Élections US : la guerre des médias sociaux
Les réseaux sociaux, arme fatale de l'élection américaine de ce mois de novembre? De la même manière qu'en 2008, Barack Obama utilise cet outil comme laboratoire pour mobiliser les électeurs, lever des fonds et faire campagne. Zoom sur une bataille virtuelle menée à coups de big data.
Pendant que Barack Obama distille ses voeux pour le Nouvel An juif, Michelle, sa femme, partage ses recettes de cuisine et ses photos de famille. Tout cela se déroule sur les réseaux sociaux. Il faut reconnaître que le président sortant des Etats-Unis aurait tort de s'en passer: il compte 29 millions de «J'aime» sur sa page Facebook et plus de 19 millions d'abonnés sur Twitter. Sur le site de microblogging, c'est 19 fois plus que le candidat républicain à la présidentielle américaine, Mitt Romney (et cinq fois plus sur Facebook). C'est dire si, à la veille du scrutin, le Républicain est à la traîne sur les médias sociaux. Pour autant, l'avance dont dispose Barack Obama en termes de followers peut-elle peser dans la balance électorale? « En cinq ans, l'utilisation d'Internet et des réseaux sociaux a changé la donne », souligne Frédéric Micheau, directeur adjoint du département opinion et stratégies d'entreprise de l'Ifop. «Pour la première fois, la persuasion par le biais des médias numériques prend une part essentielle dans le processus électoral», renchérit Zach Moffat, directeur de la campagne numérique du candidat Romney.
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Depuis les dernières élections, les chiffres ont explosé. Une étude d'Edison Research et Arbitron rapporte qu'en 2008, seuls 5 % des Américains avaient entendu parler de Twitter. En 2012, ils sont 90 %. Mieux encore, le cabinet Semiocast, spécialisé dans les réseaux sociaux, chiffre le nombre de comptes ouverts sur ce site à un demi-milliard dans le monde, dont 140 millions aux Etats-Unis. Plus largement, deux tiers des Américains sont présents sur les réseaux sociaux, soit deux fois plus qu'en 2008.
Une aubaine pour les candidats, qui n'hésitent plus à s'en servir comme une véritable arme marketing. «Certains experts américains ont parlé de cette élection comme étant «l'élection Twitter». Les politiques sont maintenant en train de s'organiser et d'interagir avec les électeurs, explique Lee Rainie, du célèbre think tank américain Pew Twitter est important pour communiquer avec les journalistes, les élites et autres leaders d'opinion, et diffuser des messages. » Autres points forts de cet outil numérique: permettre aux équipes électorales de s'adresser à un maximum de gens, très vite et pour pas cher. Donner la possibilité aux candidats de répondre presque instantanément aux accusations, comme celle formulée par Clint Eastwood lors de la convention républicaine. Il s'est adressé à Barack Obama à travers le symbole de la chaise vide. Une critique à laquelle l'équipe de campagne du démocrate a rapidement répondu en publiant sur Twitter une photo de l'actuel président, de dos et installé dans un fauteuil avec la mention «La place est prise». Le digital permet aussi de débattre en direct avec ses partisans. Une pratique déjà exploitée depuis longtemps par les entreprises (voir encadré p. 32). Et qui cesse de contraindre les candidats de répondre, une fois l'orage passé, par la voie télévisuelle, voire par communiqué de presse.
Le storytelling, tout une histoire
Le débat en direct avec ses partisans, Barack Obama en est fan. Cela lui donne une image de personnalité proche des Américains. Au printemps dernier, le président s'est rendu au siège de Facebook pour participer à une séance de questions-réponses avec les utilisateurs de Facebook. En août, le président a improvisé un «tchat surprise» sur le site communautaire Reddit. Nom de l'opération: AMA (Ask me anything). Plus de 170 000 questions ont été posées en une demi-heure. Mais l'homme ne s'arrête pas là. Sur sa page Facebook, Barack Obama a mis tout récemment une photo le montrant avec sa femme, tous deux en train de déguster une coupe de crème glacée. Une vraie stratégie de storytelling de proximité qui adoucit l'image de relative froideur que l'homme dégage lors de ses meetings et de ses interventions télévisées. « Il s'agit de créer des expériences interactives pour convaincre les gens », explique Teddy Goff, directeur de la campagne digitale du démocrate, sur Techpresident.com.
Si Barack Obama tombe le masque sur la Toile pour séduire, quel rôle reste-t-il aux médias traditionnels? Une question que s'est aussi posée le camp républicain. Une étude du consultant républicain Targeted Victory indique que 40 % des électeurs échappent aux outils de la campagne traditionnelle. Autrement dit, ces votants ne suivent pas les discours politiques sur leur télévision mais sur leur ordinateur et leur smartphone.
Twitter pour nourrir le débat
De là à en conclure que le Web a supplanté la télévision, il n'y a qu'un pas, que nul ne franchit encore. Mais les chiffres parlent d'eux-mêmes: le discours d'investiture du président devant la convention démocrate de Charlotte (en Caroline du Nord), le 6 septembre 2012, a provoqué plus de 9 millions de tweets sur son compte officiel, selon le réseau social lui-même.
Mais comment le site de microblogging peut-il disposer d'une telle puissance de feu? En bonne partie grâce au «fact checking», une tendance forte sur la Toile, qui consiste, pour l'internaute, à tenter de démêler lui-même le vrai du faux dans l'information, à vérifier la source d'une information ou encore à déconstruire les pièges de la communication politique. Autrement dit, crise de confiance oblige, la rigueur supposée du journaliste ne suffit plus. «Les citoyens sont de plus en plus critiques vis-à-vis des médias. Ils veulent des informations plus fines et souhaitent se forger un avis par eux-mêmes, résume Benoît Thieulin, directeur associé de l'agence digitale Netscouade, spécialisée dans la communication d'influence et rich media et, accessoirement, ancien directeur de la net-campagne de Ségolène Royale en 2007. Dans ce contexte, Internet sert à nourrir le débat. De simple consommateur de la politique, l'internaute devient consomm'acteur, ce qui l'amène à se méfier des médias de masse, et notamment de la télévision, souvent dépourvue d'analyse. » Une étude, menée cette fois-ci par la Dublin Business School, insiste sur le fait que s'engager avec les électeurs via les médias sociaux est une obligation pour les hommes politiques. Les résultats se fondent sur les élections locales irlandaises de février dernier. Selon les estimations de la DBS, avec une réelle stratégie SMO (Social media optimization), les candidats peuvent aller jusqu'à doubler le nombre d'intentions de vote en leur faveur. Mais encore faut-il détenir la bonne stratégie. Et de ce point de vue, l'omniprésence sur une plateforme communautaire ne suffit pas. « Obama n'a pas gagné en 2008 parce qu'il dominait largement John McCain sur les réseaux sociaux mais parce que ce canal a été finement exploité au service de sa campagne », estime Frédéric Micheau. En d'autres termes, Obama a utilisé toutes les technologies 2.0 pour recruter 1,5 million de bénévoles et mener des campagnes d'emailing afin de financer sa campagne. Ces envois massifs de courriels lui ont permis de lever 700 millions de dollars en 2008. Un véritable trésor de guerre qui, selon Frédéric Micheau, a largement participé à l'élection du candidat démocrate: «L'Histoire américaine montre que ce sont les candidats aux plus gros budgets de campagne, et les plus enclins à profiter du progrès technique, qui ont remporté les élections. »
Ces marques qui surfent sur les présidentielles
Les enseignes peuvent-elles lire l'avenir dans le marc de café? C'est en tout cas le pari lancé par le drugstore américain 7-Eleven pour ces élections américaines. Le principe: proposer au client d'acheter une tasse de café soit à l'effigie de Barack Obama soit à celle de Mitt Romney, et sortir ses propres estimations des résultats de la campagne. Si le dispositif peut manquer de réalisme (notamment parce que les Mormons, supporters du candidat républicain, n'ont pas le droit de boire du café), l'enseigne parvient néanmoins à s'inscrire dans le débat électoral sans pour autant être partisane, une pratique encore trop rare dans le monde du marketing. De l'autre côté de l'Atlantique, les annonceurs ont eux aussi surfé en 2012 sur la vague de l'élection présidentielle. Le loueur de voitures Sixt, par exemple, a interpellé les deux favoris à l'élection 2012 avec le slogan «M. Hollande, M. Sarkozy, elle va aussi bien à gauche qu'à droite». De la même manière, la marque de lingerie Triumph, sur ses affiches, montrait une femme en sous-vêtements accompagnée du slogan: «Avec moi, pas d'abstention» ou «Enfin, une candidature bien soutenue».
La guerre de la big data
Cette année, pour être sûr de conserver son siège présidentiel, Barack Obama va encore plus loin. Il a investi dans de gigantesques banques de données qui lui permettent d'identifier avec précision des groupes-cibles variés et de s'adresser à eux en affinant son message. Une stratégie aux airs de casse-tête, que les grands annonceurs connaissent déjà sous le nom de big data. La technique: bâtir des bases de données en envoyant des cookies sur les ordinateurs des internautes fréquentant tel ou tel site, afin de les recibler ensuite. Ces utilisateurs sont alors marqués, ou «taggés», avec un numéro et cette information est reliée à des données hors ligne (le type de carte de crédit utilisé, l'église que fréquente l'utilisateur) et à des tendances de vote. « Les sites et les applications par téléphone sont de véritables aspirateurs à données personnelles, ce qui peut nous donner des renseignements incroyables sur la personne que vous êtes, ce que vous aimez, vos convictions politiques et mêmes vos amis », indique Benoît Thieulin, ajoutant qu'il s'agit là de l'arme suprême des élections de 2012. «La maîtrise de la data est au coeur de cette campagne américaine, à tel point que, selon certains analystes, la capacité d'Obama à pratiquer le «data crunching» (le croisement des données) pourrait lui permettre de conserver le bureau ovale, aussi impopulaire soit-il en ce moment», avance, sur la chaîne CNN, Micah Sifry fondateur du Personal Democracy Forum, événement de référence aux Etats-Unis pour analyser les répercussions de la technologie sur la politique et les gouvernements.
Dans cette course aux données, Mitt Romney n'est pas en reste. Si son adversaire investit davantage dans la publicité sur le Web pour toucher de nombreuses familles aux dons plus modestes, le Républicain amasse un trésor de guerre pour acheter un maximum de plages publicitaires à la télévision dans le but d'atteindre son principal groupe-cible, les riches contributeurs. Et ça marche: selon une enquête de l'agence de presse américaine AP, Mitt Romney aurait récolté fin juillet 180 millions de dollars en donations, contre 120 millions de dollars pour le président sortant. Verdict le 6 novembre.
Marketing politique: pourquoi la France est-elle en retard?
Pour Frédéric Micheau, directeur adjoint de l'institut Ifop, le constat est sans appel: « En France, Internet a certes joué un rôle important, mais il n'est pas encore au centre de la stratégie de conquête des candidats. Les politiques français n'ont pas encore perçu tous les bénéfices qu'ils pourraient retirer des médias sociaux, du fait d'une vision à forte dominante intellectuelle, alors que les Etats-Unis ont une conception beaucoup plus pragmatique des stratégies politiques. » Sans compter qu'il existe une différence générationnelle importante: la classe politique française est en moyenne plus âgée de 15 à 20 ans que ses homologues allemande, britannique ou américaine. Enfin, le cadre légal français, particulièrement strict, vient brider toute innovation électorale. A l'image de la loi Informatique et libertés, qui impose la confidentialité des informations et l'anonymat des données collectées. Exemple: interdites en France, les statistiques ethniques sont courantes aux Etats-Unis. De quoi freiner l'instauration en France d'une culture analytique chez les politiques. Enfin, une contrainte budgétaire renforce la frontière du marketing politique en France. Alors que les dépenses, lors d'une élection présidentielle, sont plafonnées à 16 millions d'euros au premier tour et 22 millions d'euros au second dans l'Hexagone, Barack Obama avait obtenu un trésor de guerre évalué à 700 millions de dollars pour l'élection de 2008.