Le modèle de «la part de cerveau disponible» a fait son temps
La planète marketing est en pleine ébullition et seuls les plus imaginatifs pourront triompher. C'est l'opinion de Nicolas Riou, fondateur de Brain Value, qui, dans son dernier ouvrage, Marketing Anatomy, invite les marketeurs à inventer le marketing de demain.
Le consommateur a évolué. Pourtant, la manière de faire du marketing est encore très traditionnelle. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Nicolas Riou: Les marques sont encore trop formatées. Et trop imprégnées de l'école «proctérienne». Cette dernière a pourtant évolué. Mais, bizarrement, on reproduit les méthodes de l'ancien Procter. Le marketing a continué sur une logique de valorisation des marques, tirées vers le haut de gamme et vers des innovations dont il fallait payer le prix, alors qu'il aurait fallu davantage partir des attentes des consommateurs, qui sont devenues plus simples et plus rationnelles. Ce marketing n'a pas suivi l'évolution des comportements. Il se retrouve donc à l'écart. Finalement, on a perdu de vue les fondamentaux. Et c'est justement ce sujet qui est à la base du changement de paradigme du marketing. On est passé d'un consommateur passif, sur lequel s'est construit le modèle du marketing traditionnel, à un consommateur qui est devenu actif. Hélas, le marketing n'a pas su saisir cette évolution.
A lire
Retrouvez l'ouvrage de Nicolas Riou dans notre rubrique «Vient de paraître», page 97
Dans votre dernier livre, Marketing Anatomy, vous parlez de l'après «part de cerveau disponible», qu'entendez-vous par là?
Je fais référence à la phrase de Patrick Lelay pour décrire cette cible comme emblématique d'un ancien marketing construit sur un support théorique, le «behaviorisme». Cette théorie a façonné une génération de publicitaires pour lesquels seul l'émetteur comptait. Ainsi, le consommateur-récepteur du message est supposé passif. C'est cela la «part de cerveau disponible»: on injecte des besoins et des désirs dans la tête des consommateurs. Ce modèle du marketing traditionnel s'est construit sur le prime time, sur des cibles bien identifiées, comme la ménagère de moins de 50 ans. Il suffisait de reproduire les modèles, de les identifier pour générer de la projection et de l'identification. Or, le consommateur est devenu plus insaisissable, plus flou.
La notion de brouillage des cibles devient importante. Nous assistons aussi à la montée du consommateur «vert» et au phénomène de la crise qui implique certainement un ras-le-bol de la surconsommation. Finalement tous ces changements remettent en cause le modèle.
Que faut-il modifier pour arriver à faire évoluer le marketing?
Il est nécessaire d'être plus inventif et de prendre davantage de risques. Pour cela, il faut avoir envie d'expérimenter des choses nouvelles. Notamment en écoutant les signaux du marché. Les marques commencent d'ailleurs à intégrer tous ces changements. Il leur faut apprendre à évoluer et à abandonner les bonnes vieilles techniques. En somme, évoluer par rapport à toutes ces mutations et s'habituer à être plus près des individus.
C'est-à-dire?
Tout simplement, aller au plus près des vrais gens. Chez Brain Value, nous faisons de nombreuses études exploratoires avec beaucoup d'insights, d'ethno marketing... Il est impératif de connaître les valeurs de vie des personnes et les scénarios de vie.
Les marques sont-elles prêtes?
Oui, je le pense car les méthodes traditionnelles se sont essoufflées. Deux femmes de 35 ans, toutes deux actives et mères de deux enfants, peuvent avoir des vies totalement différentes. C'est pourquoi il est nécessaire d'aller au plus près du consommateur.
Parcours
42 ans
1988: Diplômé de Sciences Po.
1990: Diplômé d'HEC.
1990 à 2002: Planneur stratégique chez Publicis et directeur international du budget Citroën chez Euro RSCG.
Depuis 1999: Enseigne à HEC. En charge avec Julien Levy du cours magistral de marketing à Sciences Po.
2004: Fonde Brain Value, positionnée au carrefour des études qualitatives et du planning stratégique.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur la publicité et les consommateurs: Pub Fiction (Ed. d'Organisation), Comment j'ai foiré ma start-up (Ed. d'Organisation), Peur sur la pub (Ed. Eyrolles).
Coauteur de l'édition 2005 du Publicitor (Dalloz).
Quand vous écrivez que la marque est un psy, que voulez-vous dire?
Cette image rejoint l'idée qu'il faut être proche des consommateurs. Très tôt les marques ont réalisé l'importance de la dimension psychologique. Dès les années cinquante, les industriels ont par exemple lancé des couches-culottes en mettant en avant l'allégement de la charge de travail des mères. Les marques peuvent donc aider leurs consommateurs. Notamment en se positionnant comme des coachs. C'est le cas de Kellogg's qui va aider ses consommatrices à honorer le «pari bikini» pour l'été. Au-delà du simple bénéfice minceur, la marque a compris qu'elle pouvait s'inscrire dans une motivation plus profonde: aider les femmes à revaloriser leur féminité. La campagne de Dove va également dans ce sens. Elle fait preuve d'empathie envers ses consommatrices.
Est-ce cela que vous appelez la «consothérapie»?
La consothérapie, c'est de la consommation compensatoire, un supplément d'être. Je m'achète de la féminité en achetant du Chanel ou de la masculinité en achetant une Harley. J'achète, donc je suis. Les produits deviennent une partie de nous-mêmes, traduisent qui nous sommes ou qui nous rêverions d'être. Ils compensent également nos déficits identitaires. En somme, nous consommons pour aller mieux.
Qu'avez-vous pensé de l'ouverture du flagship d'Uniqlo qui a fait tant de bruit?
C'est un cas intéressant. Cela démontre que nous revenons à la séduction du logo, donc de la marque. Et qu'il y a bien un retour de la consothérapie. Cela démontre surtout qu'Uniqlo a réuni toutes les facettes d'un bon marketing. L'enseigne s'est positionnée sur l'achat malin et en même temps a permis via son offre large de répondre aux besoins consommatoires des individus. Elle a aussi joué sur le buzz et la nouveauté qui plaisent à tous les consommateurs.
Uniqlo a donc recréé de la valeur d'envie. L'enseigne est-elle partie des besoins des consommateurs?
Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'elle s'est rapprochée du chaland. Ce qui est désormais impératif! Face à l'arrogance des grandes firmes, il faut que la marque se situe du côté des individus. C'est-à-dire qu'elle engage le dialogue. Certaines marques ont fondé leur stratégie sur cette idée. Le Parisien («Il est utile au quotidien»), Monoprix («Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous aujourd'hui?»), McDo («Venez comme vous êtes») ou EDF, qui montrent des gens ordinaires, sont des marques qui séduisent. Uniqlo a d'ailleurs également joué sur ce registre. Plus généralement, ceux qui communiquent aujourd'hui sur leurs valeurs et la recherche de sens arriveront à se démarquer.
Les consommateurs sont en quête de l'ADN de la marque, de sa vision et même de sa raison d'être. Ce sont ces valeurs qui généreront de la différence.
Vous écrivez que la révolution digitale redistribue en profondeur les cartes du marketing.
Il faut comprendre que les marques n'ont plus le monopole. Face à un consommateur qui a changé, elles expérimentent et inventent le marketing de demain. Elles créent les conditions du dialogue et prennent en compte les nouvelles facettes du consommateur. Elles doivent tenter des choses nouvelles et s'inviter dans la conversation. Et, par leur marketing, tenter de s'immiscer dans celle-ci. Internet est un média qui engendre toutes ces nouvelles possibilités et qui permet de créer de la valeur pour le consommateur. Et donc de la préférence.
Toujours dans la veine du digital, doit-on parier sur le mobile?
Le téléphone mobile est en passe de devenir un média à part entière. Ses utilisations en marketing vont se développer.
Et c'est dans le domaine du géomarketing et des services que la publicité sur mobile semble avoir le plus d'avenir. Notamment avec la géolocalisation.
Orange a initié ce concept avec Sébastien Chabal. L'opération permet de passer du mobile à un site internet (www.chabal-le-duel.com). Ce type d'opérations permet de construire des bases de données très qualifiées, d'impliquer les consommateurs et de créer du lien. Elles préfigurent surtout l'utilisation du téléphone mobile en marketing dans les années à venir.
Les marques ont-elles de l'audace?
Avec la crise, il est bien sûr difficile d'être audacieux. Néanmoins c'est important. Il faut prendre de l'avance en osant des choses nouvelles. Parce que justement le marketing traditionnel est fragilisé, l'expérimentation de choses nouvelles est souhaitable. Que ce soit dans la cocréation de contenus, dans le brand content, dans la création de communautés, de réseaux sociaux, il y a des tas de champs à défricher.
Internet facilite-t-il l'audace marketing?
Oui, ce média s'y prête très bien. La notion de réseaux sociaux et de conversation est spécifique au Web. Car il faut être dans la conversation et la piloter habilement.
Quelles sont les audaces qui vous ont le plus séduit?
Starbucks a lancé «my Starbucks idea». Ce n'est rien de plus que la bonne vieille boîte à idées réactualisée. L'enseigne propose également du brand content. Elle a produit le dernier album de Paul Mc Cartney. Elle vend des disques qui correspondent à l'état d'esprit de la marque. Tout cela rentre en résonance avec l'expérience en magasin. Car, encore une fois, on ne peut plus se contenter des théories des années cinquante telles que «repetition is persuasion» ou du marketing de «la part de cerveau disponible». Il faut aller au-delà pour séduire les consommateurs et préserver la valeur d'envie. C'est un enjeu capital du marketing d'aujourd'hui. Réussir à se réinventer, à se réinitialiser pour essayer de poser les bases d'un nouveau marketing.
Comment?
En réinventant toutes les grandes facettes du marketing. Du mode de segmentation à la prise en compte de la montée en puissance du consommateur «vert», en passant par la lecture des cibles qui sont plus complexes ou la réflexion sur l'après-crise... Un tas de questions se posent. La priorité étant de réinventer un marketing créatif et de trouver de nouvelles solutions. Dans tous les cas, le marketing va être darwiniste.
C'est-à-dire?
Nous sommes dans une période charnière où les cartes vont être redistribuées. Le top ten des marques mondiales, voire le top 50, ne sera pas le même dans dix ans. Les marques vont se repositionner en fonction des choix qu'elles auront faits aujourd'hui. Cela peut laisser des opportunités pour les nouveaux entrants et challenger les marques établies. Une grande majorité de marques a besoin de faire sa révolution culturelle.
Par quoi passera cette révolution?
Par la créativité, l'inventivité et la prise de risques. Dans son discours aux étudiants de Stanford il y a quatre ans, Steve Job concluait en disant «Stay hungry, Stay foolish» (Ayez faim, soyez fou). C'est cette culture-là qu'il faut essayer de répandre chez les jeunes générations, et pas seulement la méthode des 4P.