Vous avez dit bonheur…
La logique des marchés peut-elle apaiser tous les désirs ? Danielle Rapoport, directrice du Cabinet DRC, répond par la négative et parie sur la dimension humaine du consommateur. Le bonheur demeure une recherche toute personnelle.
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«On assiste à une confusion certaine dans les usages (immodérés) et les
représentations, entre bonheur, plaisir, hédonisme, satisfaction, jouissance,
sérénité, harmonie, bien-être… alors que des différences fondamentales existent
entre ces notions. Très schématiquement, trois grandes familles sont à
distinguer. - Celle qui relève de l'homéostasie - bien-être, harmonie, zen,
sérénité… - dans le sens d'un état étal, d'une absence de tension, d'une
régulation des stimulations. - Celle qui relève du désir, d'une projection,
d'un inassouvi, d'un regard moral, voire philosophique, sur sa vie, où le mot
“bonheur” se conjugue effectivement avec celui de “quête”. Une dynamique plus
qu'un état, pas toujours synonyme de plaisir, qui se conquiert, se décide,
comme une question à jamais posée. - Et enfin, celle qui relève d'un état de
comblement, de satisfaction, d'une “jouissance” et, au sens plus classique
voire spirituel du terme, de la “joie”. Biologiquement, l'être humain est bâti
à la fois autour de la recherche de plaisir et de l'apaisement des tensions.
Culturellement, autour d'une quête jamais assouvie du bonheur, le paradis étant
à jamais perdu.
Une équation difficile
Le terme en
soi de “bonheur” prend sa source étymologique à la fois dans “l'accroître” et
dans “l'augure”, à la fois dans le grandissement, la dynamique du désir et dans
la destinée soumise aux dieux. Etre heureux relèverait donc de son propre
arbitre et de la bonne étoile. Dans le “bonheur” qui nous est présenté
aujourd'hui dans les logiques de discours de l'univers consommatoire, nous
voyons qu'il suffit de choisir des produits pour être heureux, mais que ce
bonheur leur est soumis. Le monde de la consommation doit résoudre la difficile
équation entre un “bonheur” jamais acquis, à conquérir, qui sollicite le
registre du désir et de la tension, et la satisfaction, le comblement, obtenus
par ses objets. Mais ceux-ci sont devenus si nombreux et tentateurs qu'ils ont
fini par surexposer le désir et le disséminer, de même que le concept de
“bonheur”, surutilisé, se dissout dans ses effets par sa marchandisation et sa
banalisation. Si les gens savent que le bonheur ne s'obtient pas à coup de
produits promus, ils se sont laissés séduire par la vogue “zen”. Ce désir de
sérénité raconte aussi que les individus veulent se protéger d'un monde
extérieur difficilement compréhensible, imprévisible, violent, trop complet,
anxiogène. Un monde où seuls compteraient les instants que l'on pourra faire
siens, dans un combat d'appropriation de sens. Mais peut-on payer le prix de
cette sérénité, celui, matériel, des moyens pour y parvenir, mais aussi celui
d'une annihilation de l'émotionnel, vecteur de tensions et barrage à l'état de
“nirvana” ? L'offre là encore joue ses paradoxes, en “donnant envie”, en
mettant sous tension ses consommateurs à coup de marketing sensoriel, mais dont
le “bruit” annule souvent l'effet de stimulation escompté.
Le “devoir de bonheur”
Même le plaisir doit être maîtrisé.
Aujourd'hui, le plaisir se gère comme un capital, où la dépense (énergie,
argent, émotion) pour y parvenir s'équilibre dans un gain (bien-être, harmonie,
optimisation de soi). Nous sommes bien dans un paradoxe. Car il y a injonction
dans les discours actuels sur le “bonheur”, étayée sur la marchandisation des
corps et des esprits auxquels ils s'adressent. Il y a obligation d'être
heureux, alors que les gens n'en ont parfois ni les moyens ni le désir. On nous
assène des “Soyez vous-mêmes, soyez relax, soyez bien dans votre peau”, sous
forme de petits bonheurs jetables. Ce “devoir de bonheur” parle aux gens, car
il prend appui sur leur souci de soi et leur sentiment de vulnérabilité. Mais
il peut conduire à l'effet inverse escompté, au stress de ne pas parvenir à
être heureux, à l'impossibilité de cette “performance du bonheur”, réduite à la
seule jouissance de l'instant. Heureusement, ces images se heurtent aux limites
de la crédibilité et freinent le processus identificatoire. Les images du
bonheur représentées dans le marketing et la communication sont celles d'un
“toujours plus”, basé sur une logique de marchés qui doit apaiser tous les
désirs et clore les parenthèses pour exister. Gageons que la dimension humaine
dans le consommateur l'incite à s'y ébrouer pour les ouvrir, et perpétuer sa
recherche, toute personnelle, de bonheur.»