'a d'beaux yeux tu sais » de
Quai de Brumes se métamorphoserait en « T'as d'beaux Tchin-Tchin Afflelou, tu
sais » dans Quai des Gauloises Brunes. « Atmosphère, atmosphère… Est-ce que
j'ai une gueule d'atmosphère ? » se transformerait en « Airwick, Airwick,
est-ce que j'ai une gueule d'Airwick ? », « César, tu me fends le cœur » en «
César, tu me fends le Cœur de Lion », « Que la force soit avec toi » en« Que la
Getforce soit avec toi », « Bizarre, moi j'ai dit Bizarre… Comme c'est bizarre
» en « Blizzard, moi j'ai dit Blizzard … Comme c'est Blizzard ». « Bond, James
Bond » deviendrait « Brandt, J'aime Brandt ». Est-ce l'avenir dont nous rêvons
? Les jeunes représentent une cible essentielle des marketeurs. Ils se
laissent facilement convaincre des vertus d'un produit et souffrent du syndrome
de l'achat impulsif. Les nouvelles techniques de promotion s'appuient sur la
vulnérabilité d'adolescents, proies faciles sous influence, pressés d'adhérer à
un groupe dont ils miment le comportement. Sans doute doit-on le regretter, au
moins s'efforcer de les en rendre conscients. L'incitation au tabac compte
parmi ces effets secondaires indésirables. Des chercheurs du New Hampshire
(Centre médical Dartmouch-Hitckok de Lebanon) aux Etats-Unis ont étudié les 25
premiers films du box-office américain de 1988 à 1997, soit 250 films. 85 % de
ces films contiennent une consommation de tabac. Dans 28 %, la marque est
visible, quatre marques monopolisant 80 % de ces apparitions. La firme Brown
and Williamson, par exemple, propriétaire de la marque Lucky Strike, a
déboursé, à l'époque, quelque 500 000 dollars pour voir Sylvester Stallone
fumer ses cigarettes dans cinq de ses films, dont Rocky IV. Depuis un procès
datant de 1989, autour notamment du film Superman de Richard Donner, les
fabricants de tabac n'ont plus le droit d'acheter le passage de leur produit
dans un film. La loi Evin prohibe toute action de fumer. Des études publiées
dans Pediatrics ont établi que des adolescents non-fumeurs dont les acteurs
favoris fument souvent sont 16 fois plus enclins à fumer. 31 % de ceux qui ont
assisté à 150 actions de fumer dans les films (au théâtre, en vidéo ou à la
télévision) sont devenus fumeurs, contre seulement 4 % parmi ceux qui ont été
exposés à 50 occurrences. Mais la présence des cigarettes à l'écran n'a cessé
d'augmenter. En témoigne la fumante Julia Roberts avant qu'elle ne transforme
la cigarette en combat personnel, Bruce Willis dans Le Cinquième Elément, ou
Austin Powers : « Tu fumes après l'amour ? - Chais pas, j'ai jamais regardé ».
Dans Superman, Loïs Lane fume des Marlboro alors que le personnage de bande
dessinée ne fume pas. L'argument souvent avancé, outre la crédibilité du film,
est le fait que les acteurs fumeurs réclament des cigarettes. Mais il est
douteux que les extra-terrestres de Men In Black 2 aient exigé de fumer des
Marlboro et de charrier des cartouches entières. The Truman Show dénonce cet
envahissement, en décrivant une sorte de Loft Story à l'échelle d'une ville ;
le personnage central, Truman, ignore qu'il vit depuis sa naissance à
l'intérieur d'une gigantesque ville fictive, entouré de milliers d'acteurs. 5
000 caméras épient sa vie, retransmise par satellite 24 heures par jour à
destination d'une audience mondiale. Chaque plan est prétexte à insérer un
spot, lorsque sa femme vante la lame affûtée d'un couteau, suggère une tondeuse
Rotary, ou que son meilleur ami lui lance « Hum, ça c'est de la bière ». Las,
The Truman Show succombe lui-même à la tentation en insistant sur un logo Ford
en gros plan. Difficile d'échapper à son destin ! Le temps se gâte lorsque
Truman découvre sur une photo de mariage que sa femme croise les doigts. Tout
était donc truqué ! Le slogan du show arboré en pin's, « Comment tout cela
va-t-il finir ? » nous interpelle. En tout cas, dans le film, le héros Jim
Carrey choisit son camp : il trouve l'escalier qui lui permet d'échapper à son
univers carcéral, et déclare au public médusé : « Bonsoir et Bonne nuit ! ».
Pub hors cadre
Le Placement de Produit ou la publicité sans la publicité, est à la fois plus subversif mais tout aussi efficace que le spot classique. Le procédé présente des avantages multiples : Impossible de zapper : le public paie pour voir le film, il est donc captif, très attentif et attentiste, à la différence d'une publicité télévisée qui parasite la diffusion d'un programme télévisé. Vulnérabilité : le cinéphile vit un moment agréable, le message insidieux se révèle presque subliminal, intrusif sans éveiller la méfiance. Les sens sont en éveil : la marque développe un courant affinitaire d'autant plus fort que l'émotion est au rendez-vous. Crédibilité et mimétisme : le simple fait de voir des stars du grand écran entrer en contact, voire utiliser un produit, confère à celui-ci une crédibilité immédiate. Il incite inévitablement le consommateur potentiel, par mimétisme, à imiter les personnalités qu'il admire. Faible coût et impact durable : le coût réel du placement de produit s'avère relativement bas comparé à d'autres formes de promotions, si l'on considère la durée de vie d'un film, de sa sortie en salles au DVD en passant par ses diffusions télévisées successives.
Les différents degrés d'implication de la marque
La marque apparaît comme simple décor du film. Dans Dérapages Incontrôlés, de Roger Michell, une bouteille de San Pellegrino figure sur la table du restaurant italien où le jeune avocat donne rendez-vous à sa femme. Dans Marche à l'Ombre, Michel Blanc est adossé à une affiche VSD dans le métro (quinze secondes d'apparition). L'acteur manipule le produit. Dans Goldmember, Austin Powers saisit une bière Heineken. Le maniéré Christian Clavier montre sa Range Rover dont le toit est arraché dans Les Visiteurs. Le produit est cité par l'acteur. Le même Monsieur Houille prononce la marque de son costume Hartwood maculé de boue. Dans Le Boulet, José Garcia demande à son garde du corps d'aller lui chercher une bouteille d'Orangina. Le produit est consommé par l'acteur. Demi Moore, dans Un rêve à l'autre, ouvre une bouteille d'Orangina et la boit au goulot sur un banc de Central Park. Dans Austin Powers dans Goldmember, Austin, face à son Mac, se connecte à Internet par le biais d'AOL, marque très présente dans le film You've got mail. Dans Stuart Little, le petit gamin propose « Faisons une pause avec la PS/2 ». Les deux copains utilisent la console Sony devant un écran de télévision où s'affiche en grand la marque Pepsi. Un mésusage attire parfois l'attention, tel le flacon géant de Chanel 5 versé dans le bain de Jean Reno dans Les Visiteurs. La réaction excessive du propriétaire souligne la préciosité du produit.
Combien tout cela coûte-t-il ?
Selon le degré d'implication, le film, la notoriété du metteur en scène et des acteurs, il vous en coûtera de 10 000 à 150 000 E et plus. Les biscottes Roger ont déboursé 2 300 E pour figurer sur la table du petit-déjeuner de Jean Rochefort dans l'Homme du Train. En France, le placement de produits rapporte 20 ME/an sur un budget cinéma de 700 millions. AOL a payé 3 millions de dollars pour son apparition dans le film You've Got Mail. BMW a sacrifié 3 millions de dollars pour faire rouler l'agent 007 dans son roadster… et Ford 35 millions de dollars pour le déboulonner comme voiture officielle, 230 000 dollars pour Aston-Martin. Land Rover a déboursé 75 000 E pour faire rouler Lara Croft dans un 4 x 4 Defender sur mesure. Orangina se disait prêt à verser plus de 30 000 E pour apparaître dans Taxi 3. Peugeot a prêté 13 voitures, et 60 véhicules non commercialisables utilisés pour les cascades. Même formule “d'échange marchandise” pour Meilleur Espoir Féminin, où L'Oréal a pris à sa charge la conception et la réalisation du salon de coiffure (15 000 E). Des licences peuvent aussi sceller une collaboration, gratifiant la production de James Bond de 6 à 8 % sur le prix usine du produit promu.