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Pierre Volle: la véritable histoire du marketing

SI LE MOT EST APPARU EN 1962, LA THEORIE DATE DES ANNEES 1950 ET ON OBSERVE DES PRATIQUES QUI EN RELEVENT DES LE DEBUT DU XXE SIECLE. PIERRE VOLLE, PROFESSEUR DE MARKETING A L'UNIVERSITE PARIS-DAUPHINE, REPLACE LE MARKETING DANS SA PERSPECTIVE HISTORIQUE. UN EXERCICE INHABITUEL ET PASSIONNANT.

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« Je ne pense pas que l'heure de la décroissance ait sonné. Au contraire, il me semble que chacun aspire à la croissance. Mais une croissance différente, plus qualitative, respectueuse de nouvelles exigences, notamment écologiques et éthiques. »

@ ©Photos: Marc Bertrand

« Je ne pense pas que l'heure de la décroissance ait sonné. Au contraire, il me semble que chacun aspire à la croissance. Mais une croissance différente, plus qualitative, respectueuse de nouvelles exigences, notamment écologiques et éthiques. »

NOUS FETONS LES 60 ANS DU MARKETING, OU EN SONT LES CONTROVERSES SUR L'ORIGINE DU CONCEPT?

Pierre Volle: L'histoire officielle dit que le marketing est né aux Etats-Unis vers 1950. Cette «ère du marketing» aurait succédé à l'ère de la vente (1930-1950), elle-même précédée par l'ère de la production (18701930). Ces repères chronologiques sont aujourd'hui remis en cause. Cependant, il faut distinguer les pratiques marketing des idées et des concepts. Le concept de segmentation a bien été formalisé dans les années cinquante. Pour autant, les pratiques de segmentation étaient monnaie courante bien avant cette date. Dans le chapitre «Marketing: comprendre l'origine historique» de mon ouvrage MBA Marketing je cite l'exemple du marché des consommateurs homosexuels ou encore celui de l'automobile. Dans les deux cas, la segmentation client et la segmentation produit existaient depuis les années 1910-1920. Les premières expériences datent même de la fi n du XIXe siècle. En revanche, la conceptualisation - avec la spécialisation de professeurs, de consultants et de gourous, notamment en Europe - commence dans les années cinquante (l'Association nationale du marketing - l'Adetem, par exemple, a été créée en 1954). Dans son dernier ouvrage, Marketing 3.0, Philip Kotler propose un schéma qui fait remonter la naissance du marketing formalisé aux années cinquante. Les pratiques étant nettement antérieures, nous pouvons nous interroger sur la persistance de repères chronologiques erronés. Pourquoi, en effet, ne pas faire coller l'histoire du marketing à sa réalité? Il est fortement associé à l'entreprise de conquête idéologique, presque au sens géopolitique du terme, menée par les multinationales américaines au sortir de la guerre. Cet «acte de naissance» politique marque encore aujourd'hui les représentations de nombreux professionnels et experts.

LE MARKETING SEMBLE PEU INTERESSER LES HISTORIENS ET L'HISTOIRE DU MARKETING PARAIT PEU PREOCCUPER LES MARKETEURS... QU'EST-CE QUE CE DESAMOUR VOUS INSPIRE?

Une question se pose en effet: pourquoi est-il intéressant de se pencher sur le marketing? C'est un objet d'histoire passionnant et pourtant, peu de chercheurs travaillent sur le sujet. La tentation de le présenter comme une discipline nouvelle est grande, alors qu'il serait plus efficace d'en présenter l'origine. Pour gagner en légitimité, les marketers ne devraient-ils pas mettre en avant son histoire et faire comprendre que cette discipline s'inscrit dans la durée?

Le marketing est perçu comme un ensemble d'outils répondant aux besoins des clients, mais cette croyance est fausse! Jamais les ménages n'auraient acheté d'automobiles ou consommé de soupe en boîte si des efforts colossaux n'avaient pas été fournis pour développer ces marchés. Une partie de l'opinion dénonce la création de nouveaux besoins et la manipulation des consommateurs. Il serait plus juste de se pencher sur le passé et de défendre l'idée que le marketing joue un rôle essentiel pour soutenir la croissance économique en créant des marchés. Aujourd'hui, les professionnels du brand content aiment à raconter la façon dont Michelin a transformé la vie des gens en éditant ses guides, dès 901, pour les inciter à découvrir les joies du tourisme. Imaginez les efforts considérables réalisés pour transformer en profondeur les pratiques des Français et développer l'usage de l'automobile. Les marketeurs de l'époque n'ont pas répondu à une demande: ils ont construit le marché (avec d'autres, naturellement, comme les ingénieurs, qui ont imaginé les véhicules, ou les hommes politiques, qui ont construit les routes).

Au fond, il s'agit dune histoire dont nous connaissons mal les contours. La discipline académique manque de chercheurs. En France, il doit y avoir une dizaine de spécialistes, guère plus. Si l'économie a été réhabilitée auprès des historiens avec l'Ecole des annales (à laquelle Fernand Braudel a notamment donné une impulsion décisive), il s'agit plutôt de macroéconomie, et non d'entrepreneurs et d'entreprises. Les stratégies marketing sont globalement absentes des analyses économiques. Tant que les écoles de management et les universités de gestion n'auront pas admis que l'Histoire est importante, la communauté ne se développera pas.

QUID DE LA GEOGRAPHIE ET DES ORIGINES AMERICAINES DU MARKETING?

Pour exister pleinement, le marketing a eu besoin d'institutions et de technologies, comme les marques (fortement associées au développement du droit de la propriété intellectuelle), les méthodes d'emballage, les médias et les magasins en libre service. Le packaging s'est imposé comme un levier essentiel, appuyé dans les années trente par la radio, qui a permis de relayer les messages.

Les industriels américains ont misé sur l'industrie de consommation, avec l'ambition de construire des marques nationales et de massifier les volumes sur un marché intérieur de grande taille. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains bénéficiaient d'une avance remarquable. En outre, la présence de leurs troupes sur le territoire européen a représenté un vecteur essentiel pour y installer les marques. En France, à la même époque, les marques étaient encore essentiellement régionales. Un autre phénomène explique la domination des produits américains: le marketing représente le choix, il est l'arme de la concurrence. Or, le choix, c'est la démocratie! La consommation, et avec elle le marketing, s'est aussi imposée pour des raisons politiques, comme le meilleur rempart contre le communisme. Dans les autres régions du monde, le Royaume-Uni, avec sa puissance coloniale, apparaît lui aussi à l'époque comme un pays très avancé. A la différence de la France, de l'Allemagne et du Japon, qui ont privilégié les industries lourdes, il a opté pour une industrie de la consommation et a réussi à imposer ses produits sur ses différents territoires.

QUELLES EVOLUTIONS NOTABLES LE MARKETING A-T-IL CONNUES?

Les innovations techniques ont apporté des évolutions stratégiques. Prenez l'influence du train et des méthodes de conditionnement pour la commercialisation des boeufs par les meat packers aux Etats-Unis! Une révolution. La découpe en morceaux a pu se généraliser et mettre un terme aux pertes colossales liées au déplacement du bétail dans les plaines américaines. Plus près de nous, depuis une dizaine d'années, le marketing évolue fortement avec les technologies numériques.

Le monde a changé au cours des 30 dernières années et le marketing en témoigne. Au-delà d'Internet, les modifications profondes viennent de la mobilité. La mobilité permet de faire du marketing autrement: le fait de disposer en tout lieu d'une information, et pas seulement via le point de vente ou les médias de masse, change radicalement les pratiques d'information et de consommation. Le consommateur peut comparer les prix sur son smartphone et quitter un magasin pour un autre en fonction des résultats.

Les technologies permettent aux marques d'être encore plus ancrées dans la société. Avec le smartphone, le marketing s'inscrit plus résolument que jamais dans le quotidien des gens, d'où les résistances.

A PROPOS DES EVOLUTIONS DES TECHNIQUES, COMMENT S'EST EFFECTUE LE PASSAGE DU MASS MARKET AU ONE TO ONE?

Le concept de one to one n'est pas nouveau. Auparavant, le contact entre le producteur et son client était direct. Mais avec la massification des marchés et leur extension, les entreprises ont progressivement perdu leur lien avec les consommateurs, qui sont devenus anonymes. Pendant les Trente Glorieuses, elles étaient focalisées sur le développement de la consommation, et non pas sur les clients en tant qu'individus. Aujourd'hui, les marques redécouvrent les clients derrière la figure anonyme du consommateur. La technologie autorise à porter ce nouveau regard sur des millions de clients, à suivre leurs comportements et à rétablir une relation plus proche et personnelle.

COMMENT LES METHODES D'ETUDE ONT-ELLES EVOLUE?

Les méthodes d'étude reflètent autant les changements sociologiques que les ruptures technologiques et scientifiques qui jalonnent l'histoire du marketing. Elles suivent notamment l'évolution des canaux de distribution et de communication. Par exemple, l'invention du libre-service dans les années vingt aux Etats-Unis a été suivie par l'invention des données de panel au début des années trente. Avec la méthode des panels est apparu le concept de part de marché. Parallèlement, le développement des études de marché s'accompagne de la création d'instituts spécialisés: AC Nielsen en 1923 et Gallup en 1935 aux Etats-Unis, GfK en 1934 en Allemagne, l'Ifop en France en 1938. Depuis une quinzaine d'années, en lien avec le développement de la communication sur Internet, on assiste à l'émergence des méthodes d'analyse des comportements en ligne, à de nouveaux concepts comme le taux de clic et l'engagement des fans, ainsi qu'à la naissance d'acteurs spécialisés dans l'analytics. A chaque nouvelle technologie commerciale ses méthodes d'études et ses concepts associés.

Plus spécifiquement, les études qualitatives ont elles aussi ont une histoire riche. L'un de leurs inventeurs, Ernest Dichter - un Autrichien qui a émigré de Vienne aux Etats-Unis à la fi n des années trente - était un véritable chercheur en sciences sociales, dont les études marketing, marquées par la psychanalyse, sont étonnantes de modernité. Aujourd'hui, les entreprises disposent de bases contenant des quantités phénoménales de données, mais les études qualitatives jouent toujours un rôle essentiel, car elles apportent du sens. Par exemple, l'observation est une méthode qui a le vent en poupe.

AUJOURD'HUI, AU XXIe SIECLE, LE MARKETING EST-IL MORT?

Il n'y a pas de grande marque sans bons produits. Cela dit, la qualité est une condition nécessaire mais non suffisante pour réussir. Aujourd'hui, nous constatons une explosion de l'off re. Il est donc impératif pour les entreprises de travailler leur marketing, ne serait-ce que pour faire connaître leurs produits. Le marketing sert également à véhiculer un positionnement et des valeurs. Il permet d'ouvrir les portes de l'entreprise et d'engager un dialogue avec ses publics. Le challenge étant de placer une off re dans un marché et une société complexes. Le marketing n'est pas mort, car il soutient la création d'offres innovantes et le développement économique. Or, je ne pense pas que l'heure de la décroissance ait sonné. Au contraire, il me semble que chacun aspire à la croissance. Mais une croissance différente, plus qualitative, respectueuse de nouvelles exigences, notamment écologiques et éthiques.

Parcours

Pierre Volle, 44 ans, est professeur en sciences de gestion à l'université ParisDauphine depuis 2004. Il codirige le master en Management (Parcours business development). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Gestion de la relation client (troisième édition, 2009) et Commerce électronique (deuxième édition, 2011), ainsi que de nombreuses publications scientifiques dans des revues françaises et internationales (Revue française du marketing, Recherche et applications en marketing, Décisions, Marketing, Revue française de gestion, Entreprises& histoire, Journal of Business Research, etc.). Depuis 2010, il anime le Center for customer management, équipe de recherche internationale rattachée au laboratoire DRM (Dauphine recherches en management). Pierre Volle commence sa carrière en 1991 comme marketing manager chez Bongrain.

Stratégie Clients (ouvrage collectif auquel a collaboré Pierre Volle, éd. Person), remet le client au centre de la stratégie marketing et décrypte les nouvelles pratiques.

Véronique Méot

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