Avis d'expert Jacques Sapir L'économie standard au pilori
Jacques Sapir, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, pense qu'il faut refonder la science économique qui s'est constituée en excluant les questions du temps et de l'argent. Selon lui, les économistes, pour échapper à leur tentation totalitaire, devront faire un sérieux effort de travail sur eux-mêmes et sur leur discipline.
Qu'est-ce que l'économie ?
Sa spécificité est
d'être une science de la décision et de l'interdépendance des niveaux de
décision. Mais aucune discipline n'ignore autant son histoire que l'économie, y
compris les mathématiques.
L'économie est-elle menacée par une tentation totalitaire ?
La dérive totalitaire réside dans le
projet chez certains économistes de vouloir tout quantifier. Tout ce qui n'est
pas quantifiable n'existe pas pour eux. Des lois normatives et prescriptives
ont été déterminées. C'est celui qui les connaît qui a raison. Ils adoptent
ainsi une vision réductrice de la réalité sociale qui est aussi une attitude
politique.
Quel en est le danger ?
D'une certaine
façon, nous sommes malades de l'économie, de son fonctionnement comme de la
place qu'elle prend dans nos représentations. Les erreurs répétées des
prévisions et des prévisionnistes, au moment même où les économistes se
prétendent capables d'ériger des normes sociales et politiques intangibles, sur
la flexibilité, la privatisation, voire de supplanter la démocratie par une
expertise, témoignent de la gravité du problème. L'aveuglement devant les
crises financières, économiques et sociales actuelles renvoie à cette
incapacité dans la pensée économique, sous sa forme dominante que j'appelle
économie standard ou orthodoxe, à penser le marché et l'économie de marché.
Car, pour pouvoir donner des réponses, se promouvoir comme conseillers, puis
comme garants des princes, les économistes ont cédé à la tentation de
constituer une orthodoxie qu'ils présentent de la manière la plus unanimiste
possible. En découlent ces expressions "pensée unique", "débat interdit",
"consensus de Washington".
Qu'entendez-vous par orthodoxie ?
Elle repose sur un article de foi, l'existence de "lois"
économiques dont le statut serait le même que celui des lois de la nature. Nous
serions soumis, quand nous produisons, échangeons, consommons, à un
déterminisme identique, que l'on vive à Paris, Washington ou Pékin, qu'il
s'agisse de l'économie du début du XIXe siècle ou de celle de l'aube du XXIe
siècle. Si de telles lois existent, il est alors légitime que l'organisation de
la société s'y plie. Arrière donc la politique et le débat démocratique ! Place
à la "science" ! L'action humaine n'a pas plus d'autre espace que celui de
l'obéissance à ces lois ou le témoignage éthique.
Que reprochez-vous aux économistes aujourd'hui ?
Ils sont devenus des
producteurs de discours, des fournisseurs d'argumentaires, des justificateurs.
Il fut un temps où l'on croyait qu'ils étaient de simples scientifiques qui
tentaient de comprendre un ressort essentiel de notre société, c'est-à-dire
comment nous produisons, échangeons et consommons. Mais, qui dit comprendre,
dit savoir poser des questions. Or les économistes sont avant tout,
aujourd'hui, des gens qui ont des réponses ou font semblant d'en avoir. Il en
résulte à la fois leurs succès, tout le monde aime avoir des réponses, et la
crise de leur légitimité. Car chaque fois qu'un scientifique cesse d'être
critique, il devient dangereux.
Quel est le risque ?
Le fonctionnement de la société marchande capitaliste produit spontanément
l'idée que les phénomènes auxquels sont soumis les individus les dépasse. Et
que, plus leur emprise est globale, plus cette idée s'avère juste. Cela
équivaut à la reconstruction d'un imaginaire mystifié où l'expertise et la
moralité sonnent le glas de la politique.
L'économie ressemble de plus en plus à une morale ?
En effet, deux discours prédominent.
Celui de l'effort constant qui repose sur la culpabilité : "Il faut toujours
plus de flexibilité. Les grandes réformes sont difficiles. Vous n'en ferez
jamais fait assez !" Et le discours euphorique des publicitaires. "Nous sommes
jeunes, beaux, riches ! Vive le soleil et la luxure ! Nous serons bientôt tous
des spéculateurs heureux !" C'est la version mondialisée d'Alerte à Malibu. Ces
deux discours peuvent d'ailleurs se conjuguer. Je pense qu'il faut recommencer
à se poser des questions essentielles : Où veut-on aller, que peut-on faire ?
Comment répartir la charge entre ceux qui sont le plus exposés aux risques et
le moins aux opportunités et ceux qui sont le plus exposés aux opportunités et
le moins aux risques ? Car la répartition des richesses détermine la façon dont
elles sont produites.
Les économistes ont donc un sérieux problème avec la réalité ?
Mes confrères américains ont ces deux
plaisanteries : "Quand je veux voir la réalité, je vais à Disneyworld !" et "La
réalité est faite pour ceux qui ne supportent pas les drogues dures..."
Comment considérez-vous le marketing ?
La confusion est
souvent faite entre marketing et publicité. Vendre est un art. On ne peut pas
faire de marketing sans une approche scientifique des réalités de la société
dans laquelle nous vivons. Le marketing doit mener des débats entre historiens,
sociologues, économistes, psychologues. C'est ce que font certaines revues de
marketing et de gestion aux Etats-Unis, dont la meilleure est, pour moi, la
Harvard Business Review qui établit des confrontations de haut niveau avec les
sciences sociales.
Comment refonder l'économie ?
L'économie doit s'ouvrir à la sociologie, l'histoire, l'anthropologie, la
science politique. Les économistes, s'ils se dépouillent enfin de leur
arrogance et de leurs prétentions scientistes, peuvent fructueusement
participer à un débat avec les chercheurs de ces disciplines. Ils pourront
ainsi contribuer à comprendre le monde, voire à l'améliorer s'ils cessent de
prétendre détenir une vérité intangible et universelle, autorisant et
justifiant tous les arbitraires. Ils ne retrouveront leur légitimité que s'ils
intègrent à leur démarche comme à leur pratique une exigence démocratique. Ils
doivent sortir de leurs chapelles et de leurs sectes pour entrer en République.
Les Trous noirs de la science économique, essai sur l'impossibilité de penser
le temps et l'argent, de Jacques Sapir. Editions Albin Michel.