Des images à visage humain
Comment se repérer dans le harcèlement visuel propagé par les médias ? Les images vont-elles devenir équivalentes et innommables dans un flot marchand ininterrompu ? Ce n'est pas l'opinion de Bertrand Marty qui nous invite à suivre les itinéraires singuliers des Forcenés de l'image.
Je m'abonneSelon le dictionnaire, forcené désigne une personne en proie à une crise de folie furieuse. Folie de l'image donc, expliquez-nous le titre de votre ouvrage ?
J'ai voulu montrer des personnages gagnés par la
fureur des images jusqu'à la dérive, l'égarement ou la folie. Et d'illustrer
ces états au fil de six destins. Ceux de Jacques Daguerre, co-inventeur du
procédé photographique mais aussi peintre et homme de spectacle, Jacques Henri
Lartigue, amateur photographe et chroniqueur de son époque, Léni Riefenstahl,
danseuse puis cinéaste et propagandiste, Paul Tibbets, pilote de bombardier et
officier qui largua la première bombe atomique de l'histoire, Howard Hughes,
capitaine d'industrie, milliardaire et producteur de films et enfin Diane
Arbus, photographe de mode et reporter de presse. Ces six personnages sont
emblématiques des chimères, des ivresses et des errements de notre modernité.
Qu'est-ce qui vous a entraîné vers l'écriture de ces itinéraires singuliers ?
Dans la vie moderne, nous sommes confrontés à
l'omniprésence de l'image dans l'univers urbain populaire. Elle s'universalise
quantitativement et géographiquement sur le modèle américain. La
démocratisation du portrait a ainsi bouleversé la relation de l'individu à
lui-même. Ce qui était un privilège réservé aux hautes filiations
aristocratiques est devenu familier. Notre relation à l'érotisme, à la
pornographie, à la famille, au culte religieux de la mort en a été modifiée.
Or, il existe peu d'ouvrages, sinon très théoriques, qui essaient de rendre
compte de la fascination de l'image.
Qu'entendez-vous par fascination de l'image?
C'est ce qui continue de faire affleurer
sous nos yeux une part de sacré et de magie. C'est ce lieu à la fois improbable
et inévitable entre celui qui regarde et celui qui fabrique l'image. C'est
cette confrontation irrésistible où se lit la relation entre ceux qui se
faisaient tirer le portrait, les modèles et les réalisateurs. J'ai voulu la
raconter, à l'usage de ceux qui consomment les images. Les récits que j'ai
rassemblés s'étalent sur une période qui va de 1830 à 1970. Elle éclaire
l'ascension de l'image moderne. J'ai ainsi croisé des images mythologiques avec
la réalité collective et ce que vous appelez justement les itinéraires
singuliers de leurs auteurs.
Ne pensez-vous pas que la société actuelle menace ces aventures singulières ?
Oui, si l'on se fonde
sur la mise en scène d'un être collectif, social, global, qui ferait oublier
les individus dans lesquels interagit l'irrationnel. Il faut prendre en défaut
le discours de l'imagerie de masse, son culte de la médiocrité et de la
banalisation et cette idée aliénante de réalité virtuelle. L'image est un jeu,
ce n'est pas un phénomène qui se réduit à la maîtrise de la technologie qui
permettrait de comprendre le monde. Il faut se méfier d'une nouvelle étape de
fuite en avant qui construirait un monde illusoire réduit à une duplication du
monde réel mais en moins bien, un monde d'effets spéciaux, un télémonde à
l'imaginaire appauvri et amoindri.
C'est la tentation d'un monde total global et transparent ?
Je dirais qu'il faut opérer des
choix qui ramènent à l'ordre de l'écrit, au rapport texte-image. Nous souffrons
heureusement d'une incapacité salutaire à maîtriser toutes les données qui
concourent à la sélection. C'est le critère de l'émotion, sa dimension sacrée
qui permet d'effectuer ce travail ascétique qui consiste à épurer, à isoler des
choses. C'est ce que retracent ces six vocations que je raconte dans mon livre.
Elles identifient un rapport à l'histoire, à ce qui a compté, marqué. Elles
tracent modestement une échelle de la démocratisation de l'image face au
confusionnisme de la démagogie. Aujourd'hui, tout le monde écrit, tout le monde
photographie dans le désir pathétique de laisser une trace. Et c'est ce qui
pose la question de la culture populaire. J'essaie de faire comprendre comment
chaque siècle rêve le suivant et comment il est possible de regarder autrement
ce qui se concocte sous nos yeux. L'actuelle profusion, prolifération d'images,
implique les termes d'un combat contre la médiocrité. Le dernier siècle que
nous venons de traverser a vu apparaître nombre de formes nouvelles. L'accès
des masses à une multiplicité de contenus dépouillés de leur gangue initiatique
va transformer la culture. Comment la culture savante et l'autre vont-elles
évoluer ? C'est une question à laquelle les intellectuels ne s'intéressent pas
suffisamment. Je pense, quant à moi, que sous la couche de platitude et de
dérision qui recouvre certaines images, on ne peut empêcher de laisser surgir
la part de magie et de sacré qui fait de nous des êtres humains. * Sociologue,
directeur d'études spécialisé en développement territorial, consultant en
entreprise, Bertrand Marty est l'auteur de Les Forcenés de l'image et de La
Photo sur la cheminée (naissance d'un culte moderne) aux éditions Métailié.
Egalement de La Pin-up ou la fragile indifférence, chez Fayard.