Etudes: les méthodes pour anticiper le changement
De l'extérieur, on imagine le marché des études plutôt rigide et peu enclin à l'innovation et à la R & D. De l'intérieur, la situation est sensiblement différente. Et si les «petits» instituts restent les aiguillons de la tendance, les «leaders» se sont structurés et ouverts aux nouveautés. Un vrai challenge qui nécessite de l'investissement et un regard neuf...
Je m'abonneDes chiffres, des tableaux, des comptes rendus de 150 ou 1 000 pages et une multitude de rapports papiers ou de fichiers Word et Excel qui débordent des bureaux et ordinateurs des responsables études et directeurs marketing. Les études pour rassurer, les études alibis, les études qui finissent dans un tiroir, voire au fond d'une poubelle... Que celui qui n'a pas entendu dire, dans sa vie professionnelle, que «les études ne servent à rien» et que «les instituts n'innovent pas» lève le doigt! «Depuis le scanning, il n'y a pas eu de nouveautés du côté des outils d'études marketing». «Les instituts n'ont pas su saisir à temps le virage Internet, ni aujourd'hui celui du mobile et du Web social», etc. Les critiques sont là. Pourtant, voici un tour d'horizon, non exhaustif, des démarches et innovations des professionnels des études en France, qui témoignent d'une évolution réelle dans un domaine parfois jugé, à tort, académique et frileux.
Petit rappel: «L'innovation est généralement conçue comme une bonne chose. Mais elle peut également être perçue comme négative, douloureuse ou catastrophique»
Explorer plutôt que tester
L'innovation, qui nécessite à la fois un cheminement créatif et un appui technologique, est un équilibre difficile. «C'est complexe en interne, car l'innovation est synonyme de changement. Et s'il n'y a pas de pool pour la porter, il est difficile de parfaire de lourds et longs projets », note Marianne Dekeyser, directrice de Sun Idee France, société hollandaise de conseil en innovation. Mais ce concept ne se limite pas seulement à être créatif et à avoir de belles idées inexploitables. Il faut également être rigoureux et se donner les moyens de changer. «Il y a eu une évolution, constate Jolanta Bak, présidente d'Intuition, entreprise de conseil en innovation et gestion de la marque. Dans les années 2000, innovation sous-entendait R&D et brevets. Aujourd'hui, ce terme a perdu son simple aspect technique, la culture est plus présente. » C'est un lieu commun de dire que l'innovation, qu'elle soit technique ou culturelle, est partout. Pourtant, certains secteurs sont réputés (parfois à tort) plus en avance que d'autres. En marketing, cette notion est très présente sur certains marchés de l'alimentaire (notamment sur celui des boissons, et sur le rayon traiteur), des cosmétiques et des nouvelles technologies... Côté conseils, l'innovation est davantage associée aux agences de pub ou de design qu'aux instituts d'études. Ces derniers conservent, en effet, une image «industrielle» (en raison de l'origine Data de la profession) et «arrière-gardiste».
Je pense que les instituts sont trop frileux, déclare Jolanta Bak. Les études consommation sont devenues un rituel et beaucoup servent à rassurer les autres et soi-même. » La France, pays des sondages et des chiffres? Les critiques contre les «études parapluie» sont monnaie courante. Il n'y aurait pas, dans les entreprises françaises, d'investissements suffisamment importants sur les connaissances perspectives. Les tests seraient trop utilisés au détriment des explorations. «Il faut s'adapter au monde qui change, d'où le slogan d Added Value: «Architecting the future»», insiste Ben Wood, directeur innovation d 'Added Value Paris (cabinet de conseil en marques du groupe WPP). Il raconte ainsi que «pour Ikea, qui déclare ne pas faire d'études, nous menons un projet avec une sorte de site interne qui permettra aux équipes de se nourrir d'idées et de créativité!»
Réinventer le marché des études?
Se différencier par l'innovation est d'autant moins facile sur un marché de multiconcurrence. La rivalité entre les instituts s'intensifie, «gros» contre «petits», quali contre quanti... Mais la concurrence vient également de l'extérieur: spécialistes en innovation, grands du conseil (BCG, Mc Kinsey, etc.), agences de communication, consultants free-lance... «Avec la crise, les instituts ne peuvent plus se permettre la moindre approximation, souligne Armelle Le Bigot Macaux, fondatrice d'ABC+, société spécialisée sur la cible des moins de 25 ans. Il faut en revenir aux fondamentaux: efficacité et courage!» Des différences qui se seraient exacerbées avec l'arrivée du on line, grande innovation en matière d'outils depuis le scanning. Cette méthode a introduit des outils affinitaires et fait entrer les études dans la «vraie vie», mais a aussi engendré des gains de temps et de coût, ouvrant ainsi le marché des études aux PME et PMI. Avec Internet, le consommateur reprend une place à égalité avec la marque et l'institut. Une situation qui n'est pas toujours facile à gérer et qui implique la mise en place de nouvelles relations de collaboration.
«L'innovation, c'est l'ADN d'OpinionWay », déclare Charles-Henri d'Auvigny, son directeur général, qui rappelle que l'institut de sondage a été l'un des premiers à réaliser des études on line. Aujourd'hui, il lance Smartpanel, présentée comme la première application française d'enquête sur iPhone. «Il y a 30 ans, l'innovation dans les outils études c'était le téléphone. Il y a dix ans, c était Internet... Et aujourd'hui qu'est-ce que cela va être? La vidéo, les blogs, le smartphone? », s'interroge Charles-Henri d'Auvigny. Certains estiment que la technologie doit rester le principal axe de développement pour les études marketing et que le marché ne tient pas assez compte de l'évolution des comportements engendrée par la révolution technologique. Ainsi, Toluna, qui fête ses dix ans en tant que spécialiste des études on line à destination des professionnels du secteur, annonce poursuivre ses recherches sur les médias sociaux, les smartphones...
Une organisation davantage structurée
Les instituts sont de mieux en mieux organisés au niveau de l'innovation et de la R&D, et ont envie de le faire savoir. Ils se sont équipés pour maximiser leur capacité à innover qu'ils soient leaders (TNS Sofres, Ipsos, GfK... ) ou non. Ainsi, LH2 a lancé LH2 Create, une cellule dédiée à la créativité. OpinionWay, pour sa part, annonce consacrer 5 à 6 % de son chiffre d'affaires à l'innovation, et a créé une division qui s'enrichit selon les dossiers, de façon transversale. « CSA, très connoté recherche, a fondé il y a trois ans un département transversal de R &D, animé par un comité de seniors experts. Une commission de développement, élue pour l'année, définit les axes de recherche et fixe le programme », explique de son côté Elisabeth Martine-Cosnefroy directrice générale de l'institut, qui mène environ cinq chantiers par an et indique consacrer environ 3,5 % de son chiffre d'affaires à la R & D (hors l'investissement humain) . BVA, qui investirait 3 % de son chiffre d'affaires en R & D, a aussi élaboré une direction de l'innovation qui fonctionne de façon transversale et rapporte au comité de direction. Cette cellule, qui compte six personnes (dont un chercheur, un expert en modélisation, un responsable des nouvelles technologies et une personne en charge du neuromarketing) s'appuie sur les compétences des différents business units. «Nous menons une quinzaine de projets d'innovation et de rénovation par an. Avec, à chaque fois, un capitaine de business unit (garant du client), l'équipe étude pilote et nous», explique Richard Bordenave, directeur innovation et service clients chez BVA. «Nous prônons la co-innovation, note-t-il, sauf pour les études transversales que nous proposons à tous nos clients, comme celle que BVA Opinion a menée sur le bien-être et la satisfaction au travail. »
Suite au rachat d'OTX Corporation, société américaine d'études on line, Ipsos a mis en place une plateforme internationale dédiée à l'innovation et à la R&D: Ipsos Open Thinking Exchange. Ce concept, qui fait travailler une centaine de personnes d'Ipsos à travers le monde, s'articule autour de six grands volets: survey space (comment mixer les meilleurs moyens d'interviewer les consommateurs), sample space (les échantillons), story space (les histoires), knowledge space (l'amélioration des connaissances), digital space (l'Internet) et social space (les réseaux sociaux) . «L'innovation est dans les gènes de Repères. Nous avons été le premier institut au monde à nous implanter sur Second Life», annonce fièrement François Abiven, Chief Executive Officer de Repères, alias Luke Sohmers, personnage né le 10 septembre 2006 sur Second Life. Repères a créé un poste de recherche, financé en partie par l'impôt du même nom. Chez TNS Sofres, l'innovation s'appelle désormais 03, plateforme transversale qui regroupe le quali, le planning stratégique et Idea Architects (cellule d'innovation) . « 03 entend poser les bonnes questions pour identifier les attentes des consommateurs, décrypter les signaux faibles de la société et des consommateurs afin de pouvoir analyser et comprendre où il est important d'innover», résume Michel Reynard, directeur associé de TNS Sofres. 03, qui travaille de façon transversale en interne avec les unités de TNS Sofres, orchestre les disciplines (desk, quali, créa, sémio...) et les modes de recueil traditionnels et digitaux (Ethnoprojectif, Buzzmining), ainsi que les outils d'innovation (comme la méthode de segmentation Matrix).
De son côté, Added Value a créé une académie qui permet notamment de recruter des experts à travers le monde. Sur certains projets, la cellule peut réunir jusqu'à 50 spécialistes. ABC+ a développé pour sa part The Lab, un laboratoire de recherche qui permet de développer les méthodes de l'institut. Tout le monde est d'accord sur les évolutions technologiques des études: le scanning, Internet, le neuromarketing, les études shoppers, etc. Mais l'innovation de ce domaine passe aussi par l'ouverture et la culture du changement. La question est de savoir comment les études peuvent accompagner ce processus. C'est en interne que les critiques sont les plus vives, les instituts enfourchant le cheval de bataille de l'innovation pour affirmer leur différenciation. D'autres proposent de réinventer les méthodes traditionnelles en les enrichissant. Ces changements impliquent que le monde des études accepte de redonner du pouvoir à ses clients et que ces derniers se prêtent au jeu. «Nous avons un client qui est encore opposé aux questionnaires on line!», avoue Bruno Jeanbart, dga, en charge de l'innovation chez OpinionWay. Et qui sont« ceux qui ont le plus résisté aux études Internet? Les fournisseurs d'accès!», souligne Elisabeth MartineCosnefroy.
Ensemble, c'est mieux
Les études mixent plusieurs méthodes (marketing, social...) et outils (face-à face, on line...). «Nous développons plusieurs axes d'innovations, expose Bruno Jeanbart. Sur les difficultés des modes de recueil pour certaines cibles, compte tenu par exemple de la mobilité des personnes, sur l'animation d'un panel smartphone, sur l'utilisation de l'iPad en recueil... mais aussi sur la façon de maximiser le taux de réponses des enquêtes on line, en rendant les questionnaires plus ludiques et interactifs, ou en injectant de la vidéo, par exemple. » Les études on line ont un intérêt créatif car elles sont synonymes de réactivité. Mais il faut savoir pourquoi on les utilise et ne pas se limiter à ces outils. «Pour nous, la communauté n'est pas substituable au questionnaire», tient à préciser Thomas Tougard, directeur général adjoint d'Ipsos France. Il poursuit: «De la même façon que l'ethnologie est venue compléter les questionnaires traditionnels, l'analyse des communautés enrichit les études on line. » L'autre grande interrogation émane du tropplein des études. Pour Danielle Rapoport, psychosociologue, fondatrice de DRC, «il y a un gaspillage d'études et il faut faire une «relecture» à valeur ajoutée de celles qui existent déjà ». Rendre les études opérationnelles, un nouveau défi: le temps où ils n'étaient que des fournisseurs de Data est bien loin. « Notre rôle est de valoriser les produits d 'études et de redonner de l 'empathie au client», exprime Richard Bordenave (BVA). L'heure est donc à l'apprentissage. Les instituts reconnaissent passer davantage de temps sur la présentation, mais surtout sur l'analyse des résultats. L'évolution des études via le Web a profondément accéléré la relation entre les instituts et leurs clients. L'institut gourou qui délivre des résultats et des prédictions, c'est fini. La tendance est au partage, à la «cross perception», à la cocréation/innovation. Richard Bordenave cite en co-innovations la création par BVA et Danone d'un outil sur la satisfaction de la valeur de la marque, ou encore la méthodologie spécifique en ethnologie conçue pour l'opérateur de téléphonie SFR. « Depuis quatre ans, déclare de son côté François Abiven (Repères), nous avons pu vérifier ce qui marchait en innovation. Et chaque fois, c'est lorsque notre démarche était développée avec un client. Nous l'avons constaté en 2006 avec Moët Hennessy, avec qui nous avons validé l'outil Emotional Monitoring. Même constat pour cet outil avec Fleury Michon en 2007, puis avec Thalys, etc. Et nous avons proposé la licence à cinq partenaires internationaux. » Autres exemples de co-innovations de Repères concernant les apports des réseaux bayésiens: Danone Research (pour tester des innovations de rupture), et Kraft (sur la compréhension des perceptions sensorielles des consommateurs en fonction de leurs troubles digestifs) . « Dans la co-innovation, le client est l'avocat de la démarche », résume François Abiven. Les modes de collaboration instituts/clients, plus participatifs, assouplissent les process d'innovation et enrichissent les résultats. De son côté, ABC + développe une BDD partagée avec Mattel. De nombreuses pistes de R & D émergent des instituts: storytelling (Ipsos, Repères), eye-tracking (CSA, Repères), blogs en quali... TNS Sofres organise avec des clients des «séances» de créativité qui peuvent durer deux jours et réunir une dizaine de personnes de l'entreprise. « L'idée, note Christine Loranchet, directrice innovation chez TNS Sofres, étant de mêler les cultures et de challenger les clients sur les briefs. »
L'innovation est plus que jamais indispensable dans les études. Le marché a besoin de ce qui émerge et non de ce qui existe. Mais la connaissance prospective doit être fiable. C'est là toute la difficulté. Laissons-le mot de la fin à Shakespeare (Hamlet): « Il y a de la méthode dans leur folie. »
Jolanta Bak (Intuition):
« Innovation signifie anticipation, sinon on est dans le «me too».»
« La sincérité, nouveau challenge des études »
Interview. Pour séduire clients et consommateurs, les études doivent se faire plus ludiques. Yannick Carriou, directeur général d'Ipsos France, revient sur les innovations de son institut.
MM: Pourquoi avoir créé Ipsos Open Thinking Exchange?
Yannick Carriou: Cette plateforme, qui répond à une double logique, clients et consommateurs, est pour nous symbolique du challenge que nous avons envers tous ceux qui nous demandent si les études servent à quelque chose. Il y a une quinzaine d'années, les clients questionnaient les instituts sur l'exactitude des études, c'est-à-dire sur les modes de collecte. Il y sept ou huit ans, avec la généralisation du on line, ils voulaient savoir si les études étaient représentatives. Aujourd'hui, ils nous interrogent sur la sincérité des réponses. Exactitude, représentativité, sincérité: il est impossible de passer à côté de ce nouveau challenge.
MM: Comment rendre les résultats d'études sincères?
YC: D'abord, en chassant l'ennui: ces critiques sur la sincérité des données poussent d'abord les instituts à rendre les questionnaires moins fastidieux. Injecter de la vidéo, du digital est un moyen pour rendre la collecte plus facile et plus sincère. A côté de ce premier axe d'amélioration, Ipsos en a défi ni un second: la correction des écarts des déclaratifs, grâce aux bases de données et aux modèles de correction. Troisième acte: le rapprochement des interviews de l'acte d'achat grâce à des questionnaires géolocalisés sur mobiles, par exemple. Enfi n, quatrième axe, de plus en plus développé en quali: les techniques de collectes sans questionnaires grâce à des communautés suivies in vitro. Ipsos lance ainsi une communauté in vitro, un panel qui va être proposé à nos clients.
MM: Vous prônez le partage des savoirs. Comment cela se concrétise-t-il en dehors de votre plateforme internationale innovation? YC: Nous venons de mettre gratuitement à la disposition de nos clients notre plateforme internationale de formations e-learning. Ipsos Training Center propose une série de formations sur le métier des études et l'ensemble des techniques quantitatives et qualitatives.
La prochaine étape sera d'apprendre en interne aux professionnels d'Ipsos à présenter de façon optimale les résultats des études. Les clients nous demandent du storytelling ou plutôt, pour citer Roland Barthes, de la narratologie, d'être capables de leur communiquer autre chose que des chiffres. Avant, on était en vase clos. Aujourd'hui, l'endogamie de la profession vole en éclat. Nous devons apprendre à nos équipes la narratologie, cette capacité à délivrer des analyses.