Mais qu'est devenu le mouvement antipub ?
Il n'y a pas si longtemps, les couloirs de métro parisiens étaient le lieu d'une drôle de guerre : d'un côté, la régie publicitaire de la RATP, et ses affiches parfois sulfureuses. De l'autre, un mouvement multiple et anonyme, qu'on avait fini par dénommer les "Antipubs". Mais au fur et à mesure des mois et des années, cette drôle de guerre semble s'éteindre doucement. A croire, même, que le discours antipub ait été "avalé" par la publicité elle-même. Que s'est-il passé ? Décryptage...
Souvenez-vous... Chaque lundi, c'était pareil : de nouvelles publicités sur les quais du métro, et dans les heures qui suivaient, des barbouillages les envahissaient déjà. Parfois même, aux heures creuses de la journée, de véritables gangs sévissaient : depuis son siège, le voyageur voyait monter précipitamment dans le train un groupe de jeunes et de moins jeunes, pour certains masqués, armés de bombes de couleurs. En quelques dizaines de secondes, ils avaient défloré l'ensemble des 4 par 3 de la station avec des inscriptions et tags divers. Puis, d'un seul mouvement, tous s'engouffraient dans les portes hurlantes du métro et disparaissaient parmi les autres voyageurs, pour ne pas être rattrapés par les agents de sécurité de la RATP.
Sur les quais, leur passage laissait alors des marques : toutes les connotations sexuelles ou commerciales des affiches étaient démasquées à grands coups de caviardage, de contre-slogans ou de détournements humoristiques du message publicitaire. Ces interventions donnaient du fil à retordre à la Régie publicitaire de la RATP, et à ces agents.
Ce mouvement, qui donnait au métro des airs de champ de bataille, et à nos trajets un certain piquant, semble aujourd'hui presque éteint. Les interventions massives par station se font rares, et le ton a changé : la petite musique idéologique, voire politique du mouvement, mais aussi l'humour et la qualité poétique des détournements de sens, s'entendent beaucoup moins dans les inscriptions...
Un mouvement banalisé
Le virage fatidique dans l'histoire des Antipubs semble s'être fait en deux temps. Acte un, la banalisation du phénomène antipub. Après avoir agacé, puis dérangé, le mouvement antipub a été interprété par certains comme une réponse interdite mais compréhensible au monopole d'expression du discours commercial, dans l'espace public du métro : si les marques s'autorisent à s'adresser aux voyageurs dans cet espace commun, pourquoi ceux-ci n'auraient-ils pas le droit de répondre ?
Sémiotiquement, l'espace d'expression que constituent les panneaux d'affichage présente d'ailleurs une virtualité d'échange et de dialogue : non pas un espace qui, inaccessible et protégé par une vitre comme la plupart des mobiliers urbains, semble sacré, et consacré aux marques ; bien au contraire, un tableau mural, accessible au toucher de chacun, et dont le papier semble appeler à l'intervention individuelle et spontanée. Plus proche du tableau noir familial que de la galerie de musée, en somme. La RATP n'a-t-elle pas elle-même, lors de travaux dans certaines stations, invité les voyageurs à s'exprimer sur des panneaux blancs remplaçant provisoirement les publicités ?
Lorsque la Pub rattrape l’Antipub
Acte deux dans l'affaiblissement du mouvement antipub : l'assimilation de son essence contestataire... par la publicité elle-même. Parmi les principaux acteurs de cette revanche contre les renégats de la pub, Leclerc. En 2004, l'enseigne lance ainsi une campagne d'affichage qui reprend le langage des Antipubs (« Non à la vie trop chère ! »), mais aussi son graphisme, son style spontané et immédiat. L'enseigne abandonne même provisoirement son logo, au profit d'une signature sur le mode du tampon révolutionnaire apposé en urgence en bas de l'affiche. L'effet est saisissant : une publicité commerciale mettant en scène un produit de consommation courante avec son prix, qui semble « taguée » par des militants partisans de la marque. Tellement convaincant visuellement, que l'on ne peut s'empêcher d'inspecter de près, voire d'effleurer le papier pour voir si les barbouillages font, ou non, partie de l'affiche d'origine.
Un véritable coup de génie et un sacré culot de la part de Leclerc, chantre de la culture de consommation, ces imitations d'Antipubs : sans crainte de passer pour des opportunistes, ils récupéraient le caractère populaire du mouvement, et l'assimilaient aux valeurs de la marque. De quoi s'ancrer dans « l'esprit du temps », et faire montre d'une ironie propre à établir une connivence avec les voyageurs (« jouons ensemble avec les codes des Antipubs ! »). Dans le même temps, ces affiches rompaient avec l'un des principes fondateurs de la publicité : avec leur aspect brouillon et leurs ratures volontaires, c'en était fini de l'esthétique et de l'harmonie, moteurs habituels de la séduction publicitaire.
Un mouvement rendu inaudible et vain
C'est sans doute ainsi qu'a été absorbé, et même « digéré », le mouvement antipub : le langage contestataire, « dysphorique » des barbouillages a été assimilé adroitement par le langage de la publicité – proprement « euphorique » et persuasif, lui. Ce faisant (et sans doute involontairement ?), ces publicités ont désactivé la force du mouvement, dont tout le caractère « audible » reposait précisément sur la dissonance et le détournement. Lui ayant volé sa posture discursive originale, elles ont rendu atone le mouvement antipub.
Une méthode bien plus efficace que les courses poursuites des agents de la RATP dans les couloirs du métro...