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La France est-elle prête pourun marketing ethnique ?

Immigration, montée de la world culture… la France “black, blanc, beur”devient de plus en plus une nation métissée. Pourtant, il n'est pas bien vu de parler de marketing ethnique. Un mal français.

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«Poser la question du marketing ethnique en France relève encore aujourd'hui du politiquement incorrect, au point qu'un vrai carcan est tombé sur les épaules de nos gens de marketing, constate Jean-Paul Tréguer, fondateur de Senior Agency et auteur, avec Jean-Marc Segati, de l'ouvrage Les Nouveaux marketing (Dunod, 2003). On est dans le même état de démangeaison sur ce thème qu'on l'a été sur les seniors il y a quelques années. » Sujet éminemment tabou, le marketing ethnique, qui vise à singulariser un individu pour sa différence, apparaît comme contraire au fondement même de la République. Parler de marketing ethnique équivaudrait pour certains à nier la France. « Cibler l'autre, c'est le différencier, le marquer, le singulariser, récuser le principe d'uniformisation de la communauté nationale dans un pays où les statistiques sur l'origine ethnique des populations sont interdites », commente Pascal Blanchard sur amadoo.com, un site qui se veut la référence des communautés noires à travers le monde en matière d'information, de services et de loisirs en ligne. Pour certains, le marketing ethnique porte en soi les germes du communautarisme. « Je suis assez farouchement opposé à l'introduction de la notion de communauté en marketing et c'est extrêmement dangereux, confirme le sociologue Gérard Mermet. Le marketing communautaire est contradictoire avec ce qu'est la France et le modèle républicain. La France n'est pas un pays qui a l'habitude de s'identifier selon son appartenance. » Pour Michel Ladet, directeur chez Risc International, « la vocation d'une grande marque n'est pas d'isoler les gens mais de les fédérer sur des intérêts communs, une marque communautaire s'appuie sur des choses qui divisent les gens ». Cité par Jean-Paul Treger dans son ouvrage, Robert Rochefort, directeur du Crédoc, confirme que « les industriels hésitent, car la segmentation par l'ethnie ressemble à une ségrégation et peut être interprétée comme l'exclusion de la majorité ». Et Thomas Tougart, directeur général d'Ipsos Observer, d'insister : « Quand on parle de marketing ethnique en France, on a l'impression de dire un gros mot. Il y a là un vrai problème culturel. » Mais, pour Rachel Vidal, étudiante en 3e année à l'Essec, « le premier problème de la France est qu'on y a une idée très négative du business. Vouloir faire du marketing ethnique, c'est dire que l'on veut faire du business. »

Une situation paradoxale ?


Faut-il alors renoncer à s'adresser à des populations qui ont des besoins spécifiques, ne serait-ce que par leurs habitudes alimentaires ou les caractéristiques de leur peau ou de cheveux ? « Le propre du marketing est la recherche de critères de différenciation et la segmentation », remarque Juergen Schwoerer, directeur de Sociovision. « Il est légitime qu'une marque regarde s'il y a un nouveau critère de segmentation à découvrir, encore doit-il être pertinent et évident », ajoute Jean-Pierre Fourcat, vice-président de Sociovision Cofremca. La question est donc de savoir si, en France, il existe une ou des populations qui justifient par leur nombre, le lancement d'un process industriel. Paradoxal de penser que le marketing ethnique reste tabou alors que la France est un foyer d'immigration majeure. Jean-Paul Tréguer estime à environ 12 à 14 millions de personnes les communautés ethniques en France, soit plus de 20 % de la population. Sur ce nombre, environ 5 à 6 millions seraient en provenance des pays d'Afrique du Nord (immigrés, étrangers et “beurs” nés en France), entre 3,5 et 6 millions seraient d'origine antillaise ou africaine, plus d'un million serait d'origine asiatique et environ 2 millions d'origine européenne. L'agence Amarcom prépare une cartographie, “La France Arabe”, un annuaire qui comportera quelque 40 000 références d'individus de culture arabe en France. « La diversité est croissante ne serait-ce que par les flux migratoires, traditionnels et nouveaux », souligne Jean-Pierre Fourcat. Si l'on ajoute aux populations ethniques françaises leurs homologues dans d'autres pays européens, on obtient des tailles de marchés qui deviennent intéressantes en volume. Le groupe L'Oréal estime à 6 millions le nombre de personne d'origine africaine en Europe, dont 2,5 millions en France, 1,5 million en Grande-Bretagne, 500 000 en Allemagne, 500 000 aux Pays-Bas, et 1 million pour le reste du continent. Il en va de même pour la population arabe. « S'il y a un marché, s'il y a un besoin, il serait naturel d'y répondre », explique Jean-Paul Tréguer. Le problème, c'est comment.

Les secteurs “évidents”


L'alimentation et la cosmétique sont les deux secteurs où la segmentation ethnique commence à apparaître en France. D'abord limitée à des marques ethniques et de la distribution de proximité, elle commence à atteindre une plus grande visibilité. Les grands distributeurs proposent désormais dans leurs rayons des produits casher et halal. Entre Yorik de Yoplait, Laban et Elben de Bridel, Lactéor et Raib de Candia, toutes les grandes marques de produits laitiers ont désormais ajouté une proposition de lait fermenté ou caillé (un produit consommé en général en accompagnement de plats orientaux traditionnels) à leur gamme. Côté cosmétique, le groupe L'Oréal est particulièrement actif (voir p. 12). Avec pour slogan, “Le juste teint pour nous toutes”, Gemey-Maybelline propose, entre ses différents fonds de teint, 13 teintes adaptées à tous les types de peaux. Côté Services, on peut citer Air France, France Télécom (carte téléphonique spécifique à destination des trois pays du Maghreb) ou encore Western Union s'adressant avec des offres spécifiques et une communication adaptée aux groupes ethniques. Mattel a exporté en France les Amies de Barbie comprenant des modèles de poupées noires, hispaniques ou asiatiques. En octobre dernier, la collection Les Flavas comprenait également des poupées noires et asiatiques. Enfin, Gerbe a créé l'an dernier le premier collant ethnique sous la marque Ethnic Colours, une gamme déclinée en 10 nuances, dont deux teintes exclusives pour les peaux noires et une très pâle pour les carnations asiatiques. Fin janvier 2004, une campagne presse et abribus pour Eminence mettait en scène Naomi Campbell. La publicité à son tour, encore timidement, se met au “métissage”. « Même si le terme marketing ethnique hérisse, on a pris conscience que le monde est mélangé et métissé », souligne Serge Luminiana, directeur à la Sorgem, qui a travaillé sur la création de Trace TV, une télévision qui parle des cultures du monde entier. Actuellement, une campagne presse pour les fonds de teint Gemey-Maybelline met en scène trois jeunes femmes, dont une noire. Les récentes campagnes Orange soulignent dans chaque spot des différences qui se rencontrent grâce à la communication. « C'est le type même de communication autour des valeurs de la communauté », explique Thomas Tougart. En avril 2002, une publicité pour Cœur de Lion (groupe Bongrain) présentait dans ses 11 spots des noirs, des arabes et des gays dans des scénarios très créatifs. Fin 2002, la campagne d'affichage Tati montrait des noirs, des arabes, des asiatiques, des blancs avec pour slogan “Tati est à nous”. Dans la pub TV pour Eau de Perrier, toutes sortes d'individus d'âge, de corpulence, d'origine sont représentés dans un train. La récente campagne presse de La Redoute inclut une femme afro-antillaise dans ses visuels. Un consommateur noir également parmi des blancs dans la campagne Babybel. Trois mannequins (noire, asiatique, blanche) pour la campagne Le Rouge de Clarins. Il est vrai que la campagne est internationale, et que la marque est présente aux Etats-Unis où elle a de grandes ambitions. L'Oréal inclut désormais parmi ses “ambassadrices” des personnalités de couleur : Naomie Campbell, Noémie Lenoir, Agbani Darego, Beyoncé Knowles, Gong Li, Michele Reis… Le football a starifié des sportifs comme Zidane, Dessailly, Anelka ou Wiltord, le tennis Yannick Noah… « En France, comme aux Etats-Unis, rappelle Jean-Paul Tréguer, les vedettes appartenant aux ethnies minoritaires permettent à la fois d'émettre des signaux forts aux membres des différentes communautés ethniques (“Je vous reconnais puisque j'utilise l'un de vos membres pour promouvoir ma marque”) et d'émettre un message d'intégration et de normalité pour tous les consommateurs (“En utilisant ce personnage, je montre que, quelle que soit la couleur de sa peau, je considère tous mes clients de manière égale”) ce qui, dans un pays obsédé par la notion d'intégration, est très positif. ». En revanche, à part du street marketing et des médias de proximité pour des campagnes Western Union ou France Télécom, les marques nationales sont peu présentes dans les médias ethniques en France, qui, pour l'instant du moins, sont encore peu représentatifs ou ont une audience réduite. SoftSheen-Carson est présent, pour Optimum Care et Megahertz, dans le numéro de décembre/janvier 2004 de Miss Ebène. Et annonce dans Divas, le féminin de couleur, pour ses Golden Scissors Awards. Des parfums (Bulgari, Rochas Absolu, Very Irrestible Givenchy, Lui de Rochas, Montblanc Individuel) ont ajouté Miss Ebène, Amina et Divas de ce début d'année à leurs plans médias. Si toutes les grandes marques (y compris les enseignes de distribution) ont demandé des dossiers à Beur FM ou Beur TV (qui s'appellera désormais LCM, La Chaîne Méditerranée), peu sont devenues annonceurs. Est-ce à dire que les médiaplanneurs et les agences sont peu sensibles à ces médias ? Néanmoins, Thomson Multimédia a choisi Beur TV; Air France, France Télécom, Western Union, Moneygram, But et Conforama en régional, ou encore Knorr et la collective du pruneau ont utilisé Beur FM.

Un monde de plus en plus mélangé


« Plutôt que de parler de marketing ethnique, parlons de gestion des minorités, c'est-à-dire la gestion de groupes sociaux qui partagent des choses en commun », constate Jean-Pierre Fourcat. Et Juergen Schwoerer de souligner qu'il est important de regarder les individus sur des valeurs communes plutôt que sur la langue qu'ils parlent ou la couleur de leur peau : « Si l'on s'imagine qu'un groupe ethnique est homogène, on passe à côté de la réalité. » La première étape est d'abord de connaître et d'étudier les populations ethniques. Pour Esther Flath, directrice associée de la Sorgem, le marketing ethnique peut être abordé de deux façons : « Soit les entreprises visent une communauté ethnique directement, soit elles ont des raisons de se demander s'il n'y a pas des pratiques différentes de leur marque ou de leur produit qui peuvent être sources d'enseignement. A partir du moment où l'on se pose ces questions, il est indispensable d'étudier les différences entre représentation et pratiques. Il n'y a pas de mal à regarder des cibles différentes. En, revanche, il faut faire preuve d'une très grande exigence déontologique afin de prendre toutes les précautions pour éviter de pousser à la discrimination. » Il y a là une grande richesse à découvrir : les études montrent l'ouverture croissante des individus aux pratiques étrangères ou aux cultures étrangères : l'explosion de la cuisine exotique et de la world culture en témoignent. « La réalité sociale d'aujourd'hui et de demain est que le monde est de plus en plus mélangé. La France est en retard dans cette approche », remarque Serge Luminiana. « On est en pleine période de sensibilisation des marques », conclut Jean-Paul Tréguer. A quand, comme aux Etats-Unis chez Procter & Gamble, des “Vice-Presidents for Ethnic Markets” ?

Anika Michalowska

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