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« Ne pas travailler sur le e-commerce est proprement suicidaire »

Philippe Moati*, professeur d'économie à Paris VII et directeur de recherche au Crédoc, retrace l'histoire de la grande distribution. Après les Trente Glorieuses qui ont vu son ascension et la crise actuelle, l'heure du bilan de ses évolutions a sonné. Pour mieux réussir ses mutations à venir.

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Quelle est la nature de la crise que traverse actuellement la grande distribution ?


La grande distribution termine sa première grande étape avec sa diffusion de masse née du fordisme. Cette forme de commerce, apparue dans les années 50/60 et devenue dominante, a obtenu un succès fabuleux tant par ses espaces que par ses univers de produits. Elle a fait tache d'huile, mais elle doit dorénavant faire face à ses propres limites physiques. Occupée à chasser le petit commerce, elle s'est retrouvée un peu dépassée dans sa capacité de réflexion à jouer son nouveau rôle.

Quelle est la configuration qui est en train de se dessiner ?


Le commerce ne peut plus être considéré comme un ensemble homogène. Limiter au maximum les marges ne suffit plus. Le commerce peut être créateur de valeur tout en répondant à la diversité. C'est la raison pour laquelle se développent, par exemple, des complexes thématiques qui stimulent l'achat-plaisir et constituent des leviers de différenciation. La logique de "produit" qui sous-tend l'organisation industrielle fordienne s'oppose à celle de "solution" qu'exprime la demande des consommateurs et qui appelle l'offre de "bouquet" (en-semble de produits et de services). Nous ne sommes plus dans la logique fonctionnelle où chaque activité disposait d'un endroit précis dans l'espace et dans le temps. Il faut tenir compte d'une forte composante immatérielle. On peut faire des achats tout en faisant autre chose.

Par exemple ?


Regardez les lieux de transit comme les gares. La RATP et la SNCF disposent d'un patrimoine immobilier à très fort rendement commercial. Ce sont des lieux de mobilité qui banalisent la relation entre le temps et l'espace. De même, plus on déplace des clients sur une distance importante, plus ils restent longtemps. C'est la politique d'Ikéa avec ses localisations éloignées où les gens viennent passer la journée. Regardez aussi les nouveaux complexes collectifs, ils n'affichent pas d'emblée une tonalité commerciale. Ils visent plutôt un effet de dilution entre le temps et l'espace. Quant aux magasins et boutiques d'usine, ils montent en gamme. Ils jouent sur la densité et la promesse de prix bas tout en profitant d'une échelle spatiale élargie synonyme de richesse et de pluralité.

Alors, quels nouveaux atouts pour la grande distribution ?


Ils résident surtout dans les efforts de qualité des aménagements intérieurs et de l'architecture. Les distributeurs ont compris que l'un des leviers stratégiques de différenciation réside dans le bâtiment. Certaines réalisations témoignent de cette volonté d'exprimer une image au travers de l'environnement et de l'esprit du lieu. La prise en compte de critères esthétiques devient une réalité.

Avec la concentration des enseignes, ne va-t-on pas vers l'uniformisation ?


C'est un fait. Les groupes qui gèrent un portefeuille d'enseignes et de formats différents ne sont pas légion mais leur éventail est riche. Il est certain que, d'une ville à l'autre, on constate un appauvrissement et une banalisation considérables. Il serait juste de dire que l'on assiste à un accroissement de la diversité autour d'une dominante, à une convergence vers quelques formes. A l'instar de l'automobile où les voitures se ressemblent mais offrent de plus nombreux modèles.

Cela s'apparente à du design de plate-forme ?


Si vous voulez, ou du Lego.

Un effet de saturation ne risque-t-il pas de se produire ?


Les modes de gestion sont très perfectionnés. Ils jouent sur l'appétit du consommateur. Les produits peuvent changer d'une semaine à l'autre. C'est l'exercice d'une logique de masse capable de personnalisation. A la promesse de prix bas s'ajoute une mise en scène ciblée sur certains types de consommateurs dans la diversité d'environnements sélectifs.

Quelle est la place de l'e-commerce ?


C'est une forme supplémentaire qui va venir enrichir les modes d'accès aux produits. En partie, le commerce électronique pourra stimuler l'envie de se déplacer. Et il pourra revêtir une forme purement utilitaire face à des magasins-plaisir où la pratique l'emporte. Actuellement, je pense que l'on a poussé trop vite et trop loin le processus d'écrémage. Il semble que l'on ait surestimé le potentiel à court terme et sous-évalué les obstacles techniques et culturels. Les problèmes de paiement, de débit, et d'apprentissage des sites ont été mal pensés. La remise en cause des habitudes et des logiques des réseaux sociaux prend du temps. Le potentiel de l'e-commerce se révélera progressivement et ce sera un choc pour le monde traditionnel. Et ne pas travailler sur ce sujet est proprement suicidaire. Les plus fragiles sont les groupements d'indépendants où les processus de décision sont soumis au consensus. Et ceux qui ont pris de l'avance dans le domaine de l'e-commerce la garderont. Gare aux retardataires.

Vers quelles directions la grande distribution s'oriente-t-elle ?


A la recherche de nouveaux leviers de croissance, elle se tourne vers les pays en retard de développement où elle peut exporter les mêmes concepts. Car changer en profondeur d'importants investissements demande beaucoup de réflexion. Mais des innovations telles Carrefour Vacances ou Carrefour Fleurs, la création d'espaces culturels, constituent des concepts forts. Implantés dans des endroits très sélectifs, ils constituent des laboratoires d'expérimentation. La grande distribution se dirige aussi vers une logique d'euro-produits assortie de réponses aux aspirations des individus. Mais je pense surtout que les entreprises de la grande distribution les plus engagées dans les nouvelles stratégies associées au régime de croissance intensive sont bien parties pour réussir cette mue du statut de distributeur à celui d'intégrateur-confectionneur de bouquets. * L'Avenir de la grande distribution. Editions Odile Jacob.

Stirésius

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