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Jean-Christophe Beau et Philippe Savereux (Market Vision) Equipes marketing, adoptez un consommateur !

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Les outils dont disposent le marketing pour comprendre le client sont-ils encore opérants ? Certains experts en doutent et proposent d'explorer de nouvelles frontières et notamment celles du cerveau humain. Nous avons demandé à Jean-Christophe Beau et Philippe Savereux, conseils en marketing stratégique, ce qu'ils pensent de cette approche.

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Dans une nouvelle “bible”, Dans la tête du client. Ce que les neurosciences disent au marketing (1), Gérald Zaltman, professeur à la Harvard Business School, invite les marketers à changer de paradigme et à s'intéresser aux neurosciences. Pourquoi cet intérêt pour ces nouvelles sciences ?


Philippe Savereux : Quand les entreprises commencent à souffrir, qu'il devient de plus en plus difficile de vendre, que l'on sait que l'actionnaire n'acceptera jamais 0,4 % de croissance sur l'an prochain... trouver de nouveaux leviers de croissance est une obligation et il devient vital de se poser de nouvelles questions sur les consommateurs, des questions plus fines. Je dirais que ce livre, et l'émergence des neurosciences, est une réponse à l'américaine à un problème qui touche un peu l'Occident. A l'américaine, on répond donc par l'imagerie numérique et la dernière réflexion de la Harvard Business School sur l'imprégnation mentale. En France, nous sommes assis sur une tradition sociologique large, et aujour-d'hui, nous allons plutôt chercher nos réponses dans les sciences humaines. Notre différence culturelle est ici très visible. Jean-Christophe Beau : Lorsque l'on dit aux décideurs marketing qu'ils doivent essayer de comprendre les choses différemment, on peut le faire au travers de la persuasion périphérique en leur disant : « Passez par des gourous, par des gens qui savent. » Et Gérald Zaltman reste dans ce paradigme, puisqu'en substance il dit : « Toi marketer, tu n'es pas de ceux qui savent décrypter, tu ne sauras jamais. Ecoute nous, nous qui sommes de Harvard. » Ce qui revient à dire aux hommes du marketing qu'ils doivent démissionner face à l'obscurité de la tête des gens. Nous, nous sommes plutôt dans une posture inverse. Nous pensons que les marketers sont tout à fait capables d'essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête de leurs clients. Mais si nous voulons éveiller les décideurs, il faut parler leur langue, être légitimes. Nous ne disons jamais à nos interlocuteurs que nous sommes des scientifiques, passionnés par l'anthropologie, les sciences humaines, parce que ça fait fuir. En revanche, en adoptant une posture d'hommes de terrain, très concrets, qui parlent leur langue, nous pouvons les amener à accepter de voir les choses autrement. Alors que si nous restons dans le paradigme du bouquin, qui est “C'est compliqué, c'est dans l'inconscient, c'est la métaphore, les archétypes ; il faut bien jouer sur les archétypes humains, transculturels”, le marketer qui a son plan marketing à faire, il s'enfuit.

Pour justifier cette approche, Zaltman écrit que “95 % des activités cognitives du consommateur se déroulent sous le seuil de l'inconscient”. Que pensez-vous de cette affirmation ?


P. S. : Cette idée d'inconscient entre assez bien dans cette école de sociologie de combat, un peu à la Bourdieu, qui, en termes de marketing, est un peu limite, un peu molle. En substance, elle dit qu'il existe des forces - la domination, l'inégalité… -, qui agissent sur les individus au niveau social à l'insu d'eux-mêmes. Ce que l'on ne comprend pas chez le consommateur, et on en prend beaucoup puisqu'on en prend 95 %, on le met dans la case de l'irrationnel donc de l'incons-cient. Le saut me parait limite. Nous, dans la pratique, nous ne croisons pas l'inconscient, ou peut-être, dans des cas extrêmes de comportement automatique. Exemple : on vous donne une pizza, vous êtes obligés de la manger, mais du coup cela ne veut pas dire que vous allez en acheter plus. Dans tous les comportements, même ceux d'achats rapides en cinq secondes, il existe une rationalité, une logique. Cette idée qui consiste à dire qu'il existe un paquet de trucs totalement inconscients qui ne deviennent conscients qu'au prix de techniques hypersophistiquées, du type imagerie cérébrale, auxquelles l'auteur fait référence, je ne la constate pas. Il passe d'un extrême à l'autre. D'un extrême qui consiste à dire « Si on demande aux gens sereinement leur avis, ils vont nous le donner et il n'y a plus qu'à le prendre au premier degré » - et là, effectivement, on va à l'échec en lançant des produits sur des mauvaises bases -, à l'autre extrême qui consiste à dire « Puisqu'ils disent n'importe quoi, c'est qu'ils sont les marionnettes de leur inconscient, une sorte de truc global, qui agit sans que l'on sache pourquoi. » D'ailleurs, l'auteur n'en dit pas long sur ce point, et c'est le côté “peanuts” du livre. Pour comprendre l'inconscient, il faut être un prince, un magicien de la métaphore, « C'est un truc inconnu, mais moi, je peux vous guider dans le mystère. » JC. B. : Un des passages les plus importants du livre est celui où l'auteur aborde le rôle des études. En substance, il dit qu'il y a les études de marché dont le but est d'expliquer « pourquoi les consommateurs vont acheter tels ou tels produits, pourquoi ils vont avoir tel type de réactions face à une offre produits ». Puis il y a les études de marché B. Celles qui vont s'intéresser au fond de marque, à ses valeurs. L'auteur dit situer sa réflexion dans cette catégorie. Et je veux bien croire qu'à ce stade, celui qui consiste à aller sonder les imaginaires, les représentations activées, à se demander pourquoi les gens aiment telles marques plutôt que d'autres, les marketers ont besoin d'aller vers des choses plus subtiles, comme décrypter l'inconscient. Cela étant, nous pensons qu'il existe déjà tellement de leviers, de gisements d'efficacité à trouver en écoutant ce que les consommateurs ont à nous dire d'une manière très rationnelle, qu'il n'est pas toujours nécessaire d'aller vers ce type d'approche.

A votre avis, comment l'homme de marketing doit-il aujourd'hui aborder le consommateur ?


JC. B. : Le B. A.- BA du B. A.- BA est de se dire que chacun voit les choses à sa façon. Il y a une phrase du Talmud que j'aime beaucoup, et qui dit “Tu ne vois pas le monde tel qu'il est, mais tu vois le monde tel que tu es”. Le marketer a tendance à prêter des idées aux consommateurs, à faire des projections du monde à partir de soi. Il faut accepter de se dire : c'est quoi la logique de cette personne ?, accepter son raisonnement et admettre qu'il peut y avoir plusieurs logiques qui coexistent, sans les juger. Il faut que le marketer cesse de croire que le consommateur qui ne pense pas comme lui est idiot. Lorsque l'on arrive à ce jugement, c'est que, globalement, on a rien compris parce que l'on reste figé sur sa propre vision du monde. Il faut donc accepter d'autres raisonnements. Reconnaître qu'il existe des raisons très différentes pour lesquelles on fait quelque chose. Le professeur Alex Mucchielli, qui défend l'idée d'une science de la communication, dit que ce qui est fondamental, c'est l'intention, le projet que poursuit une personne. Si vous voulez que votre produit soit possible pour cette personne, soit sur son chemin et qu'elle le décode, il faut se poser la question de son intention. Et c'est le travail que nous faisons avec les équipes marketing. Avec un maître mot : mettez-vous à la place, non pas du client unique puisqu'il n'y a pas une masse où tout le monde pense pareil, mais de différents types de clients.

Les études quali n'ont-elles pas pour ambition de faire ce travail de décryptage des intentions ?


JC. B. : Les études quali vont aider à comprendre les choses, mais certains instituts d'études ont tendance à laisser le marketer au milieu du gué, en lui disant “à vous de faire le dont acte.” Or, il faut accompagner les marketers dans l'action, sinon ils reviennent à ce qu'ils ont toujours fait. Nous essayons de comprendre les représentations du client-consommateur et les représentations de notre client-marketer pour trouver de nouvelles entrées ou d'autres sorties. P.S. : Les études quali sont souvent un peu molles, elles sont entre deux eaux et se contentent de décrypter ce qu'il y a dans l'air du temps. De plus, un jeu de rôle s'est installé entre les gens du quali et les marketers. Les premiers sont dans le monde des idées, plutôt critiques vis-à-vis de la société de consommation. Du coup, certains directeurs marketing sont traumatisés par les études quali.

Se mettre à la place de, accepter qu'il puisse y avoir plusieurs logiques... ne semblent pas encore faire partie de la culture marketing. Pourquoi ?


P. S. : Le marketing est entre les mains de chefs de produits qui sont encore en posture d'apprentissage. Quel est pour eux l'intérêt de se lever et de dire : « Pensons différemment » ? C'est risqué. Ils ont un directeur du marketing qui a quinze ans de plus qu'eux, qui a mis en place des systèmes... Il faut faire l'anthropologie du chef de produit. Même s'il en a envie, cela demande d'être très sûr de soi. Poser de nouveaux points d'interrogation, ce n'est pas très vendeur en interne. Pour émettre l'idée que l'on peut faire les choses différemment, il faut donc une intuition très forte, une affirmation. Il y a des entreprises où l'on a cette culture de la remise en cause, où l'on va même jusqu'à la chercher. Chez Masterfoods, par exemple, on appelle cela “dispute” au sens anglais, presque théologique du terme, où l'on débat ou confronte les idées des uns et des autres dans un souci de progrès. JC. B. : Après, intervient aussi le profil psychologique des décideurs marketing, au sens où ils décident sans être des explorateurs. Un patron tranche. Dès qu'une décision stratégique est prise, une course est lancée dans l'entreprise entre la pensée et l'action. Il y a une partie de l'entreprise qui se dit “Bingo ! j'y vais, j'applique ce schéma et c'est fait”, et une autre partie qui dit “Est-ce que c'est opportun ou pas de le faire ? Il faut se poser des questions sur la manière d'agir.” Mais, comme la culture dominante, c'est plutôt de privilégier ceux qui savent et passent vite à l'acte, celui qui pose des questions sur le pourquoi, le comment, n'est pas celui qui sera promu à des postes de décision… Nous qui venons d'une culture d'école de commerce, nous allons vers d'autres disciplines pour voir ce qu'elles peuvent nous apporter. Et puis il y a le cours de la vie, comme aller voir un thérapeute. Et là, vous voyez d'autres approches de la vie. Il y a un cheminement de vie.

Etre dans la vraie vie, c'est donc essentiel pour le marketer ?


P. S. : Etre dans la vraie vie, cela veut dire sortir des constructions théoriques. Ce qui est sûr, c'est que l'anthropologie nécessite de ralentir. L'anthropologue s'installe un an dans une tribu et il regarde. Chez la plupart de nos interlocuteurs, on constate un manque de regard anthropologique. Il y a une certaine réticence à s'ouvrir à ce regard. Tout simplement parce que l'on s'ouvre à des choses que l'on ne maîtrise pas, qui ne vont pas entrer dans Excel ! De temps en temps, on tombe sur des gens qui ont des intuitions anthropologiques très fortes, ou plutôt le sens du marché. La bonne intuition du marketer. Mais des gens qui sont formés à cette approche, il n'y en a pas beaucoup parmi les marketers. JC. B. : Si dire aux marketers qu'ils devraient vivre avec la moitié de leurs salaires ne fait pas encore partie de nos recommandations, nous pensons en revanche que, lorsqu'à la sortie de l'école de commerce, tout jeune de 24 ans est dans le premier décile des revenus - 10 % des plus hauts revenus -, forcément, il ne regarde pas l'achat d'un paquet de Lu comme le luxe du mois. Il est dans l'abstraction. Nous avons rencontré une agence hollandaise dont l'un des programmes est de dire aux équipes “Adoptez un consommateur !”, ce qui veut dire que vous avez un interlocuteur privilégié, quelqu'un qui vous dit son vécu… (1) En France, l'ouvrage est édité par Les Editions d'Organisation. (voir la rubrique “Vient de paraître”, page 95)

Market Vision


Société de conseil en marketing stratégique, Market Vision base son travail sur une étroite collaboration avec les équipes pour les forcer à trouver de nouvelles visions du marché en mettant en œuvre des méthodes de compréhension empruntées aux sciences humaines. A titre personnel, ses fondateurs ont travaillé pour Masterfoods, Unilever, SFR, Club-Internet.

Parcours


Parcours 36 ans, marié, trois enfants. ESCP et DEA de Géopolitique (Paris VIII). 1993 IBM, ingénieur d'affaires. 1997 Decître (groupement de libraires en Rhône-Alpes), directeur marketing. 2000 Co-Spirit Reseach, directeur du département Etudes. 2004 Création de Market Vision.

Parcours


38 ans, marié, trois enfants. 1989 HEC. 1989-1995 Marketing Allemagne Peugeot, puis responsable de l'efficacité publicitaire au siège Peugeot. 1996 Création de @mediatrack, conseil marketing sur les nouveaux médias. 2000 Fusion avec Co-Spirit, groupe conseil en marketing et communication. 2004 Création de Market Vision.

 
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Propos recueillis par Rita Mazzoli

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