«Fumer tue». «Mangez 5 fruits et légumes par jour»... Entre interdictions et injonctions, le consommateur est déboussolé, Etat et entreprises se relayent pour prendre en charge notre bien-être, nouvel idéal de vie. Mais jusqu'où?
Dans quelques semaines, s'attabler dans un restaurant ou prendre un verre dans une discothèque se fera sans cigarette à la main. Symbole d'une tendance qui vise à réglementer des pans de plus en plus large de la société. Les Français seraient-ils donc réacs? Le sujet revient en boucle depuis la présidentielle de 2002. En mai dernier, la question était encore sur toutes les lèvres. Et dans tous les journaux. Tel le magazine Enjeux-les Echos qui s'interrogeait alors en Une: «Tous réacs? Ordre, travail, patrie... Les valeurs traditionnelles reviennent en force». Le discours des politiques semblait effectivement abonder en ce sens. Selon une étude Ipsos/MS&L réalisée en 2007, le mot «valeurs» apparaissait en tête de liste des noms les plus utilisés dans le discours des candidats et, surtout, la «demande d'ordre» par les citoyens semblait plus présente que jamais avec une moyenne de 70% de Français d'accord avec cette maxime. Remisés les slogans de mai 1968 où il était «interdit d'interdire», aujourd'hui les mots comme «autorité» et «discipline» opèrent un retour en grâce consensuel dans notre vocabulaire.
De là à parler d'un retour à l'ordre moral, au conservatisme, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir. Et pourtant, «cela n'a pas de sens», soutient Etienne Schweisguth, directeur de recherches au Cevipof et spécialiste du changement des valeurs en France et en Europe. «Nous assistons à la création d'un nouveau cocktail de valeurs: entre liberté privée et ordre public. La tolérance progresse en ce qui concerne les moeurs comme l'homosexualité ou l'avortement. Quand les Français, et notamment les jeunes, demandent plus d'autorité, c'est en réalité une demande d'ordre par rapport à la délinquance ou l'incivilité. En fait, la tendance de la société est de demander à ce que la puissance publique réglemente un certain nombre de choses pour garantir la sécurité et la santé des individus», explique-t-il.
Car si les conditions sanitaires peuvent être plus sûres que jamais et l'espérance de vie plus longue qu'à aucune autre époque, les sociétés occidentales ne se sentent pas en confiance. Selon l'étude 2006 de l'Observatoire des risques sanitaires, l'indice synthétique des craintes sanitaires a augmenté de plus de 5 points en douze mois alors qu'il était déjà très élevé en 2005. «Les Français ont peur... de plus en plus peur», commente Hugues Cazenave, président de l'Institut Opinion Way. «Les menaces sont ressenties partout, tout fait danger», écrit Gilles Lipovetsky dans Le bonheur paradoxalGilles Lipovetsky: Le Bonheur paradoxal, Gallimard, 2006.. «De fait, l'hédonisme des modes de vie ne se développe que sur fond de dramatisation sanitaire et hygiénique. (...) Un nouveau palier d'individualisation a été franchi: il coïncide avec un individualisme de précaution et de protection. A la fièvre de la libération, succède l'obsession de la prévention; à l'extase de l'instant, fait suite le culte de la conservation de soi. L'hyperindividu est moins la jouissance que la santé.«Preuve en est, le succès de livres préconisant un mode de vie sain, tel le dernier David Servan-Shreiber, Anticancer: prévenir et lutter grâce à nos défenses naturellesDavid Servan Schreiber: Anticancer: prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles, Editions Robert Laffont, 2007. qui se classait en tête des essais les plus vendus peu après sa sortie fin septembre. Cette obsession de la précaution au nom d'une santé et d'une sécurité promues au rang de valeurs sacrées prend de plus en plus d'ampleur. En 2004, le cabinet d'études IMCA s'interrogeait sur le paradoxe, entre une plus grande tolérance de la société envers certaines pratiques, et sa demande d'ordre et de repère dans une étude intitulée: «D'un mai à l'autre, les Français face à l'interdit». «Dans un contexte de grande vulnérabilité, l'air du temps n'est plus à la mystique de la libération, analysait alors le cabinet. Des voix s 'élèvent, issues de la société civile comme de la classe politique, pour remettre en cause les principes issus de la pensée 68.»
Deux ans plus tard, une étude européenne réalisée par Future Foundation en 2006«The Assaulton pleasure», mai 2006, Future foundation. montrait que 53% des Européens et près de 70% des Français étaient favorables à des restrictions de liberté dans au moins deux domaines, ceux touchant à la santé publique (interdiction de fumer, de boire, de manger des sucreries) et à l'environnement (réduction de la vitesse sur autoroute ou de la circulation des 4X4 en ville). Certes, la frange la plus dure reste très minoritaire: selon la typologie Future Foundation, les avant-gardistes ne représenteraient que 6% en France (et 7% en Europe), les «néorigoristes», actifs sur certains sujets, seulement 34%, et le «milieux du gué», sensible à l'influence des deux autres catégories, compterait la moitié de la population. Seuls 11% seraient fermement opposés à toute réglementation. «Nous sommes passés d'un stade où l'individu se disait: «Je n 'aime pas ce que tu fais, mais c'est ton problème«à»... et je me sens autorisé à vous l'interdire, car c'est devenu mon problème»», analyse Eric Robertet, le responsable de Future Foundation France. Le plaisir serait-il donc sacrifié sur l'autel de la raison? «La société est de moins en moins hédoniste, le plaisir est culpabilisé, reprend Eric Robertet. Notre art de vivre à la française est peut-être menacé.» Nos pratiques alimentaires en premier lieu. En marge de l'anorexie ou de la boulimie, de nouvelles obsessions se font jour comme l'orthorexie, une addiction à la nourriture saine, que le malade s'impose ainsi qu'à son entourage. Un phénomène qui fait dire à de nombreux médecins qu'il est urgent de déculpabiliser le plaisir de manger.
«Nous sommes dans une société alarmiste où le principe de précaution est érigé en dogme.»
La santé: nouvelle religion?
«Nous sommes dans une société moraliste qui se crispe sur la notion du bien ou ce qu'elle croit être le bien, renchérit le sociologue Robert Cas tel. Dans cet idéal hygiéniste, de type religieux, il y a l'idée que l'état normal de l'homme, c'est la bonne santé éternelle à partir du moment où l'on prend les bonnes précautions. Le risque, c'est que nous rentrions dans une sorte d'engrenage au nom d'une sécurité absolue et de l'évitement de tous les risques possibles. Cela a commencé par le tabac, mais ce principe de précaution s'insère dans un schème plus général qui peut toucher de nombreux pans de la société.» Dans son étude, Future Foundation envisage ainsi une extension des secteurs concernés par les réglementations à l'horizon 2010: le secteur des paris d'argent entame actuellement une réflexion sur les jeux responsables, les dangers de la téléphonie mobile sont pointés du doigt et tout ce qui pourrait être nuisible à la planète (comme le trekking ou les sports automobiles) pourrait être contingenté. Au Grenelle de l'environnement, l'institut LH2 note déjà un «puissant désir de mesures nouvelles» de la part des Français. Ceux-ci seraient favorables à la mise en place de règles plus strictes de respect de l'environnement lors de construction de maison (91%), à l'interdiction aux entreprises d'avoir recours au greenwashing publicitaire (78%), et à l'instauration des quotas minimums de surfaces agricoles biologiques (74%). «Tout ce qui peut porter atteinte à notre capital santé est perçu comme une agression si nous la subissons de l'extérieur. Nos comportements à risque sont fustigés: les hommes politiques sont interpellés médiatiquement par des médecins. Pour certains, il faut interdire le tabac, mais aussi l'alcool, brider les voitures et les deux roues, et limiter toutes les pratiques à risque, écrivent Christophe Thomassin et Jean-Michel Gilibert dans Le désir de santéChristophe Thomassin et Jean-Michel Gilibert: Le désir de santé, Editions d'Organisation (Eyrolles), 2007. . Dans nos sociétés riches, la santé devient peu à peu une exigence plus forte que la liberté individuelle.» La santé, mais aussi la sécurité. Le 11 septembre 2001 a ainsi provoqué un électrochoc dans nos sociétés occidentales. Et a accéléré cette tendance à l'acceptation de la réduction de nos libertés au profit I d'une meilleure protection. Ainsi, dans une interview au journal Le Monde«Au nom de la sécurité», interview de Thierry Balzacq par Laure Belot et Jean-Pierre Stroobants, Le Monde, 6 novembre 2006. le politologue belge Thierry Balzacq déclarait que les abus d'autorité ou de réduction des libertés sont de plus en plus tolérés par le plus grand nombre: «La question de la sécurité est devenue tellement centrale dans la vie des gens, qu'Us formulent des exigences, sinon contradictoires, du moins en compétition. (...) Nous exigeons donc la sécurité maximale - tout en sachant pertinemment qu'elle est impossible -, mais, en même temps, nous sommes très attachés à nos libertés. (...) Nous glissons vers une société assurantielle: une société où il faudra à tout prix se couvrir pour l'avenir, prendre des décisions aujourd'hui pour prévenir ce qui pourrait se passer demain.» Paradoxalement, si nous ne faisons plus confiance à nos gouvernements ou à nos entreprises, c'est pourtant vers eux que nous nous retournons pour assurer notre protection.
De fait, les réglementations et les campagnes de prévention se multiplient pour coller aux attentes d'une société adepte du risque zéro. Le principe de précaution est inscrit dans la Constitution depuis 2005 et le restera malgré la proposition de la commission Attali de l'évincer. Le 1er janvier prochain, il sera désormais totalement interdit de fumer dans tous les lieux publics. Depuis 2006, les liquides sont bannis des transports aériens. Et après le Grenelle de l'environnement, des mesures de taxation (écopastille notamment) et d'interdiction (2010 pour les ampoules à incandescence, le simple vitrage et peut-être les substances les plus toxiques dans l'agriculture) vont être mises en place. Dans la rue s'étalent les incitations à «mangerbouger», sur les paquets de cigarettes et les publicités alimentaires se détachent les messages sanitaires, etc. Les entreprises elles-mêmes sont sommées de prendre leurs responsabilités et d'intégrer dans tous les domaines de leur stratégie ces impératifs sanitaires. Les industries agroalimentaires en premier lieu, et notamment les multinationales, telles que Coca-Cola ou McDonald's, ont modifié ou créé de nouveaux produits plus light, et lancé des campagnes de nutrition à destination du grand public. Tous les secteurs s'y mettent. Il y a quelques mois, Nissan annonçait ainsi la création d'un concept car truffé de senseurs d'alcool qui contrôlent et protègent les conducteurs en état d'ébriété, alors que la Maaf avait tenté, il y a quelques mois, d'installer un GPS qui surveille la vitesse des jeunes conducteurs et ainsi de diminuer leurs primes d'assurance. Au sein même des entreprises, les employés d'Axa (Mieux-Vivre) ou de PSA (Santal +) peuvent bénéficier de programmes pour arrêter de fumer ou mieux s'alimenter. Des mesures préventives qui sont positives - personne ne peut décemment se proclamer indifférent au cancer, à l'obésité, la pollution ou au terrorisme - mais à trop les multiplier seront-elles aussi efficaces et ne provoqueront-elles pas une overdose?
Christophe Thomassin et Jean-Michel Gilibert (Protéines):
«Les grands discours d'interdits ne sont pas suffisants. Il faut davantage cibler les messages. Dans ce cadre, l'entreprise a un rôle important à jouer.»
Prévenir sans punir
Des personnalités issues de domaines très différents - étude, sociologie, sciences politiques, recherche, etc. - soulèvent aujourd'hui des critiques quant à cette obsession d'un bien-être à la fois sanitaire et sécuritaire. «Le risque lié à cette forme de «politiquement correct» est la création d'une société infantilisante», analyse ainsi Christophe Jouant, le directeur général de Future Foundation. Quand Thierry Balzac craint pour la créativité de la société: «Nous nous dirigeons vers une société de contrôle, mais aussi d'autocontrôlé: le quadrillage, l'installation générale de caméras poussent les personnes à se réfréner. Cela peut, à terme, affecter tout simplement les capacités créatives de notre société.»«Au nom de la sécurité», interview de Thierry Balzacq par Laure Belot et Jean-Pierre Stroobants, Le Monde, 6 novembre 2006. Une société où chaque risque serait pris en charge par la puissance publique appuyée par les entreprises, avec, en corollaire, la possibilité d'être attaquée en justice. Une société où l'on légitimerait «le contrôle des déviants, ceux qui sortent de la norme recommandée par les magazines de la «forme» dans tous les sens du terme», écrit Jean de Kervasdoué, titulaire de la chaire d'économie et de gestion des services de santé au Cnam, directeur des hôpitaux, ingénieur et chercheur dans son dernier livre Les prêcheurs de l'ApocalypseJean de Kervasdoué Les prêcheurs de l'Apocalypse. Pour en finir avec les délires écologiques et sanitaires, Plon, 2007. Il dénonce encore: «Les pécheurs, les «pas comme il faut», même quand ils s'autoflagellent, sont reconnaissables et à ce titre, c'est bienfait, punis. C'est au nom de ce culte du corps que l'on condamne les fumeurs, hospitalise les alcooliques, méprise les obèses, assimile la vieillesse au déclin, se pique au Botox et regarde émerveillé les performances de la chirurgie esthétique des cobayes consentants de «reboking extrême».» Des personnes jugées 'incapables de faire des efforts«qui souffrent déjà de discriminations, notamment dans le monde du travail, comme l'ont prouvé les travaux du sociologue Jean-François Amadieu sur les obèses, ou la décision de la Commission européenne (par son vide juridique) qui laisse à une entreprise la possibilité de ne pas embaucher un fumeur. S'arrêtant sur les recommandations alimentaires, le chercheur effleure une autre question sensible: celle des inégalités. Car s'il est aujourd'hui facile pour une certaine partie de la population aisée et éduquée, de faire ses courses au marché ou dans les magasins bio, Jean de Kervasdoué souligne qu'«encore faut-il ne pas trop manger et pouvoir s'offrir un menu équilibré, car le poisson et les légumes sont onéreux. La population contrainte de s'adresser aux merveilleux Restos du Coeur souffre à la fois de carence et d'obésité.» Prévenir sans stigmatiser, sans culpabiliser ni ghettoïser, le défi n'est pas simple. Le directeur de l'Inpes, Philippe Lamoureux, l'avoue: «Si nous n 'y prenons pas garde, nous risquons de créer une société normée à l'extrême, où la pression de ne pas fumer, ne pas boire, manger peu, etc., va générer des réactions de rejet.» Nous n'en sommes pas là. «En Europe, contrairement aux Etats-Unis, nous sommes encore dans le débat - il y a encore une place pour la diversité - et loin de la culpabilisation à l'américaine», remarque Philippe Chérel, président de l'agence de relations publiques MS&L«La résurgence des valeurs morales?», étude Ipsos/MS&L, mars 2007. «Mais la dimension de la prévention est ambiguë, reprend Philippe Lamoureux. D'un côté, on observe une méfiance envers un discours trop moralisateur et normalisateur, tandis que de l'autre, il existe une forte demande sociale de la même prévention. Et s 'il y a un problème, on questionne: «Mais que fait l'Etat?»» Résultat: alors que le budget des campagnes de prévention a doublé en six ans, celles-ci se sont multipliées mais aussi affinées, en renforçant le lien entre sanitaire et social et en segmentant en fonction des cibles. «On ne parle pas de la même façon au fumeur qui veut s'arrêter, à celui qui le vit bien et à un adolescent. Et l'on ne parle pas bien aux populations défavorisées si l'on utilise seulement des outils de communication qui s'adressent en priorité aux CSP médium et supérieures...», poursuit Philippe Lamoureux. Un moyen d'être plus efficace, éviter le «victime blamed» et la saturation, «un vrai danger», selon ce dernier. Une crainte partagée par Arnaud Basdevant, alors chef du service Nutrition à l'Hôtel-Dieu, qui confiait déjà en mai 2006 à Marketing Magazine, que sa plus grande peur était «la radicalisation des positions entre les «libéraux libertaires» et les «interventionnistes hygiénistes»». A nous, donc, de trouver le juste équilibre.