Picasso, Shakespeare, Hitchcock au secours de l'économie
Depuis plus de dix ans, Christine Cayol philosophe et passionnée d'art, invite les dirigeants à sortir de leurs carcans techniques en les ouvrant à l'intelligence sensible à travers l'expérience de l'art et de la culture. Dirigeante de Synthésis, société qu'elle a fondée et qui oeuvre dans ce sens, elle livre dans son nouvel ouvrage "L'intelligence sensible" une critique de la raison dominante, mais surtout propose sa vision d'une économie plus "humaine".
A l'heure où l'économie ne pense plus qu'en termes de rentabilité financière et d'outils de mesure des performances, pourquoi avoir intitulé votre livre "l'intelligence sensible" ?
Peut-être parce
que justement tous les domaines, de l'économie à la culture, tendent à être
dominés par un mode de pensée "rationnel" porté par la volonté de chacun de
tout contrôler, maîtriser, modéliser et prévoir. Peut-être aussi parce que la
raison scientifique s'est transformée en une idéologie écrasante qui tend à
priver l'homme de ses choix. Alors que, justement, les êtres vivants n'agissent
ni à la manière de robots, d'idiots ou de brutes, mais en conciliant leur
intelligence technique à leur intelligence sensible.
N'est-ce pas tout de même un peu osé de faire de l'art un SAMU du sensible au service de l'entreprise et d'imaginer Picasso, Shakespeare ou Hitchcock au chevet d'un malade ?
L'art n'est pas un outil mais un monde complexe qui
traduit une personnalité, un langage, une technique en interaction avec des
gens, un marché, une histoir... Il y a une raison à l'art. Il nous aide à mieux
voir, mieux écouter, mieux comprendre. Car la vie se met en scène dans les
tableaux, les romans, les pièces de théâtre, les films... L'oeuvre de Picasso
nous permet d'accepter la nouveauté, d'oser le changement, de partir à
l'aventure. Hitchcock apprend à distinguer, à décoder les informations et à ne
pas se perdre dans ses habitudes. Quant à Shakespeare, qui mieux que lui a
décrit les aléas de l'art de diriger ? La question de l'innovation rejoint
celle de la créativité. C'est une question de plus en plus importante pour les
entreprises comme pour les institutions. L'important, c'est l'interrogation.
Qu'est-ce qui fait qu'on invente ? Que l'on se renouvelle alors que,
techniquement, on est déjà très bon ? Alors que l'on pourrait très bien
continuer de refaire la même chose.
Sur quelles bases êtes-vous partie pour écrire cet ouvrage ?
Je suis passionnée de philosophie
non technique, celle qui permet de comprendre la vie, de trouver ce gain
d'humanité. Je souhaitais donc que ce livre soit le moins théorique possible et
je me suis inspirée de trois séminaires que nous proposons déjà avec
Synthésis.
Comment procédez-vous pour libérer vos auditeurs de leur carcan technique ?
L'important est de se décaler afin de sortir de
son cadre habituel. Dans mon livre, j'ai pris l'exemple de Picasso, Hitchcock
ou Shakespeare, mais nous travaillons régulièrement sur d'autres thèmes comme
la peinture flamande, Proust ou David Lync...
Pour en revenir à Picasso, en quoi peut-il concrètement aider des hommes d'entreprises ?
Il nous arrive de montrer à nos participants deux tableaux de
Picasso. Le premier est un portrait d'Olga. Il date de 1920. Il est beau. C'est
le portrait d'une femme que Picasso aime et regarde. Il ne dérange pas. Cela
amène naturellement le groupe à réfléchir à la posture amoureuse du peintre. A
s'apercevoir qu'il reconstruit la réalité et l'exprime telle quelle. Mais ce
n'est plus le cas dix ans après quand il peint à nouveau Olga dans la "Femme
pieuvre". Le regard qu'il porte sur elle a changé. Et le résultat est
monstrueux. Les jambes d'Olga se terminent en moignons et se confondent avec
les pieds du fauteuil. Car Picasso ne peint plus une réalité mais un fantasme.
Les enseignements sont multiples. On peut percevoir que la violence décrit
parfois simplement le fait de déformer une réalité qui ne plaît pas. Que cette
déformation dérange. Mais que l'on ne se renouvelle jamais sans déranger
quelque chose en nous. Nous avons reçu un jour des gendarmes. C'est une
population qui se trouve directement confrontée au problème. Tout simplement
parce qu'elle est en contact avec une société elle même bousculée par la
violence et qui déforme l'image qu'elle se fait des femmes et des hommes qui
sont censés faire respecter l'ordre.
L'art peut-il intervenir également dans une démarche marketing ?
Nous avons travaillé avec
une très grande marque de cosmétiques sur la notion de la vie à partir d'une
interrogation sur le visage et la mort. L'esthétique figée des visages parfaits
que ce groupe affiche régulièrement est-elle la réponse adéquate à un message
de vie ? Nous nous sommes aperçus que cette réflexion pourtant essentielle
était mal traitée. Alors qu'elle est déterminante pour des millions de femmes
qui achètent des produits cosmétiques. Pour aborder ce thème du visage, de la
beauté, mais aussi du temps qui passe, nous avons donc travaillé à partir d'une
sélection de tableaux et d'oeuvres photographiques. Des portraits de mères où
l'on pouvait parfaitement ressentir l'affection, l'émotion, la beauté du coeur,
mais également le vieillissement. Autant dire une vision de la "beauté" à
contre-pied de l'idéalisation actuelle. Cela a beaucoup fait réagir le groupe.
Travaillait-il plus sur la mort que sur la vie ?
N'y a-t-il pas un danger à opposer l'intelligence "technique" et "sensible".
Il
s'agit plus d'élargir le point de vue de l'économie que de la diaboliser. En
revanche, penser que l'argent ne sert qu'à l'argent est une catastrophe. Mon
livre n'est pas un réquisitoire contre l'économie. Au contraire, il tente de
réconcilier le sensible et le sensé et de ne plus les opposer.