La peur au ventre n'a pas de frontière 2/2
Résultat d'une recherche effectuée auprès de 7 000 Italiens, Français, Anglais, Allemands et Américains, l'étude Ocha démontre que, si le mangeur international standard n'existe pas, l'anxiété alimentaire, elle, gagne du terrain. Les continentaux européens résistent avec leurs traditions, mais les Anglo-Saxons ne savent plus à quel saint se vouer.
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Les affres du choix
De quoi perturber plus d'un
mangeur. Car, simultanément, une majorité très importante d'interviewés
affirment être convaincus de l'importance de l'alimentation pour sa santé. «
Partout le mangeur est soumis à une pression analogue : prendre le contrôle de
son alimentation, manger correctement. Cette pression vient autant de
l'industrie que de la médecine et des pouvoirs publics. Mais, dans tous les
cas, elle renvoie à une conception individuelle et volontariste de
l'alimentation qui est censée venir remplacer les "modèles" collectifs
culturellement déterminés de jadis », explique Claude Fischler. Le rapport à la
modernité alimentaire pose donc des problèmes partout, mais de manière
différente selon qu'il persiste ou non une tradition culturelle transmise.
Ainsi, avoir une alimentation saine est plus facile pour les Allemands, les
Français, les Suisses ou les Italiens que pour les Américains ou les Anglais.
Les premiers s'en réfèrent à quelques principes édictés par la "sagesse des
nations" comme manger avec modération, avoir une alimentation variée choisir
des produits frais ou s'appuyer sur des traditions comme faire trois repas par
jour ou ne pas manger entre les repas. Les Anglo-Saxons, au contraire, trouvent
ces préceptes insuffisants. De sorte que 5 à 6 Américains sur dix sont des
mangeurs "tourmentés" et 7 sur 10 préfèrent être "confiants en la science".
Alors qu'à titre d'exemple, un quart des Français ne fait justement pas
confiance à la science. Pas étonnant non plus que les Britanniques n'entrent
que très rarement dans la catégorie des mangeurs "conviviaux" pas plus que dans
celle des "écolo-bio" en quête de naturalité. Mais, si les Etats-unis comptent
autant de "mangeurs" tourmentés, c'est aussi parce qu'ils se sentent coupables
de ne pas être capables de contrôler leur alimentation et leur poids. Car aux
Etats-Unis, manger sain est un impératif moral autant qu'un impératif de santé.
Ainsi que l'explique Christy Shields, chercheur en anthropologie au CETSAH de
Paris, « les Français se sentent vulnérables collectivement face à la modernité
alimentaire et les Américains en tant qu'individus. Aux USA, c'est "nous" en
tant que peuple qui avons le choix et la liberté des choix. Mais c'est à "moi"
en tant qu'individu qu'il revient de faire le bon choix. C'est cette
responsabilité qui est lourde à porter ».
Sainte nature
Dans ce contexte névrotique, une majorité de mangeurs
occidentaux trouvent refuge dans une nostalgie du "naturel", et une hostilité
massive aux OGM qui font peur à plus de 8 mangeurs sur 10, en moyenne, et plus
particulièrement en Suisse, en Allemagne et en France.
Mais, comme le souligne Paul Rozin, de l'Université de Philadelphie aux
USA, qui s'est livré à l'analyse de toutes les données du programme Ocha, « la
nature du naturel est complexe ». D'un côté, la nature est forcément bonne pour
la santé, le goût ou l'environnement. Et ce, même si c'est loin d'être toujours
prouvé. De l'autre, la notion de nature relève tout bonnement du mythe. « Le
plus souvent, les gens croient que le naturel est meilleur par définition car
il symbolise le stade originel des choses, explique Paul Rozin. Et, toute
intervention humaine sur un produit alimentaire devient à priori suspect. Qu'un
produit soit physiquement transformé voire simplement bouilli, qu'on lui
rajoute un ingrédient ou qu'on mélange les ingrédients et il est perçu comme
non seulement moins naturel mais parfois nettement moins bon. » Au Japon, la
nature confère à la pureté. Pour Emilo Ohnuki-Tierney, professeur de
sociologie, cette notion de pureté représente le summum même du naturel et
s'incarne dans le riz nouveau. Riz nouveau qui ne peut être importé sous peine
de devenir impur. La notion de pureté est associée à la représentation que les
Japonais se font de leur terre, de leur passé et de leur soi collectif. Même
si, cette image d'un Japon immuable et virginal, immortalisé par les graveurs
d'estampes, est "romantisée" et n'a plus grand-chose à voir avec le Japon
ultra-urbanisé et postindustriel d'aujourd'hui. Par opposition, le clonage est
diabolisé puisque contre-nature. Et, spontanément, les gens l'associent à des
images terribles comme Frankenstein ou l'eugénisme. Loin de se résumer à de
simples problématiques physico-chimiques ou gustatives, les grandes peurs
alimentaires sont donc bien symptomatiques d'une société en quête ou en mal de
soi. Ce qui fait dire à Claude Fischler que, « les réponses aux problèmes de
l'alimentation moderne se situent probablement ailleurs que dans
l'alimentation, dans la politique du cadre de vie et du mode de vie ». (1)
Congrilait 2002, 26e congrès de la FIL (Fédération Internationale de Laiterie)
s'est tenu à Paris du 24 au 27 septembre dernier.
MÉTHODOLOGIE
Le programme de recherche transculturelle de l'Ocha a été mené de 2000 à 2002, dans six pays (cinq européens et les Etats-Unis) et, partiellement, en Inde. Le programme a été réalisé avec un chercheur associé par pays et a fait appel à des méthodes qualitatives et quantitatives. Après une première étape de focus groups, en 2000 et 2001, la seconde, de septembre à octobre 2001, a concerné 1 032 personnes dans 6 pays (consommateurs, enseignants et médecins) avec un questionnaire comportant des questions ouvertes. Enfin, 6 023 personnes dans les mêmes pays (environ 900 personnes dans chacun des pays européens et 1 500 aux Etats-Unis) ont répondu en février/mars à des questions fermées.