La complexité, l'autre du marketing ?
Philippe Pignarre dirige l'excellente maison d'édition Les empêcheurs de penser en rond. Auteur d'un ouvrage révélateur sur la dépression*, il publie plusieurs textes d'auteurs qui permettent de mieux appréhender l'actualité et de se forger des outils de réflexion pour l'avenir.
Quelle est la ligne éditoriale des Empêcheurs de penser en rond ?
Je dirais de façon lapidaire que nous travaillons sur les
nouvelles possibilités d'agir. Nous tentons de faire avancer la réflexion sur
quelques questions essentielles qui sont : Quel monde construisons-nous ?
Comment le vivons-nous ? Quelles sont nos capacités à agir sur lui ? Notre
collection tourne autour de quatre auteurs phares, François Dagognet,
philosophe et médecin qui écrit sur des problèmes contemporains et traite des
questions de bio-éthique et de morale ; Bruno Latour, un sociologue des
sciences qui étudie leurs places et celle de la politique ; Isabelle Stengers,
une philosophe qui analyse les liens entre sciences, société et politique ;
Tobie Nathan, l'un des créateurs de l'ethnopsychiatrie qui étudie les troubles
des migrants liés à des problèmes de culture pour redéfinir les rapports
pacifiques de l'Occident et des sociétés traditionnelles en termes de thérapie
et de politique.
Ne pensez-vous pas que depuis une vingtaine d'années, après la grande période de l'antipsychiatrie, de Foucault, Lacan, Barthes, Deleuze et Guattari..., la pensée s'est quelque peu assoupie ?
Même si des efforts collectifs considérables sont encore
déployés pour faire bouger la pensée, nous nous complaisons dans un monde de
répétition, de couper-coller, de résumés de textes précédents. Je considère
modestement que chaque livre édité doit faire bouger la pensée, même si c'est à
dimension millimétrique.
Que pensez-vous des événements survenus aux Etats-Unis ?
Je pense que le fossé culturel semblait s'être
comblé depuis cinquante ans. Les pays s'étaient rapprochés. Mais qui en Europe
aujourd'hui, oserait appeler Dieu à la rescousse, parler de croisade et de
lutte du Bien contre le Mal ? Nous ne percevons pas de la même manière les
événements, nous utilisons des mots différents même si les sentiments sont les
mêmes. Nous n'avons pas toujours su accorder son importance au discours.
Vous venez d'écrire "Comment la dépression est devenue une épidémie". Quelle leçon pouvons-nous en tirer pour l'avenir de la société ?
La dépression est une pathologie en liberté. Elle est
inorganisable. Il n'y a ni germe ni virus. Il n'y a pas de repères fiables.
Alors, lorsque les laboratoires inventent de nouvelles molécules, ils demandent
au marketing de trouver des manières d'en parler. Celui-ci puise dans le champ
des idées qui sont le plus en accord avec le produit qui va être lancé. Et même
si ces idées étaient minoritaires au départ, elles vont s'élargir pour coller
au produit. Regardez, on va prochainement parler de la dépression masculine. Ce
sont des produits qui ont du mal à s'imposer, il faut donc créer un marché. Le
marketing va aller rencontrer les chercheurs qui travaillent dans leur coin sur
le sujet. Il va les financer, les mettre en valeur, les stimuler jusqu'à ce
qu'il trouve un écho avec le produit à promouvoir. Par exemple, un
antidépresseur à valeur sédative va être accompagné d'un discours sur ces
formes de dépression avec accès de violence, colère, passage à l'acte qui
existent très peu dans la dépression féminine. Le marketing va ainsi élargir sa
niche en favorisant l'expression d'idées auxquelles on ne s'intéressait pas
auparavant. Ce genre de marketing ne travaille ni sur la vérité absolue, ni sur
la manipulation. Il marque l'échec de la pensée binaire et manichéenne. Rien
n'est vrai, rien n'est faux mais ce qui est faux peut devenir vrai et
réciproquement.
Nous allons donc vers une plus grande plasticité et une complexification de la pensée ? Quel exemple vous vient à l'esprit ?
Pensez au Harcèlement moral. C'est le plus grand succès de
librairie en psychologie depuis trente ans. C'est un mot que l'on ne trouvait
nulle part. La dépression était le plus souvent réduite à des causes
biologiques. Les professionnels de la santé mentale n'y avaient pas pensé. Ils
ont dû recomplexifier de manière intelligente leur approche. Marie-France
Hirigoyen était très minoritaire au départ et, c'est grâce aux patients qui se
sont reconnus dans son livre que la façon très artificielle de classer certains
troubles a été modifiée.
Vous qui connaissez particulièrement bien le marketing des laboratoires, pensez-vous que marketing et complexité fassent bon ménage ?
Il faut s'attacher à traduire les problèmes
existentiels et toujours ajouter de la complexité et de l'humanité. Cette
multiplicité est parfois un embarras pour le marketing qui porte parfois en lui
le désir inconscient de la tuer. Mais, plus on cherche à régulariser, plus les
mauvaises herbes repoussent entre les interstices. On croyait avoir cerné la
dépression, et le harcèlement moral est venu semer ses mauvaises herbes, pour
le plus grand bénéfice de tout le monde. Dans les systèmes les mieux organisés,
il y a des interstices, il faut croire en la vertu des mauvaises herbes.
Que faire contre les pathologies mentales à l'oeuvre dans nos sociétés ?
Je crois que la psychiatrie a un rôle à jouer. Depuis
l'antipsychiatrie, elle s'était figée dans un savoir universitaire et
académique. Il faut se rappeler quand Freud écrivait Malaise dans la culture.
C'est lorsque la psychiatrie et la psychologie tout à la fois pensent les
problèmes sociaux et sont pensées par eux, lorsque la confrontation existe à
nouveau que la société humaine avance. * Comment la dépression est devenue une
épidémie, de Philippe Pignarre. Editions La Découverte.