Ere de la rumeur : on nous cache tout, on nous dit rien ?
La panique de Coca-Cola de 1999, la mygale dans le yucca, le poulet à la dioxine, le chat séché dans un four à micro-ondes, le visage de Satan dessiné dans la fumée au-dessus des Twin Towers, la banane tueuse... Ces rumeurs et autres légendes urbaines font partie des quelque 130 collationnées dans l'ouvrage "De source sûre"*. La sociologue Véronique Campion-Vincent explique le pourquoi de ce symptôme de société, entre commérages, buzz et petits accès de paranoïa.
Je m'abonneQu'est-ce qui a motivé votre intérêt pour les rumeurs ?
Déjà en 1992, avec Jean-Bruno Renard, nous avions publié
Légendes urbaines. Rumeurs d'aujourd'hui** Et l'arrivée d'Internet a créé une
nouvelle situation qui a donné plus de visibilité à ces sujets de débats, et
les a radicalisés par sa souplesse de diffusion.
Qu'est-ce qu'une légende urbaine ?
Elle s'appuie sur des éléments généraux de la
société. Elle retrace une anecdote de la vie moderne, d'origine anonyme
présentant de multiples variantes. Son contenu est surprenant, mais faux et
douteux. Racontée comme vraie et récente dans un milieu social donné, elle en
exprime les peurs et les aspirations. La rumeur reflète l'état psychologique
d'une société. Aujourd'hui, le développement des sciences et des techniques
suscite un climat de peur et de désenchantement.
Mais pourquoi y croyons-nous ?
Parce qu'elles remplissent des fonctions
psychologiques et sociales qui font que leur contenu apparaît comme
vraisemblable, important voire nécessaire. Elles permettent l'énonciation,
l'expression, l'illustration simple et concrète d'un problème social. Elles
servent aussi d'exutoire aux peurs des dangers et au désir de les éviter. La
rumeur exerce également une fonction normative. D'inspiration binaire, elle
rétablit une frontière entre le bien et le mal, les bons et les méchants. Elle
prône souvent la peur de l'innovation, de l'étranger, de la libéralisation des
moeurs, du changement social.
Comment l'histoire façonne-t-elle les légendes urbaines ?
Certaines d'entre elles continuent de puiser
leur inspiration dans des sources lointaines et mythologiques, mêlées d'accents
apocalyptiques. Aujourd'hui, face à un progrès devenu menaçant, elles
transmettent un message édifiant. Notre époque tranche ainsi avec l'optimisme
du siècle des Lumières, le scientisme triomphant du XIXe et le consumérisme des
Trente Glorieuses.
Comment bâtir une rumeur ?
Pour
convaincre, il faut qu'elle semble vraie. Il faut donc injecter à sa trame des
éléments de réel. Il faut user du témoignage, un peu à la façon des clercs du
Moyen Age qui, dans leur sermon, disaient : «J'y étais. J'ai vu. J'ai
constaté...» Leur but était de susciter la croyance pour modifier le
comportement de leurs auditeurs.
Mais qui répète ces histoires et pourquoi ?
Elles sont transmises par certaines élites ou certains
groupes qui ont intérêt à signifier qu'ils sont bien informés. Et, derrière, se
cache toujours quelque idée moralisatrice. Rappelez-vous aussi les messages
diffusés contre les colorants et qui leur prêtaient des dangers cancérigènes.
Il faut savoir que la rumeur est une histoire qui s'accommode de certains
préjugés et qui sert des objectifs de propagande. Elle constitue une forme de
lobbying à visée morale. Elle sert aussi à rassurer, à signifier : « Je prouve
que ce que je pense est vrai ».
Un récent sondage de la Sofres*** a mis en relief l'inquiétude des Français face aux nouvelles technologies. La rumeur va-t-elle s'amplifier ?
La rumeur traduit une vision de la
société à un moment donné. Dans certains milieux, l'essor des technologies a
créé des peurs et donné naissance à une contre-culture dont les griefs tournent
autour du domaine de la santé. Ce sont aussi des scientifiques contestataires
qui veulent faire entendre leur voix et semblent plus crédibles que ceux qui
disent : « Tout va bien, n'ayez nulle crainte ! ». Les rumeurs sont aussi
favorisées par les autorités qui sont moins sûres d'elles et veulent donner la
parole aux contradicteurs. Mais je ne crois pas à un impact grandissant de la
rumeur.
Peut-on gagner de l'argent avec la rumeur ?
Lorsqu'il s'agit juste de faire marcher le public, il s'agit plutôt d'un moyen
proche de la campagne publicitaire. Certains producteurs ont ainsi utilisé de
faux sites. Mais, une fois le procédé éventé, il faut trouver autre chose.
La rumeur peut-elle être utilisée comme arme économique pour porter atteinte à un concurrent ?
L'effet boomerang qui s'étendrait
au-delà de la marque à l'ensemble de la catégorie de produit est un frein à ce
genre de pratique. Je ne pense pas non plus que ceux qui se présentent comme
des docteurs en rumeur auprès des entreprises et agitent le drapeau de la
guerre économique soient promis à un grand avenir. Répandre des calomnies sur
ses concurrents va à l'encontre du travail d'une marque qui est d'entraîner
l'adhésion. De plus, nous vivons dans un trop grand flux d'informations qui ne
donne pas à la rumeur le temps de se fixer. * De source sûre. Nouvelles rumeurs
d'aujourd'hui, de Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard. Editions
Payot. ** Coll. Petite Bibliothèque Payot. *** Sondage réalisé les 14 et 15
novembre 2002 auprès d'un échantillon représentatif de 1 000 personnes.