«Il est temps d'inverser la logique marketing»
Depuis 15 ans, Babette Leforestier passe au crible les comportements, la consommation ainsi que les stratégies des industriels et des distributeurs. A l'occasion de la sortie du Marketing Book 2009, la directrice des études documentaires de TNS Sofres rappelle qu'il est plus que jamais urgent de retrouver le consommateur sans pour autant perdre son âme.
Je m'abonneMarketing Magazine: Le Marketing Book s'est penché cette année sur les rapports qu'entretiennent les consommateurs avec les marques sur fond de crise. Quelles sont les différences avec 1993, année qui avait déjà ébranlé les consommateurs?
Babette Leforestier: Si les causes de ces deux crises sont différentes, on ne peut s'empêcher d'observer des similitudes. Notamment sur le moral des Français et la baisse de la consommation. A l'instar de 1993, la crise que nous traversons bouleverse des secteurs comme la Grande Consommation, les Télécoms, la Banque et l'Assurance. D'ailleurs, depuis 15 ans, les marchés en volume ne progressent pas et nous avons noté, cette année, une baisse encore plus notable. Il faut dire qu'aujourd'hui, et contrairement à 1993, le Logement, le Transport et les Télécommunications occupent une large place dans les dépenses des Français. Au total, pour les foyers les plus défavorisés, ces dépenses peuvent atteindre les deux tiers de leurs revenus. En outre, les consommateurs ont, comme en 1993, globalement moins acheté sur certains marchés. Il en est de même aux Etats-Unis où la crise, encore plus profonde qu'en France, a entraîné une véritable aversion pour la consommation.
Sur quels marchés avez-vous observé ces baisses?
Sur le secteur de l'entretien, des eaux en bouteille ou encore sur les marchés traiteur. Ces derniers ont subi de grosses chutes en 2008-2009. Si le Traiteur connaissait auparavant des taux de croissance significatifs, il a très nettement baissé, à l'exception des sandwiches. En revanche, certains marchés ont bien progressé. Nous avons ainsi constaté une hausse des ventes de produits destinés à être cuisinés, tels que les pâtes à tarte, la farine, les oeufs ou les lardons. Le segment des farines de blé classiques a augmenté de plus de 30% en valeur et les farines à pain de 47% en volume et 58% en valeur. Cette tendance du «fait maison», qui explose pour des raisons budgétaires, se retrouve d'ailleurs aux Etats- Unis, où les consommateurs se rendent moins au restaurant et cuisinent davantage chez eux.
Faut-il y voir des tendances qui vont s'installer dans le temps?
Il est vrai que nous avons observé une hausse des ventes des ustensiles de cuisine. Les machines à pain continuent également à progresser, tout comme les mixeurs. Mais ces hausses restent très conjoncturelles. Dire qu'il y a un vrai mouvement de balancier me paraît excessif.
Quel rôle la marque doit-elle jouer sur ces marchés qui régressent?
Les marques nationales pensent encore que leurs clients sont tellement fidèles qu'ils ne vont pas bouger. Or, cette fidélité est un mythe et il est urgent de se rapprocher de ses consommateurs. Les MDD l'ont d'ailleurs bien compris. Elles se sont empressées de combler ce fossé avec une offre produits de plus en plus large, des produits bio, équitables et surtout un service. C'est ce vers quoi doivent tendre toutes les marques.
Votre éditorial du Marketing Book met l'accent sur les relations consommateurs/marques. Vous vous demandez même si la crise ne peut pas apparaître comme un formidable révélateur de ce qui éloigne les consommateurs des marques...
Il semble, en effet, que les marques ont perdu le consommateur de vue. Il est demandé à une marque de bien faire son métier, d'offrir de bons produits. Il est donc nécessaire de revenir à l'essentiel, de respecter ces fondamentaux et d'arriver à trouver les mots justes pour le faire savoir. Il est également temps pour les marques d'offrir un service qui ne soit pas que de la poudre de perlimpinpin. Les marques sont contraintes de franchir un pas supplémentaire pour que leurs clients leur fassent confiance. Elles vont enfin pouvoir rendre un vrai service et dépasser le simple concept du produit. Beaucoup de sites de marques alimentaires commencent à proposer des fiches recettes par exemple. Mais la notion de service peut aller plus loin. A l'instar de Nike qui s'est associé à Apple pour retracer le parcours de joggeurs sur le Web.
Internet a-t-il aidé les marques à recréer du lien?
Le Net est un outil formidable si l'on s'en sert bien. C'est une opportunité d'interaction immédiate et directe avec le client. On a longtemps parlé de monologue de la marque, puis de dialogue. Aujourd'hui, les entreprises s'initient au «multi-logue», notamment à travers des réseaux sociaux en ligne. Ces derniers vont permettre aux clients d'une même griffe de communiquer entre eux. Encore une fois, cela n'est possible que si la marque est suffisamment puissante pour être légitime et s'il ne s'agit pas d'une simple opportunité publicitaire.
Outre le service, vous insistez sur l'engagement responsable des marques.
De plus en plus de consommateurs comptent sur les marques. Nous constatons une attente croissante des Français vis-à-vis des entreprises. Désormais ces dernières ont une responsabilité sociale. La marque citoyenne doit l'être sur tous les plans. Elle ne doit pas seulement protéger les petits oiseaux. De plus, le principe de citoyenneté n'est pas sporadique. C'est un engagement dans la durée. Certaines multinationales l'ont compris et ce n'est pas un hasard si, depuis plusieurs années, elles achètent ou prennent des participations dans des petites entreprises engagées. D'autres ont encore du chemin à parcourir et le fait que le développement durable soit souvent géré par les services communication n'est pas un bon signe. D'autant que deux tiers des consommateurs pensent que cet engagement n'est pas sérieux.
Quelles sont les conditions de telles initiatives?
Cette démarche ne peut avoir lieu qu'à la seule condition qu'elle soit sincère et que l'entreprise soit en cohérence avec le service qu'elle propose ou l'engagement qu'elle prend.
Revenons au consommateur. Vous écrivez qu'«il faut se rendre à l'évidence sociodémographique qui devra guider pour partie l'innovation produit»...
Les cibles de demain seront majoritairement des consommateurs défavorisés et des seniors. Or, l'offre n'est toujours pas adaptée à ces cibles. Là encore, certaines entreprises ont planché sur des offres pour les populations défavorisées. C'est le cas de Nestlé avec ses Popular Positionned Products (PPP) dont les ventes ont progressé de 28% en 2008. De plus en plus de marques vont devoir intégrer ces populations dans l'offre produits. Autre phénomène démographique largement oublié: les seniors. Certes, il est difficile de se mettre dans la peau de consommateurs âgés quand on n'a que 30 ans, l'âge moyen des services marketing. Pourtant, le vieillissement de la population reste un phénomène démographique fort. Plus de la moitié des produits de grande consommation sont achetés par les ménages de plus de 50 ans. Plus d'une voiture neuve sur deux est d'ailleurs acquise par un senior. Les enseignes de prêt-à-porter ont raté le coche en GMS en ne s'adressant qu'aux plus jeunes alors que le coeur de cible est bien plus âgé. Il risque également d'y avoir des ruptures sociales qu'il faudra gérer. On oublie trop souvent ces cibles de plus en plus nombreuses.
Quelles sont les pistes pour se rapprocher des consommateurs?
Il y a eu une illusion de la marque «statutaire». La crise va peut-être permettre de faire enfin prendre conscience qu'il y a eu une fracture marketing qui les sépare du consommateur. Pour retrouver ce dernier, il est peut-être temps d'inverser la logique marketing.
Comment?
On a érigé comme l'excellence marketing le fait d'apporter toujours plus de valeur ajoutée, laquelle augmenterait encore et toujours le prix du produit, au risque de perdre tout le coeur des marchés. C'est, d'ailleurs, ce qui est arrivé. Il est donc temps de sortir de cette logique. Et d'abandonner pour partie l'innovation purement marketing, qui n'apporte aucun service au consommateur, pour revenir à des produits plus basiques, avec un vrai service. L'iPhone est très bien, mais un simple téléphone, avec de gros boutons, c'est bien aussi.
54 ans
Diplômée de l'ESC Rouen.
1981 Journaliste dans la presse professionnelle marketing.
1991 Cocréation, avec Catherine Heurtebise.de la lettre d'innovation baptisée Marketing Profit.
1993 Vente de cette lettre à Secodip.
1995 Création, au sein de Secodip, du département Marketing Intelligence et lancement du Marketing Book.
Depuis 2007 Directrice des études documentaires au sein du Planning stratégique de TNS Sofres.