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Le Petit Journal, recette d'une émission à succès

Publié par Gwenaëlle De Kerret le

Produit depuis 3 ans sur Canal+, le Petit Journal de Yann Barthès n'en finit pas de susciter débats et polémiques. Le principe est simple : du people, de l'humour, et des images inédites de l'actualité. Pourtant, au-delà de ces règles, le programme instaure un rapport nouveau entre la presse et le public. Talent ou esbroufe? Recette d'un succès.

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Prenez un homme politique en vue, un acteur ou un chanteur renommé. Filmez-le, non pas depuis le public ou avec l'ensemble des journalistes en conférence de presse, mais en coulisse ou depuis l'arrière de la scène, en zoomant de manière à ce que ses pieds, ou toute autre partie d'habitude invisible, secondaire, soit le centre de l'image. A partir de ces images inédites, montez une séquence orchestrée par une voix off caustique. Le Petit Journal de Yann Barthes est né, et avec lui, un nouveau genre journalistique.


Déplacement du sens

Tandis que d'habitude, le film d'information se centre sur le sujet lui-même, le Petit Journal donne la part belle au détail. C’est l’incident normalement considéré comme non signifiant, qui devient le cœur de l’information. Le sens est ainsi déplacé du centre de l’événement médiatique vers la périphérie, de « l’essentiel » vers « l’anecdote ». « En s'attachant aux petits détails qui semblent futiles (…), l'émission met en lumière les bugs du message officiel », explique Yann Barthès dans l'édition de novembre de GQ, qui lui consacre un dossier complet. Depuis ce nouveau point de vue, le message intentionnel, encore perceptible, s'éclaire d'un nouveau sens, voire d'un sens contradictoire.


Ficelles médiatiques et lapsus

En se focalisant sur le détail, le Petit Journal déconstruit le « texte » médiatique pour mettre à jour un nouveau discours. Bien souvent, celui du comportement inconscient, non maîtrisé des personnalités médiatiques. Il révèle ainsi les ficelles de l'image de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, marchant et devisant seuls à seuls sur les planches de Deauville lors du sommet d’octobre : le cameraman du Petit Journal a gardé dans son champ les conseillers et interprètes peu à peu éjectés du sillage présidentiel par les responsables de communication, dévoilant ainsi les artifices d'une image médiatique impactante.
Mais le succès du Petit Journal tient aussi à la mise à jour d'un autre discours, celui du comportement inconscient des personnalités, involontairement visible et hors de tout calcul médiatique. Lapsus, tics de langage et gestes spontanés sont en effet la manne du programme. C'est ainsi que « l’événement » de la dernière convention socialiste n’est plus le discours de Ségolène Royal, mais le roupillon de Laurent Fabius pendant ce discours. Ou que les bégaiements de Benoît Hamon et les enfantillages de Rachida Dati au Conseil de Paris, tiennent lieu de leitmotive au programme.

De la surprise à la farce

Pour le téléspectateur, le rire est triple. Rire de surprise face au paradoxe du double sens mis à jour, d'abord : le lapsus réoriente, voire contredit le discours conscient et maitrisé des personnalités. Rire de connivence aussi, face à l'impertinence du journaliste qui viole sans scrupule la loi du cadrage sur l'objet de l'événement. Rire de la farce, enfin : le téléspectateur s’amuse des artifices et failles du système de communication des personnalités en vue. Le Petit Journal montre l’arroseur arrosé, le comédien pris à son propre jeu.

Nouveau contrat de lecture

Au-delà du détournement sémantique des images médiatiques, le programme explore une dimension nouvelle de la presse télévisée, dans laquelle le rapport émetteur/destinataire est bousculé. D'un côté, le journaliste n'est plus le médiateur formel d'images convenues. Il devient un interprète, et un narrateur complice du lecteur. De l'autre, le téléspectateur se voit investi d'un rôle beaucoup plus signifiant. En dynamitant la lecture informative du "hard news", le Petit Journal réenchante la perception du média : il propose au public un rôle de spectateur, assistant à une représentation dont les acteurs ne sont pas conscients de jouer dans une comédie.
Dès lors, le contrat de lecture n'est plus celui, sérieux et descriptif, de l'information, mais celui, ludique et narratif, de la fiction : plus qu'un bêtisier mettant bout à bout une succession de scènes sans liens entre elles, les épisodes du Petit Journal tiennent du récit, et même de la saga. Les personnalités, filmées telles des marionnettes enchainant les mimiques, s'ébattent dans des péripéties propres à la farce : se divertir, festoyer, fanfaronner.

Le retour à la norme

Du fait de ce principe narratif, la logique de disruption revendiquée comme l’ADN distinctif du programme, est paradoxalement rattrapée : l’inattendu et l’espièglerie sont récupérés par un mode très normatif, dans lequel les ficelles sont toujours les mêmes. A l’image de Lucienne, ce personnage de mamie-journaliste qui, initialement injectée comme un canular ponctuel dans le programme, constitue désormais l’un des marqueurs convenus pour rapporter avec ironie les défilés de mode.
La recette du Petit Journal, de détournement systématique des codes médiatiques, aboutit donc à instaurer de nouveaux codes, plus universels. La farce s’avère organisée, autour d’événements et de personnalités contemporains qui évoquent autant de motifs et de personnages intemporels, érigés en héros de notre imaginaire collectif.

Une vaste pantomime... Voire, qui sait, l'ébauche d'une mythologie contemporaine, affectueuse et dérisoire ?

Gwenaëlle De Kerret

Gwenaëlle De Kerret

Directrice d'études qualitatives

Gwenaëlle de Kerret est sémiologue et experte en études de public. Elle dirige des études internationales dans les secteurs de la consommation, [...]...

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