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Gérard Caron : « les individus prendront conscience qu'ils participent à un événement historique formidable »

Un représentant de chaque pays membre a dû, en septembre 1996, se prononcer pour la maquette des futurs billets de l'euro. C'est Gérard Caron, designer et fondateur de l'agence Carré Noir, aujourd'hui analyste des tendances internationales de la société Scopes, qui en a été chargé pour la France. Il nous explique en quoi ce choix graphique reflète une situation politique, ses espoirs et ses incertitudes.

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Pourquoi a-t-on fait appel à vous ?


Chaque pays de l'Union devait être représenté par un expert pour le choix du design graphique de la nouvelle monnaie. Ce sont les membres de l'Institut Monétaire à Francfort qui ont tranché parmi les trois noms qui leur étaient proposés par chaque Etat. La France avait sélectionné un philosophe, un historien et un designer. J'ai été choisi, je pense, parce que j'étais alors président de la Paneuropean Design Association installée à Bruxelles. Mais aussi en raison de ma collaboration à Carré Noir avec la Banque de France pour la création des derniers billets de banque nationaux. C'est cette double expérience européenne et numismatique qui a été appréciée.

Quelles étaient les compétences des autres représentants ? Quelle était la part des sciences humaines ?


Si je me souviens bien : un professeur de communication pour l'Italie, un directeur de musée pour la Hollande et l'Allemagne, un chargé de relations publiques pour l'Irlande, un directeur artistique de télévision pour le Luxembourg, un recteur d'université pour la Suède et la Finlande, un designer pour le Portugal et l'Espagne, une historienne d'art pour la Grèce et un psychologue pour l'Autriche. Le Danemark n'était pas représenté.

Comment s'est déroulée l'opération ?


Nous sommes restés au secret durant 48 heures dans le building du Fonds monétaire. On nous avait fourni un imposant document sur les techniques d'impression et les contraintes de sécurité pour éviter les falsifications. Des techniciens se tenaient dans une salle mitoyenne, isolés de nous par une glace sans tain. Garants de la faisabilité des maquettes, ils répondaient à nos questions concernant la fabrication.

Sur quels critères les designers graphiques avaient-ils été sélectionnés ?


Ce sont les banques émettrices de chaque pays participant qui ont décidé. Leurs créations devaient être présentées sur une planche en carton et décliner toutes les coupures de l'euro. Il leur avait donc été demandé quatorze maquettes par planche pour une seule création. Chaque coupure devait avoir une couleur dominante et son format était imposé.

Sur quels thèmes ont-ils travaillé ?


Il s'agissait des styles architecturaux européens dans l'histoire, des hommes et des femmes de l'Europe aux différentes époques et des arts moderne et contemporain. Qua-rante-quatre planches pour les deux premiers thèmes et dix-sept pour le troisième ont été soumises au vote.

Quels sont vos commentaires sur les créations proposées ?


Les dessinateurs de billets de banque ont été chargés d'une mission particulièrement délicate. En effet, aucune création ne devait représenter un pays particulier ! Dans la série des hommes et des femmes de l'Europe, nous avons ainsi vu des personnages typés mais parfaitement anonymes... Le thème sur l'art s'est avéré impossible puisqu'il fallait représenter des oeuvres qui n'évoquaient aucun pays, aucun musée, aucun artiste... Dans la série sur l'architecture, nous avons eu des propositions avec des châteaux, des ponts, des monuments qui avaient les caractéristiques de constructions existantes, mais étaient purement virtuelles. C'est dans cette série qu'a été élue la création gagnante.

Quel est votre commentaire officiel ?


Ce n'est pas la série que j'avais d'abord sélectionnée. Elle possède néanmoins de nombreuses qualités. La mise en page est bien construite, claire, malgré les innombrables contraintes que pose un billet de banque. La symbolique est universelle. Les portes et les ponts représentent le passage, l'échange, l'ouverture des idées entre les nations. Le traité est relativement moderne. Les valeurs des billets sont bien évidentes. La gamme chromatique joue son rôle d'identification entre les différentes coupures.

Quel avait été votre choix ?


J'ai préféré en premier lieu des créations résolument inédites. En particulier dans la série arts moderne et contemporain. L'Europe aurait alors pu marquer son temps. Je regrette que ce ne soit pas un parti pris de culture du plus, plus, mais du moins, moins. Au nom du respect des susceptibilités nationales, les civilisations européennes, au lieu d'être additionnées et multipliées dans leurs richesses culturelles, ont été lissées au plus petit dénominateur commun. Mais ce choix s'inscrit dans la logique de la situation et la ligne de pensée des hommes politiques actuels. Ne rien affirmer de ce qui pourrait faire penser à des signes distinctifs et identitaires n'aboutit qu'à un manque de représentation imaginaire, de symbolique commune. Or, sans symboles communs, le groupe n'existe pas.

Que voulez-vous dire ?


Les Européens ont un drapeau, un hymne et bientôt des images communes qu'ils auront dans leurs porte-monnaie et utiliseront quotidiennement. L'euro est un pas déterminant. Mais il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu'une véritable conscience européenne se constitue. A l'avenir, il faudra que les pays européens se réconcilient avec la culture dont chacun est porteur pour que tous se sentent plus forts dans leur appartenance à une identité complexe.

En résumé, ce choix graphique de l'euro ne soulève pas votre enthousiasme ?


Ce n'est pas exactement ce que j'ai voulu dire (rires). La précaution l'a emporté. L'anxiété due à la perte de la monnaie nationale ne devait pas trop risquer d'être amplifiée par des images audacieuses ou innovantes. Les nouveaux billets seront vite adoptés car ils s'inscrivent dans une lignée graphique actuelle.

Pensez-vous que le passage à l'euro serve d'abord au business et que les risques psychologiques de rejet chez les individus ont été peu pris en compte ?


Le tissu européen des sociétés est une réalité économique. Les entreprises avaient besoin de cet outil. Les structures existaient déjà. Le développement de l'e-commerce en dépend. Et je pense que les individus, pour leur majorité, prendront progressivement conscience qu'ils participent à un événement historique formidable.

Stirésius

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