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L'architecture à l'épreuve du public

Publié par Gwenaëlle De Kerret le

Tandis que nous vivons, travaillons et nous divertissons dans des bâtiments et monuments aux formes et esthétiques variées, les architectes conçoivent des oeuvres à la symbolique complexe, voire absconse pour le commun des mortels. A croire que ces intellectuels de la matière seraient déconnectés de l'objectif marketing, de "rencontrer leur cible" ?

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Comment la symbolique imaginée par l'architecte en concevant son monument est-elle effectivement comprise par le public? Y a-t-il coïncidence, ou décalage vertigineux entre l'intention de l'architecte et les destinataires, non initiés aux codes de cet art? Dans le domaine de la consommation, les marques œuvrent sans cesse pour comprendre leurs cibles, répondre à leurs besoins, mais aussi, tenter de parler leur langage. En architecture, qu’en est-il de cette préoccupation ?

La question mérite d'être posée, à l'heure des grands débats sur la construction de monuments publics ou commerciaux. Il suffit de penser à la polémique parisienne sur la rénovation du Forum des Halles. Ou encore, aux fiévreux débats suscités aux États-Unis par les projets de reconstruction du World Trade Center, neuf ans après les attentats du 11 Septembre. Lors de ces controverses, le problème du symbole à mettre en œuvre, et de sa lisibilité, a eut la part belle. Symbole commercial et culturel pour Les Halles, et symbole historique et politique pour le World Trade Center.

Les « tours squelettiques »

Rick Bell, architecte de formation et directeur exécutif de l'AIA, l'American Institute of Architects de New York, s'interroge sur la construction du sens en architecture. Il a suivi de près les réflexions qui ont précédé la sélection du projet de Daniel Libeskind pour la reconstruction du World Trade Center, au détriment du projet de Rafael Viñoly, Frédéric Schwartz et Shigeru Ban. Le projet de ces derniers avait été surnommé les « tours squelettiques » par le New York Times : une structure en forme de colonne vertébrale, sur laquelle seraient venus se greffer progressivement des modules fonctionnels. Selon Rick Bell, « tandis que pour le comité technique, qui recommandait ce plan, l'intention était de signifier un symbole vertébral du futur, la croissance incrémentale et le développement au gré des besoins et des usages, (…), le gouverneur de New York a craint que l'on y voie un symbole de mort et de vacuité ». Le projet a donc pâti de l'opinion publique – ou plutôt, de son anticipation, par un sondage informel auprès des New-Yorkais.

D'un point de vue sémiologique, la prégnance du symbole mortifère d'une structure verticale évidée était trop forte, et trop amplifiée par la charge émotionnelle attachée à ce lieu tragique. Aux yeux du grand public, elle n'aurait sans doute laissé que peu de place au signifié optimiste, de la mutation vers le futur...

Une construction dynamique du sens

Umberto Eco parlait, pour tout objet signifiant, du processus de « coopération interprétative », par laquelle le sens nait de la rencontre entre l'intention de l'auteur (« intentio autoris »), l'acte de lecture du destinataire (« intentio lectoris »), et enfin la combinaison des signes intrinsèques au message (« intentio operis »). L'architecture, qui est une forme de langage dont la vaste grammaire fait appel aux matières, à la lumière et à l'espace, ne déroge pas à la règle. Bien plus qu'un livre, une œuvre architecturale échappe toujours à son auteur, au bénéfice de la lecture qu'en fait le public. Dès son inscription dans le paysage urbain, ou un peu plus tard.

Outre les enjeux politiques et financiers, la question de la lecture du public semble ainsi avoir une part de plus en plus importante dans les réflexions sur les constructions urbaines. C'est ainsi que la Tour Montparnasse a lancé il y a deux ans, à l'aide de l'institut Harris Interactive, une grand sondage auprès des Parisiens et des Français, pour comprendre quelles étaient les valeurs attachées à ce lieu, et quelle réhabilitation on pouvait lui envisager. Doublée d'une étude qualitative auprès des occupants, cette enquête a révélé que malgré les récriminations sur l'aspect extérieur, et notamment le décalage visuel de cette grande masse sombre par rapport au quartier, la Tour Montparnasse avait acquis une dimension symbolique forte. Dans l'esprit des Parisiens, elle est désormais un repère dans Paris, une incarnation du quartier Montparnasse, et un témoin de l'histoire de la ville. Celle que l'on surnommait "la verrue" bénéficie aujourd'hui d'un attachement dont ses constructeurs n'auraient pas rêvé lors de son inauguration, en 1973.

Un sens imprévisible ?

Cette évolution de la charge symbolique d'un monument au cours du temps est loin d'être unique. Peut-être est-elle même la spécificité des projets architecturaux : à la différence d'autres disciplines artistiques, l'architecture produit des œuvres faites pour durer plusieurs siècles. Tandis qu'une œuvre littéraire ou picturale, si elle passe de mode, disparaît au fond d'un musée ou d'une bibliothèque, le monument perdure, mais en voyant son contenu sémantique évoluer. La forme reste, mais le message change, jusqu'à acquérir parfois un sens imprévisible. Qui aurait parié en 1889, que la Tour Eiffel, qui devait n'être érigée que pendant quelques mois, pour faire office de manifeste technologique lors de l'Exposition Universelle, deviendrait la mascotte touristique de la France ?

Autre spécificité de l’architecture, qui complexifie d’autant la formation de son contenu sémantique : contrairement aux autres arts, l’objet architectural ne s’impose jamais seul, « en soi ». Il s’inscrit toujours dans un paysage, un contexte urbain déjà signifiant. Le sens du monument s’enrichit, et même se transforme et en fonction de sa confrontation avec les symboles déjà attachés à la rue, au quartier, à la ville. Et de leur côté, la rue, le quartier et la ville voient leur identité symbolique en partie réinvestie de l’apport de ce nouveau venu.

Etre à l’écoute du discours des publics

Envisager le sens et les symboles attachés à un monument actuel ou futur, c'est donc, bien sûr, prendre en compte l’intention de l’architecte, et la construction sémantique issue de l'agencement des formes et matières – ce sur quoi la science de l’architecture et la sémiologie, ont toute leur place. Mais c'est aussi et surtout, envisager l’intégration de cet objet dans son contexte culturel et social, en étant à l’écoute du discours qu’il génère auprès des publics concernés.

Les architectes et les politiques feraient bien de s’en soucier encore davantage, s'ils veulent que leurs projets conservent le sens qu'ils y projettent, et s'ils souhaitent maitriser un tant soit peu le sens des villes. Quitte, peut-être, à s'ouvrir résolument aux grammairiens de l'opinion, et aux sorciers du marketing.

Gwenaëlle De Kerret

Gwenaëlle De Kerret

Directrice d'études qualitatives

Gwenaëlle de Kerret est sémiologue et experte en études de public. Elle dirige des études internationales dans les secteurs de la consommation, [...]...

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