La fusion des idées, pas la confusion food Entre responsabilité et culpabilité, les inquiétudes du consommateur
Chercheur au CNRS, Claude Fischler est l'auteur de "L'Homnivore"(Editions Odile Jacob ), bible transdisciplinaire sur nos comportements face à l'alimentation. Il y recroise les champs de la sociologie, de l'anthropologie, de l'histoire, de la biologie, de la psychologie. Aujourd'hui, il dirige une vaste étude internationale sur les attitudes en regard de la nourriture, du corps et de la santé. A côté, les études marketing s'avèrent un peu légères...
Je m'abonneQuels changements et quelles évolutions notables avez-vous constaté vis-à-vis de l'alimentation depuis la parution de "L'Homnivore" ?
J'avais mis en valeur certaines tensions dans ces domaines qui,
comme lors de séismes, font dériver les continents, créent des zones de
failles, provoquent des secousses avec des répliques et réapparitions de
phénomènes. Ainsi, plus l'alimentation se transforme, plus la distribution
change. Certains comportements liés aux conditions de vie, à certaines
contraintes et déterminants se généralisent. Comme pour le budget-temps des
ménages où la femme continue à effectuer une double journée de travail. Mais le
diagnostic le plus important est que l'individu vit une relation inconfortable
vis-à-vis de l'alimentation. On tend à faire des produits alimentaires des
produits de consommation comme les autres. Alors que le problème
anthropologique est de le faire entrer en soi, de l'incorporer. D'où la
préoccupation actuelle : « Si je suis ce que je mange, il faut que je sache ce
que je mange. Si je ne sais plus ce que je mange, je ne sais plus qui je suis.
»
A la mère nourricière bienveillante, se serait donc substituée la marâtre industrielle ?
Je pense surtout que nous subissons une
très forte individualisation de l'alimentation. Dans toutes les sociétés, la
nourriture jouait un rôle social. Elle était la responsabilité de tous et de
chacun. On y mangeait selon des règles explicites ou implicites, la religion,
les usages, les lieux, la scansion du temps... Aujourd'hui, sous le
bombardement d'informations nutritionnelles, dans les tensions entre les
différents modes de vie, les sollicitations de la santé publique, l'individu
devient à la fois responsable et coupable de ses choix alimentaires.
Sommes-nous malades de l'hystérie de la consommation ?
Il existe bien sûr des convergences dans les zones de névrose. Mais je pense
que nous nous trouvons face à un paradoxe. La logique de marché implique un
système de contrôle et de régulation qui contrarie le mouvement
d'individualisation.
Que pensez-vous de l'augmentation des maladies de la nutrition comme l'obésité ?
Le plus difficile à supporter
pour les individus est d'avoir à se déterminer soi-même sans mauvaise
conscience. Un discours responsabilisant entretient les erreurs, les illusions,
le moralisme et l'idéologie. On dit ainsi que les cancers et les maladies
cardio-vasculaires sont liées à la nutrition. On oublie de dire que l'espérance
de vie a considérablement augmenté et que l'on mange bien mieux qu'auparavant
des aliments dont la qualité s'est améliorée. De même pour l'obésité où l'on ne
parle guère de déterminismes sociaux et de génotypes. Il faut aussi préciser
que le corps humain est constitué pour faire face à des périodes de pénurie où
il consomme ses réserves. Les journaux et les magazines sont plus alarmistes
qu'il ne le faudrait. Il ne faut tout de même pas devenir un spécialiste de la
nutrition pour manger.
Que préconisez-vous ?
De
devenir des consommateurs éclairés grâce à une éducation sensorielle qui incite
à la recherche du plaisir et de la nuance. De pouvoir mettre en mots les
saveurs en traitant un peu les aliments comme des médicaments qui répondent à
certaines indications mais qu'il faut protéger de certaines altérations.
Dans "L'Homnivore", vous parliez de féminisation du monde. Qu'en est-il ?
Je dirais plus exactement que certaines habitudes
féminines telles la consommation d'eau minérale et de yaourt ont gagné
l'ensemble de la société. Et c'est au changement de statut des femmes que nous
devons la consommation de commodités comme les surgelés ou les plats sous
vide.
Que pensez-vous des grandes peurs alimentaires, vous qui travaillez sur la perception du risque dans l'affaire de la " vache folle " ?
Elles sont liées à la difficulté d'évaluer des risques nouveaux.
Ce retour de peurs ancestrales nous rappelle que l'être humain a toujours eu un
rapport anxieux à la nourriture. Déjà au XVIIIe siècle, Réaumur avait dû faire
face à une rumeur de chenilles mortelles qui polluaient les légumes. Pour la
vache, c'est une autre histoire. Rendre cannibales des herbivores, c'est cette
transgression qui a choqué la population. C'était aller jusqu'au répugnant et
au révoltant si l'on songe aux transformations intimes de l'ingestion d'un
aliment. Quant aux OGM, je dirais qu'ils constituent un OCNI, un Objet
Comestible Non Identifié. Ils n'offrent ni promesse ni bénéfice pour
l'alimentation.
Pensez-vous que le Fooding et la fusion food constituent des courants importants ?
Le Fooding ça ne veut rien
dire. Il ne suffit pas d'ajouter "ing" à un mot anglais pour en faire un
néologisme ou un mouvement (rires). Quant à la fusion food, je pense qu'elle
représente une véritable subversion et création de nouvelles architectures
gustatives dans sa version française. Elle dépoussière le principe de la
restauration classique qui consiste, avec des gammes de prix différents, à
s'approcher du modèle du 3 étoiles du guide Michelin. Les nouvelles variations
d'aujourd'hui associent des notions de bistrot, de brasserie, avec des horaires
plus souples, des menus plus souples que l'on peut ajuster à ses goûts et à ses
désirs.
Les études marketing vous semblent-elles satisfaisantes ?
Je dirais que les questions ne sont pas souvent pertinentes.
Elles sont soumises à la mécanique de la mode et aux tendances des créateurs de
tendances. Leurs outils méthodologiques sont très faibles.
Sur quoi travaillez-vous aujourd'hui ?
Je mène une étude sur les attitudes
vis-à-vis de l'alimentation, du corps et de la santé, dans sept pays auprès de
classes moyennes anglophones : Italie, Allemagne, Suisse, Angleterre,
Etats-Unis, Inde et France. C'est une très vaste enquête quantitative et
qualitative qui fait ressortir à la fois les différences culturelles et la
puissance de l'individualisation.