La presse gratuite s'offre une nouvelle légitimité
Concept La gratuité est-elle une stratégie payante ? S'il est encore trop tôt pour trancher définitivement, force est de constater que le concept de presse gratuite a conquis une certaine légitimité, tant auprès du public que du marché, à qui il permet de toucher des cibles sous-consommatrices de presse.
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« I l y a clairement un avant et un après. Il y a deux ans, la question
était de savoir s'il y avait un avenir pour la presse gratuite. Aujourd'hui, on
peut se demander de quoi sera fait l'avenir de la presse payante », dit, en
souriant, Valérie Decamp, directrice générale du quotidien Metro. La formule
est clairement provocatrice mais traduit l'évolution des mentalités et du
marché. Depuis quelques mois, les gratuits occupent, en effet, une place
grandissante dans la rubrique “lancements” avec des concepts qui, et c'est
aussi nouveau, visent à segmenter le marché à la manière de la presse payante.
C'est, par exemple, l'hebdomadaire Ciné Hebdo. Consacré, comme son nom
l'indique, à l'actualité du cinéma, le titre est distribué le vendredi et le
samedi dans les quartiers les plus fréquentés de Paris, notamment aux sorties
de métro proches des salles obscures. C'est aussi Sport, “news magazine” dédié
aux sports et aux loisirs, ou encore Newzy, “business mag ” destiné aux cadres
actifs, et distribué dans les quartiers d'affaires. Plus récemment encore,
c'est Lectures pour tous, un mensuel consacré au livre, créé par Jean-Marie
Delpeyrou et Xavier Aiolfi, avec le soutien du Syndicat de la libraire
française et de France-Info. Distribué les jeudi et vendredi, à raison de 25
000 exemplaires par semaine, à la sortie du métro et dans les gares, il
présente à la fois des auteurs et des extraits de livres. Cette liste de
gratuits, non exhaustive, est loin d'être close étant donné le nombre de
projets annoncés comme, par exemple, Citato, commercialisé par Publicat, qui se
veut une sorte de Courrier International à destination des lycéens. Une
brusque effervescence que Laurence Bidier, directrice commerciale et marketing
de 20 Minutes juge « comme le dernier grand événement médiatique en date,
aussi fondamental pour la presse écrite que les radios libres l'ont été en leur
temps pour la radio ». Et qui amène le marché à revoir un certain nombre de
points de sa copie. « On sent un changement presque structurel par rapport au
média gratuit, note Aline Moreau, directrice du département presse de MPG.
Totalement en marge hier, il s'institutionnalise aujourd'hui comme média à part
entière à tel point que demain, on se ne posera peut-être plus la question de
différencier presse gratuite et presse payante. » Et Luciano Bosio, directeur
général de Carat Expert, d'ajouter : « parmi les mouvements qui ont marqué la
presse ces dernières années, personne ne peut nier que c'est le phénomène le
plus novateur. Et ce, d'autant plus que personne ne pensait que cela se
passerait aussi bien au niveau du lectorat. » Cloués au pilori lors de leur
arrivée en France, en février et mars 2002, Metro comme 20 Minutes, où
Pierre-Jean Bozo remplace depuis la mi-janvier Hervé Pointillart au poste de
P-dg, sont parvenus à créer denouvelles habitudes de lecture dans les zones
géographiques où ils sont distribués et ce, dans un pays qui connaît le taux de
lecteurs de quotidiens le plus bas d'Europe. Selon une étude de lectorat menée
l'an dernier pour 20 Minutes par Ipsos et auditée par le CESP, il apparaît
qu'avec 1 360 000 lecteurs, le titre se classe à la seconde place des
quotidiens en Ile-de- France, derrière Le Parisien (1 563 000 lecteurs) et
devant Metro (1 044 000 lecteurs). « Cette étude a été menée selon une
méthodologie similaire à celle d'EuroPQN », tient à préciser Laurence Bidier,
sachant que Metro et 20 Minutes viennent d'assigner en justice cette instance
pour refus de prise en compte des titres dans ses mesures d'audience. L'un
comme l'autre mettent surtout en avant une surpénétration auprès des cibles
sous-consommatrices de presse, à savoir les jeunes et les femmes. En région
parisienne, 66 % de la population féminine et 64 % des 15-24 ans sont, en
effet, des non- lecteurs de presse quotidienne. « La presse payante séduit de
moins en moins les jeunes qui, entre la télévision, la radio et Internet, ont
d'abord des habitudes de consommation de médias gratuits », estime, par
exemple, François Rossignol, cofondateur de Sport Free Attitude, en charge du
marketing et du commercial du titre. Pour accroître ses performances d'audience
auprès des femmes, 20 Minutes a, notamment, eu recours, en partenariat avec
Cospirit, aux techniques du chronomarketing afin d'adapter au mieux ses
horaires de distribution à ceux des femmes qui déposent leur progéniture à la
crèche ou l'école. Si les gratuits veulent montrer que leur accessibilité leur
a permis de séduire des non-lecteurs, ils mettent également en avant des taux
de duplication avec les payants relativement modestes. Selon l'étude de 20
Minutes, parmi les 15-34 ans, 37 % sont également lecteurs de Metro, 17 % de
L'Equipe, 15 % du Monde et 13 % du Parisien. Pour renforcer encore sa
pénétration auprès de ces cibles de choix, 20 Minutes lancera cette année un
certain nombre de hors-séries dont les thématiques seront notamment orientées
vers les femmes et le sport. « Notre cible est clairement celle des jeunes
actifs urbains pour pouvoir être complémentaire de la presse payante », précise
Laurence Bidier. Du côté de Metro, déjà présent à Paris, Lyon et Marseille, et
depuis la mi-janvier à Toulouse, 2004 devrait être l'année du déploiement
géographique. Le quotidien du groupe suédois Kinnevik a commencé l'année en
élargissant ses points de distribution via un accord signé avec McDonald's.
Metro figure ainsi depuis le 5 janvier aux côtés du consumer magazine Ça se
passe comme ça, dans les présentoirs de 55 restaurants de la marque, 43 à Paris
et 12 à Lyon. Le titre vient également de conclure un accord exclusif avec
Sodexho pour figurer dans une quarantaine de cantines de grandes entreprises
parisiennes.
Des généralistes aux spécialistes
Pour
Metro, qui ambitionne d'être « le premier quotidien gratuit national et le
premier groupe de presse gratuite », dixit Valérie Decamp, l'entrée, en
septembre dernier de TF1 dans son capital à hauteur de 34,3 %, a clairement
permis d'accroître sa légitimité. L'arrivée de la société audiovisuelle a, non
seulement valorisé Metro France à hauteur de 36 millions d'euros, mais aussi
permis de mettre en œuvre des synergies éditoriales via un échange de contenu
avec e-TF1. Leur rapprochement pourrait aboutir au développement de nouveaux
titres thématiques. Ce n'est bien évidemment pas un hasard si, dans une
interview donnée au Monde à l'automne dernier, Patrick Le Lay, P-dg de TF1,
indiquait que son groupe « pourrait imaginer » un développement dans la presse
de sport gratuite. « Du point de vue du métier et de l'équation économique, la
presse gratuite ressemble au support internet, que nous connaissons bien avec
e-TF1 », ajoutait-il. Pour l'instant, Sport est le seul gratuit à s'être lancé
sur ce créneau. Financé par des fonds d'investissements privés, ce mensuel est
arrivé sur le marché le 10 octobre dernier. Distribué à 500 000 exemplaires à
Paris, en Ile-de-France et dans 10 agglomérations françaises (Bordeaux, Lille,
Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Rennes, Strasbourg, Toulouse), le
titre y est diffusé par colportage aux sorties de métro, dans les gares SNCF et
dans des clubs de sport comme le Club Med Gym. « Notre arrivée donne le coup
d'envoi de la seconde étape que va maintenant franchir la presse gratuite,
estime François Rossignol. Sport est un magazine, donc moins cher à faire qu'un
quotidien, positionné sur le segment a priori plus florissant et assez peu
travaillé depuis 15 ans qu'est la thématique sportive. » Si cette thématique a
effectivement d'emblée paru séduisante au marché, la périodicité mensuelle, en
revanche, laisse sceptique sur la possibilité de créer un rendez-vous fixe avec
les lecteurs. C'est pourquoi, après le dernier numéro daté de décembre, Sport
reviendra, en mars, sous forme hebdomadaire, périodicité plus viable pour un
gratuit. La diffusion sera portée à 600 000 exemplaires, mais la pagination
réduite à 48-58 pages contre les 64 pages des trois premiers numéros. Comme
cela a été le cas pour les autres gratuits, le colportage sera réduit au
bénéfice des présentoirs installés dans des lieux clairement identifiés. « Il y
a une vraie limite de périodicité pour établir une régularité de lecture au
regard des problèmes de distribution, explique Luciano Bosio. Un hebdomadaire
comme A Nous Paris a réussi en surfant sur le phénomène des transports en
commun, qui réussit également depuis aux quotidiens. Mais envisager un mensuel
gratuit semble impossible à moins d'avoir un positionnement et une distribution
ultra ciblés. » C'est la carte qu'a choisie de jouer Newzy en s'adressant aux
cadres supérieurs travaillant dans les entreprises franciliennes. « Nous nous
positionnons sur la job attitude de cette population qui recherche un équilibre
entre sa vie professionnelle et privée », résume Côme de Chérisey, cofondateur
et directeur de la publication. Et ce dernier d'ajouter : « Si la gratuité
n'est pas un problème pour les cadres supérieurs qui ont l'habitude de
recevoir gratuitement l'information via Internet ou les magazines que reçoit
l'entreprise, arriver à eux est extrêmement complexe. » En 2003, les 180 000
exemplaires des trois numéros trimestriels ont ainsi été distribués dans les
quartiers d'affaires de Paris et des Hauts-de-Seine, via un système de portage
dans les entreprises et de colportage dans les parkings, les restaurants
d'affaires, etc. Passé bimestriel dès février, et distribué à 140 000
exemplaires, le titre développera également l'abonnement gratuit et nominatif
amorcé l'an dernier.
Pub à la hausse
« Ce système de
distribution permet de toucher 100 % des cadres actifs en entreprise, sans
déperdition, ce qui n'est pas le cas de nombre de magazines payants qui mettent
en avant le poids de cette population dans leur lectorat, et les annonceurs
l'ont d'ailleurs bien compris », affirme Côme de Chérisey. Oscillant entre 20
et 30 pages payantes, le titre a déjà réussi à intéresser un certain nombre de
marques automobiles, de téléphonie et de services. Pour ces publications qui
sont financées à 100 % par la publicité et les opérations de marketing direct,
convaincre les annonceurs n'est rien de moins qu'une condition de survie. Pour
Metro et 20 Minutes qui sont arrivés à un moment où le marché publicitaire
commençait à s'ancrer dans une apathie persistante, le pari était et reste
encore lourd à relever. « S'y ajoutent des raisons structurelles qui font qu'en
France, on utilise la PQN dans une logique d'influence, pour toucher les
leaders d'opinion, ce qui relève plus de l'irrationnel que du médiaplanning
rationnel, mais qui explique que les gratuits n'ont pas trouvé immédiatement
leur marché », note Aline Moreau. Du côté des titres, on affirme être dans les
objectifs du plan de lancement, à savoir l'équilibre à trois ans. « Avec 5 ME
de CA publicitaire en année 1 et 15 ME en 2003, nous sommes parfaitement dans
la plaque du business plan qui, comme pour les éditions suisse et espagnole,
prévoit d'aboutir à la rentabilité en trois ans, soit en 2004 pour la France,
résume Laurence Bidier. Nous apportons chaque jour, sur un plateau, une
puissance sur des cibles que l'on trouvait avant, de façon morcelée, en mixant
plusieurs médias. » A la direction générale de Metro, Valérie Decamp annonce
un chiffre d'affaires publicitaire de 9,7 ME et un équilibre atteint pour la
première fois en décembre dernier. « La situation s'est inversée par rapport
au début où nous devions faire de la pédagogie auprès des annonceurs,
constate Luciano Bosio. Aujourd'hui, on doit plutôt leur dire de ne pas les
comparer directement aux quotidiens payants. Globalement, la demande est forte
pour des supports qu'ils reconnaissent comme efficaces ». Et Aline Moreau
d'ajouter : « Au départ, il y avait un portefeuille d'annonceurs qui
communiquaient soit dans Metro soit dans 20 Minutes, en fonction de
l'élasticité des conditions de négociation. Aujourd'hui, un certain nombre de
gros annonceurs utilisent vraiment le média gratuit en tant que tel en
communiquant dans les deux titres. » Le tiercé gagnant se compose des Nouvelles
Technologies, des Voyages-Tourisme et de la Distribution, mais va en
s'élargissant vers des secteurs comme l'Entretien ou l'Hygiène-Beauté, par
exemple. « Les secteurs les moins réceptifs sont le Luxe, la Banque, les
Assurances et l'Alimentation, qui sont globalement moins habitués que d'autres
à la presse quotidienne en général », note Laurence Bidier. Mais les annonceurs
présents le sont surtout sous la forme d'annonces promotionnelles et autres
formes de marketing direct. « On n'est pas dans la même qualité de lecture que
celle d'un quotidien acheté, conservé et relu, mais plus dans une consommation
média éphémère. C'est pourquoi je recommande surtout des messages instantanés
», confirme Catherine Villa, directrice médias chez Initiative Media. «
L'Automobile considère encore que les gens qui prennent le métro n'ont pas de
voiture, raconte, par exemple, Pascal Mangin, directeur conseil chez BETC Euro
RSCG. Une marque comme Peugeot est présente sous forme d'annonces
promotionnelles, de one shots, car ces titres ne sont pas des vecteurs d'image,
n'ont pas encore d'intérêt institutionnel pour une campagne d'image. » Pour se
démarquer des quotidiens payants, les deux gratuits ont choisi de jouer à fond
la carte des opérations spéciales, souvent relayées par du street marketing.
C'est, par exemple, les surcouvertures “miroir” de Panasonic ou parfumée du
dentifrice Xperience de Signal. Mais le catalogue des régies publicitaires
internes comprend également des cavaliers, de l'encartage, de l'échantillonnage
et une surdiffusion via des sélections géomarketing des points de diffusion. «
Nous souhaitons apporter des solutions globales média-hors-médias, proposer de
nouveaux formats, même si le core business reste la vente de pages », résume
Valérie Decamp.
Les gratuits intéressent les payants
« La valeur ajoutée de cette presse est d'avoir fait bouger l'état d'esprit des
quotidiens payants qui, aujourd'hui, sont beaucoup plus ouverts lorsqu'on leur
parle d'opérations spéciales », sourit Catherine Villa. Mais l'arrivée des
gratuits n'a pas fait bouger que les services commerciaux de la PQN. Après le
déni, les groupes de presse réagissent en peaufinant leurs propres projets. Le
premier pas avait consisté à entrer dans le capital des gratuits. Le groupe
Ouest-France détient ainsi 50 % de 20 Minutes, le groupe Amaury 50 % d'A Nous
Paris avec la Comareg (groupe de presse gratuite, filiale de Socpresse) et La
Dépêche du Midi, 28 % de Hima Media qui vient de lancer dans la capitale Je
Paris, un news mensuel gratuit pour les gays urbains branchés. La Provence, du
groupe Hachette Filipacchi Médias avait déjà fait un pas supplémentaire en
lançant Marseille Plus, en 2002, pour contrer Metro. D'autres initiatives
s'annoncent aujourd'hui du côté de Sud-Ouest, à Bordeaux, et du Progrès, à
Lyon, auxquelles s'ajoute le projet du trio Amaury-Hachette-Socpresse. Des
projets qui n'inquiètent pas plus que cela pour l'instant, même si aucun pays
n'a, pour l'instant, prouvé la viabilité de plus de deux quotidiens gratuits
dans la même zone géographique. « Plus la famille de la presse gratuite
s'agrandira, plus on aura de poids pour peser sur les instances officielles »,
estime François Rossignol. Du côté du marché, on ajoute que cette presse doit
avant tout faire ses preuves d'audience. « On attend des garanties d'audience
car, pour être perçu comme des grands, il faut rentrer dans la cour des grands
», résume Aline Moreau.
Inflights : les pionniers de la gratuité
l « Cela va nous permettre de travailler le média gratuit en parfaite complémentarité et transversalité », se réjouit Catherine Pois, Dg adjointe d'Interdeco Inflight. “Cela”, c'est l'exploitation des 57 salons de la compagnie Air France, jusqu'ici aux mains de JCDecaux Airport, et que vient de récupérer le département Air France hors-médias de la régie. Parallèlement aux magazines Air France Magazine et Air France Madame, Interdeco Inflight gérait déjà des supports comme les dos de billets, les serviettes rafraîchissantes, etc. Pour Catherine Pois, ces deux titres se positionnent moins comme des consumers que comme de véritables magazines gratuits de contenu. Si le premier fait clairement référence à la compagnie et aux produits vendus à bord, ce n'est pas le cas du second qui, « si on retirait le logo, serait un magazine féminin à part entière », estime Catherine Pois. Le logo et le contenu d'Air France Madame, qui n'est lui diffusé que dans les espaces Première et Affaires, ont d'ailleurs été modifiés l'an dernier pour accentuer son positionnement haut de gamme. Une montée en gamme également réalisée l'an dernier par France TGV, rebaptisé pour l'occasion TGV Magazine, « car c'est en fait le nom que tout le monde lui donnait », explique Gilles About, P-dg de Textuel. Le magazine, qui est diffusé dans les voitures 1re classe et les voitures-bars, s'est davantage ouvert aux loisirs, à la culture et aux informations sur le tourisme. « Les inflights sont historiquement les premiers magazines gratuits », estime Gilles About. Des magazines dans tous les cas reconnus par le marché. TGV Magazine a vu sa pagination publicitaire bondir de 21 % l'an dernier à 292 pages. Chez Interdeco Inflight, le CA d'Air France Madame a progressé de 21,2 % et la pagination de 19,1 % (299 pages), celui d'Air France Magazine de 8 % et la pagination de 4,7 % (749 pages).