La designer et le pâtissier
Andrée Putman et Pierre Hermé ont travaillé ensemble et partagent un goût commun pour une modernité élégante. L'une va réécrire l'architecture d'intérieur du BHV, l'autre ouvre bientôt deux magasins à Paris confiés à l'architecte Christian Biecher et au designer graphique Yann Pennor's. Questions croisées à la designer et au pâtissier sur leur vision des liens entre design et cuisine.
Dorénavant le designer semble prendre le pas sur le cuisinier. Serait-ce une version de "Qu'importe l'ivresse pourvu qu'on ait le flacon"?
Andrée Putman : Je pense plutôt que c'est la réaction à
une anomalie effarante. Les nouveaux restaurants de ces trente dernières années
atteignaient des sommets de laideur et de vulgarité. Le goût de la modernité
avait beaucoup de mal à se frayer un passage parmi les bonbonnières rose saumon
(rires). Les nouveaux liens entre le design et la restauration ne sont jamais
qu'un effet tardif dans les moeurs, alors que, depuis longtemps, les boutiques
s'étaient fait l'oeil avec la publicité.
Néanmoins, la cuisine de ces nouveaux lieux n'y est guère convaincante !
A.P. : Ils
marquent le goût de faire une cuisine qui est à peine de la cuisine. Ils
préfèrent les délices des choses simples. Surtout, ils sont à l'opposé de la
gargote ou du bistrot crapoteux mais sympa. Certes, ces lieux qui s'ouvrent
sont inégalement jolis (rires) mais ils sonnent le glas des bouquets
chichiteux, des crédences inutiles et des dorures à l'envi.
Le design ne se met-il pas au service de la parade et de l'ostentation ? On y joue beaucoup à "Coucou, regardez avec qui je suis et qui me reconnaît ?" N'est-ce pas un peu le buffet des vanités ?
A.P. : Ces ragotages me
laissent indifférente. Ils vont effectivement de pair avec une cuisine
pasteurisée bien présentée. Le design peut effectivement répondre au fantasme
de quelques-uns de se sentir insérés dans une double page de Elle Déco
(rires).
La garantie 100 % design n'est-elle pas en train de créer des cocasseries tout aussi risibles que les décors passés qui nous amusent aujourd'hui ?
A.P. : La garantie d'être très très tendance est
toujours risquée. Et bien plus encore la peur de ne l'être pas assez (rires).
Tout doit être tellement nouveau et tellement drôle. Certains endroits sont
transformés en album de propositions. Le design est omniprésent. Nous sommes
tenus d'y être sensibles. Le vivre, le porter, l'offrir est une obligation. Le
design est alors utilisé pour surprendre et épater tout le monde. Or les choses
qui ont été faites juste pour étonner n'ont jamais compté dans l'histoire.
Qu'est-ce que le fooding ? Le mariage entre design et cuisine ?
Pierre Hermé : Je dirais que c'est juste une façon de manger ou
de consommer un peu plus moderne. Une attitude plus ouverte face à la cuisine
et la façon de manger.
Donc cela se limite au "hyper-branché" ?
P.H. : Ce n'est pas seulement le fait des restaurants branchés
au décor signé d'un designer connu et dont le propriétaire est une star. Pour
ce que j'en sais, le fooding promeut une modernité dans la cuisine et la
restauration, des domaines où il y a une forte tendance à regarder dans le
rétroviseur.
Qu'est-ce qui change vraiment ?
P.H. : La
cuisine doit évoluer. Et l'on éprouve plus de plaisir à manger dans certains
restaurants qui ont été pensés de manière contemporaine et qui ne sont pas
forcément gastronomiques. Nous avons fini par nous prendre une indigestion des
décors surchargés, des vaisselles clinquantes et du service obséquieux.
Mais l'insistance sur le design n'est-elle pas souvent un remède à une cuisine quelconque ?
P.H. : Les propriétaires de certains
endroits raisonnent plus par le ratio financier que par la qualité. Ces
établissements sont rentables. Ils marchent bien et l'on y mange
convenablement. Ils sont conçus pour le divertissement du mangeur.
La cuisine de fusion est-elle une vraie cuisine d'avenir ?
P.H : Je pense que oui. Mais il ne faut pas confondre fusion et
confusion. Pour faire vraiment de la "fusion food", il faut être un très bon
cuisinier. Il faut connaître les cultures et maîtriser les techniques.
S'intéresser à la genèse des plats et produits. Aimer la recherche et
l'expérimentation et être capable d'élaborer des réinterprétations singulières.
LE BRÉVIAIRE DU BOBO
Si lire "Les Bobos" de David Brooks vous "gave", gagnez en temps et en esprit avec l'ouvrage de l'illustrateur et romancier Jean-Philippe Delhomme. "Le drame de la Déco"* reprend une série de dessins qu'il avait créés pour le magazine américain "House & Garden". Vous y retrouverez d'implacables profils de Bobos. Son prochain roman, la "Dilution de l'artiste"* (livraison en février) porte sur les créateurs vexés, ratés ou branchés... * Editions Denoël