Avis d'Expert Marie Moscovici Les maux de la parole
Selon Marie Moscovici, psychanalyste et auteur de "Le meurtre et la langue"*, la psychanalyse prend un nouveau tour où se tissent les liens complexes entre archaïque et civilisé. Une réflexion d'utilité publique en ces temps douteux où le mot "intellectuel" est en train de résonner comme une insulte. Et qu'il nous soit permis ici d'inverser la citation de Primo Levi : « Là où l'on fait violence à la langue, on le fait aussi à l'homme ».
Je m'abonnePourquoi "Le meurtre et la langue" ?
Je
m'intéresse beaucoup à la notion d'inactualité, à ce qui fait qu'à un certain
moment, un événement est révolu mais persiste dans l'inconscient. Sa
temporalité reste une donnée fondamentale qui tient à l'existence même de la
psychanalyse. Ce rapport à la question du temps demeure impérissable. J'ai
ainsi voulu donner une suite aux écrits de Freud sur le meurtre, la guerre, la
violence. A cette inscription des événements historiques de la société dans les
histoires individuelles et leur transmission inconsciente de génération en
génération, parfois depuis des temps immémoriaux. Ces phénomènes inactuels en
apparence, dont les bouleversements récents des attentats du 11 septembre 2001
ont révélé l'actualité persistante. Ils ont montré l'urgence d'y réfléchir,
tâche à laquelle Freud s'était toujours attaché. Je consacre la première partie
de mon livre à une façon psychanalytique, inaugurée par Freud, de réfléchir à
l'idée de primitivité et de sauvagerie à laquelle aurait pu sembler s'opposer
l'idée simple de "progrès" dans le processus d'humanisation et de
civilisation. Ces réflexions sur le meurtre et la guerre dans l'esprit des
humains et entre les humains sont indissociables de la manière dont,
historiquement et psychiquement, se fabriquent des figures de héros, notamment
religieux. Ces thèmes sont liés à la question de la transmission et plus
particulièrement de la transmission inconsciente. Dans la seconde partie,
j'interroge la parole, ce qu'elle recèle, ce qu'elle opère en disant, formant
et déformant les mots, en se taisant. Et, là aussi, la question de l'archaïque
et du civilisé est en jeu.
C'est donc un ouvrage sur la mémoire ?
Effectivement, sur la mémoire telle que la psychanalyse
l'envisage. C'est-à-dire celle qui existe dans les traces inconscientes. C'est,
dans ce contexte, un sujet central, de même que le temps long, étiré de cette
mémoire qui conserve en dépôt, en particulier dans les événements religieux,
les reliquats d'événements depuis longtemps révolus.
L'inconscient nous éclaire-t-il sur l'histoire humaine ?
Oui, il s'agit de
l'inconscient de la psychanalyse, tel que, quotidiennement, les paroles et les
silences le donnent à entendre, qui a tout à voir avec l'Histoire et les
histoires du monde et de l'espèce humaine. On y capte les bruits de ce monde et
pas seulement les bruits dont la psychanalyse a notamment pour condition de
s'arracher. Je constate que, d'un côté, et les psychanalystes ne s'en sortent
pas indemnes, on mutile la psychanalyse de ses avancées dans des territoires
autres que strictement empiriques ou familialistes. Et que, de l'autre, on lui
reproche d'être coupée de la vie sociale, politique, historique. Mais ce que
Freud a écrit de l'évolution et des histoires humaines est puisé dans sa
pratique même. L'écho, les traces, les suites de la violence, du meurtre, du
fanatisme, du meurtre et des guerres y sont aussi en jeu. Ceux qui agissent
sont de notre espèce. La guerre dans la famille nous parle vraiment de guerre.
Même si elle ne peut être rapportée sèchement aux affaires de famille ou à des
névroses ponctuelles.
Iriez-vous jusqu'à dire que nous ne sommes plus au temps de la psychanalyse ?
Ce que Freud a écrit demeure
vrai. Il a changé l'image des représentations sexuelles et sociales en restant
en prise directe avec l'histoire. Mais ces dix ou vingt dernières années ont
marqué une rupture culturelle. De nouveaux agencements des psychismes sont à
l'oeuvre dans la société. Et la psychanalyse nous aide à réfléchir sur les
phénomènes et la psychologie des masses. Il est dommageable que peu de gens
s'intéressent à ces problèmes.
Que pensez-vous, par exemple, des conversations de Loft Story ?
Nous assistons à un appauvrissement
de la langue et de la pensée de la part de gens qui ne sont pas allés à
l'école. Cette indigence devient une expression dominante. Il serait urgent de
mener une réflexion sur l'oral.
Peut-on dire que l'idéologie de la consommation est en train de rendre la société hystérique ?
Je
dirais plutôt que nous prônons des attitudes archaïques liées au fonctionnement
de la pulsion. C'est le passage à l'acte et le comblement immédiat. Il faut
consommer sans délai dans l'impatience de ne pouvoir différer la réalisation.
Ne pas savoir attendre est la cause de graves dérèglements psychologiques et de
conduites sociales névrotiques. * Le Meurtre et la langue, aux éditions
Métailié.