Vers une consommation dématérialisée?
Aujourd'hui, la démarche d'acheter, de posséder se voit soudain remise en cause. La culture se télécharge, les voitures se louent, les achats se font responsables, les mondes deviennent virtuels... Notre société de consommation se trouve à l'aube d'une révolution.
André Gallin (CNPA):
«Les gens privilégient l'usage à la propriété, et ce particulièrement dans les grandes villes.»
Décembre 2007. Marion est heureuse. Elle vient enfin d'acheter des tennis dernier cri sur Second Life pour son avatar. Et demain, un autre de ses avatars participera à la grande finale virtuelle de la Star Academy sur le site Virtual Me, imaginé par Endemol et Electronic Arts. Dans le monde réel, ce soir, elle se rend à une soirée entre amis au volant d'une Ferrari flambant neuve qu'elle a réservée via Fractional Life, un site où l'on peut louer tout et n'importe quoi. Elle n'a en effet pas les moyens de se payer sa propre voiture, encore moins une automobile de luxe! Pourtant, ses amis pensent qu'elle dispose d'un revenu confortable. Elle possède également 15 % d'un cheval de course et porte toujours un sac très chic, différent à chacune de ses visites (elle en loue un par semaine, toujours siglé d'une grande marque) . Son appartement est un petit deux-pièces en banlieue parisienne, dont elle n'est pas propriétaire. D'ailleurs, elle ne le désire pas, car elle ne reste jamais longtemps au même endroit. Sa mobilité et son indépendance, elle y tient. Chez elle, son intérieur est minimaliste: sa télévision fait office à la fois d'ordinateur et de téléviseur. Et sa collection musicale se résume aux 480 heures de musique enregistrées sur son iPod. La presse, elle ne la lit que sur Internet. Il y a longtemps qu'elle a revendu ses CD et ses DVD sur eBay. Elle préfère maintenant télécharger les films sur son ordinateur ou les regarder en VOD sur son écran plat. Un gain de place évident. En plus, elle en profite pour consommer moins et fait ainsi un effort pour la préservation de la planète. Au supermarché, elle cherche les produits comportant le moins d'emballage possible, et privilégie les achats bio et équitables.
Vous l'aurez compris, Marion symbolise cette prochaine génération de consommateurs, adeptes du «moins consommer, consommer mieux», et pour qui la possession d'objets matériels n'est plus primordiale. Bienvenue dans un monde libéré de la dépendance aux choses! Se pourrait-il que notre avenir se conjugue avec une dématérialisation de la consommation? L'idée avait été avancée, dès 2000, par Jeremy Rifkin, président de la Foundation on Economie Trends à Washington, dans son livre L'âge de l'accès. Il y explique «qu'avoir, posséder et accumuler n'ont plus guère de sens dans une économie où la seule constante est le changement». L'accès devient ainsi plus important que la propriété. Il s 'interroge: «A quoi sert d'acquérir la propriété d'un produit ou d'une technologie qui risque d'être obsolète avant même qu'on ait fini de la payer? Dans la nouvelle économie en réseau, l'accès à court terme aux biens et services - sous forme de bail, de location, etc. - devient une alternative de plus en plus séduisante à l'acquisition à long terme.»
De la propriété à l'usage?
Le Conseil national des professions de l'automobile (CNPA) note ainsi qu'aujourd'hui, «la satisfaction vient de l'usage plutôt que de la possession, la location s'inscrit donc parfaitement dans cette tendance». La croissance de 10 % du marché de la location de voitures entre 2005 et 2006 vient ainsi «conforter une modification sensible du comportement du consommateur», stipule André Gallin, président du CNPA, branche Loueurs de voitures. Les jeunes ont, en effet, un rapport à l'automobile différent de celui de leurs aînés. Si les baby-boomers considéraient la voiture comme un moyen d'accéder à un statut social, et la propriété comme une nécessité, les jeunes générations tendent à privilégier l'usage à la propriété. L'auto- partage traduit également ce phénomène naissant. A Paris, Caisse Commune propose 50 voitures à la location. L'adhérent peut réserver un véhicule 24 h/24 et pour une ou plusieurs heures, voire plusieurs jours, selon ses besoins. La voiture est disponible une minute après la réservation, de jour comme de nuit, dans un parking près de son domicile. Avec, en prime, la satisfaction de ne plus dépenser en assurance, en réparation, en entretien, et de réduire le nombre de ses contraventions pour stationnement gênant! Signe du succès naissant de cette tendance, Avis commence à adopter ce concept en partenariat avec les parkings Vinci Park. La clientèle potentielle est, en effet, considérable, surtout à Paris où 52 % des ménages ne possèdent pas de véhicule. Reste que, pour la majorité des consommateurs, la voiture demeure un signe apparent de réussite sociale! Pour tant, force est de se demander, à l'instar de Jeremy Rifkin, ce qu'aurait été la face du monde si, en son temps, Henry Ford avait décidé de louer des voitures, plutôt que de les vendre? Quant à Jacques Attali, il imagine, dans sa Brève histoire de l'avenir, «des véhicules urbains sans pilote, beaucoup moins coûteux que les actuels, faits de matériaux légers, économes en énergie et biodégradables» qui «seront la propriété collective d'abonnés qui les laisseront à d'autres après chaque usage».
Le salon, lieu de la dématérialisation
Dominique Desjeux, professeur d'anthropologie sociale à la Sorbonne, réfute pour sa part l'idée que l'on passerait d'une logique de la propriété à une logique d'accès. Il explique: «L'accès est un problème éternel. C'est le problème central de n'importe quelle société.» Il admet néanmoins que le rapport à l'objet est bel et bien bouleversé par les jeunes générations. «On assiste à une perte de statut de l'objet dans le domaine musical et visuel. C'est là une révolution technologique, peut-être aussi importante que celle de Gutenberg.» Dans un débat du Nouvel Observateur du 22 mars dernier, Denis Olivennes, p-dg de la Fnac, prévoit que «dans trente ans, il n'y aura probablement plus de CD, les livres physiques auront peut-être disparu, et probablement plus aucun DVD, tout cela s'échangera par Internet.» Les ventes de CD semblent en effet s'effondrer inexorablement. . . La VOD pourrait bien concurrencer la location et l'achat de DVD. Les magazines se mettront un jour au numérique, à l'instar de l'expérience, lancée à la fin avril, par le quotidien Les Echos, qui propose une édition en version e-paper.
Chez soi, même le salon, pièce où l'on passe la majeure partie de son temps, est devenu, aux dires de Dominique Desjeux, «la pièce de la consommation immatérielle» par excellence. On y consomme des images et du son, rien de palpable donc. L'anthropologue reconnaît que le culturel devient immatériel. Une idée que partage d'ailleurs Jeremy Rifkin, quand il écrit que la production industrielle laisse la place à la production culturelle: «Les secteurs de pointe du futur reposeront sur la marchandisation de toute une gamme d'expériences culturelles plutôt que sur les produits et les services traditionnels fournis par l'industrie.» Il précise «que 20 % de la population mondiale, à savoir ceux qui disposent des plus hauts revenus, dépensent désormais presque autant en consommation d'expériences culturelles qu'en acquisition de produits manufacturés et de services de base». A ce titre, les cadeaux évoluent. Le succès des chèques cadeaux et des coffrets week-ends, offrant des expériences et non des produits physiques, atteste de cette modification des mentalités. Même constat pour les voyages qui attirent de plus en plus. Ainsi, les recettes du tourisme international ont connu une augmentation de 54 %, passant de 404,6 milliards de dollars en 1995 à 622,4 milliards de dollars en 2004. Et, pour se le permettre, le consommateur se sert la ceinture sur d'autres postes budgétaires. Selon le baromètre Opodo 2007, 68 % des Français actifs partis en vacances se sont constitué une réserve pour se les offrir - soit 1,4 million de personnes de plus qu'en 2005. 57% affirment que c'est un besoin vital pour lequel ils sont prêts à sacrifier d'autres dépenses. Internet est un moteur pour le tourisme, offrant notamment la possibilité de trouver des offres à bas coûts ainsi que des bonnes affaires de dernière minute.
Internet est indéniablement le facteur numéro un de la virtualisation de la consommation et, de ce fait, de l'apparition d'un nouveau consommateur. Pour Jeremy Rifkin, nous sommes en train d'assister, tout simplement, à l'émergence d'un nouveau type d'êtres humains, «complètement à l'aise dans le cyberespace, où Us passent une partie de leur vie, connaissant parfaitement le fonctionnement de l'économie en réseau, plus intéressés par l'accumulation d'expériences excitantes et distrayantes que par celle d'objets. Capables d'interagir simultanément dans des univers parallèles, prêts à changer de personnalité pour s'adapter à de nouvelles réalités - authentiques ou simulées - ces hommes et ces femmes de type nouveau ne ressemblent guère à leurs parents et ancêtres bourgeois de l'ère industrielle.» Ils louent logement et voiture, achètent en ligne, se construisent des doubles améliorés dans les mondes virtuels, ont une consommation simultanée de plusieurs médias à la fois, s'affichent sous des pseudos sur les forums, construisent leur petit monde à eux sur leur page MySpace, racontent - ou s'inventent - leur vie et celle de leurs proches sur leur blog, au risque de perdre le fil de leur véritable identité! «Ils passent autant de temps en compagnie de personnages de fiction, qu'il s'agisse de héros de télévision, de cinéma ou de créatures virtuelles du cyberespace, qu'avec leurs semblables, souligne Jeremy Rifkin. Ils en viennent même à intégrer ces créatures fictives à leurs conversations avec leurs amis, les transformant ainsi en éléments de leur biographie.»
@ Marc Bertrand
Le dernier film viral de la marque KitKat décrit parfaitement ce phénomène. Dans ce spot, KitKat tourne en dérision l'univers de Second Life. On y voit un homme - en chair et en os - se connectant à Second Life, puis son avatar se connectant lui-même à Third Life, etc. Une véritable mise en abîme. Le film se termine par le slogan «Hâve a break, hâve a KitKat». Sur Second Life, chacun peut se créer son double, le perfectionner à loisir, tout en se choisissant un métier virtuel qui peut, pour sa part, rapporter de l'argent bien réel, que l'on pourra dépenser en achat de produits virtuels pour son avatar, ou que l'on engrangera sur son compte en banque dans la vie réelle en monnaie sonnante et trébuchante! Le virtuel et le réel se confondent ainsi indéfiniment. C'est là un aspect de la dématérialisation de notre consommation.
Consommer moins
Pourtant, force est de constater que nous achetons toujours des objets, aussi virtuels soient-ils, puisque les mondes virtuels reproduisent le plus souvent un monde très ressemblant au nôtre. Notre bon vieux monde matériel ne fait donc que se reproduire sur la Toile, dans une version dématérialisée, comme une extension de la réalité. Paul Ariès, auteur de No Conso, voit dans cette tendance la menace d'une révolution de l'histoire qui «va permettre de vendre des morceaux d'identité comme autrefois des biens matériels». Les jeux vidéo sont ainsi devenus un loisir de masse, récoltant un chiffre d'affaires mondial supérieur à 25 milliards d'euros et attirant plus de 15 millions d'utilisateurs en France. Par ailleurs, des acteurs comme Metaboli proposent des jeux vidéo téléchargeables au même prix qu'un jeu classique ou par abonnement. Une initiative que Jean-Marie Boucher, p-dg et fondateur du site éthique ConsoGlobe, soutient et estime très porteuse. Chantre du «consommer mieux, vivre mieux», ConsoGlobe enre gistre 600000 membres aujourd'hui et compte atteindre un million de membres à la fin de l'année.
ConsoGlobe propose, depuis l'été 2006, de nouvelles manières de consommer. Car consommer ne signifie pas forcément acheter des produits neufs. Le service Digitroc offre ainsi la possibilité d'échanger des produits, ConsoRecup de donner des produits dont on n'a plus besoin, Achat du coeur de faire du «shopping humanitaire». Une enquête de l'institut BVA de février 2007, réalisée pour Troc de l'Ile, révèle que 18 % des Français déclarent avoir déjà vendu des articles d'occasion, une pratique qui progresse, grâce notamment à Internet, et qui semble désormais entrée dans les habitudes de consommation. L'échange, l'occasion, le don apparaissent comme des formes de consommation alternatives. C'est aussi l'occasion de donner une seconde vie aux produits, au lieu de les jeter. «Deux vagues se superposent», souligne Jean-Marie Boucher. D'un côté, apparaît «une prise de conscience de fond» au niveau écologique, «qui n'est pas qu'une mode et qui va croître chez le consommateur occidental»; de l'autre, le mouvement du Web communautaire profite à ce type de consommation. Le succès du site eBay atteste de ce phénomène naissant. Signe également que nombre de consommateurs ne se considèrent plus comme les propriétaires définitifs des objets qu'ils achètent.
Dominique Desjeux insiste sur le lien entre «réchauffement de la planète et baisse de la consommation». Assurément, au regard des derniers rapports des scientifiques, l'homme va devoir changer radicalement ses façons de consommer. L'achat de produits verts, axés sur le développement durable, ou bio, pourrait bien - même s'il n'est encore qu'anecdotique aujourd'hui - concurrencer à terme la consommation des produits industrialisés. Aux Etats-Unis, des mouvements se sont formés, annonçant qu'ils n'allaient plus acheter de produits neufs pendant un an, au profit du troc, de l'achat d'occasion... D'autres font parler d'eux en dénonçant le gaspillage, récupérant dans leurs réfrigérateurs les produits non vendus, jetés aux ordures par les grandes chaînes de supermarchés. En France, quelque 25 000 personnes font partie de systèmes d'échange locaux (SEL), où elles échangent des objets mais aussi de l'entraide et du temps, en dehors de tout système monétaire. Des marques surfent sur la tendance du troc, à l'instar de Décathlon qui a lancé son Trocathlon.
Mais les problèmes environnementaux ne sont pas les seules raisons de ce changement des comportements. L'augmentation du nombre de seniors pourrait bien influer également sur nos modes de consommation. Aux yeux de Dominique Desjeux, nous risquons de «voir arriver une vague de pessimistes»! Qui dit vieillir, dit aussi, selon l'anthropologue, une baisse d'énergie et une baisse de la consommation, mais aussi un transfert vers les dépenses liées aux loisirs. «Il n'est pas sûr non plus que les papy-boomers de ces prochaines années aient les mêmes revenus que les seniors actuels», remarque Dominique Desjeux. Mais surtout, ceux-ci sont enclins à privilégier les achats de produits légers, moins gourmands en matériaux, moins encombrants et donc plus faciles à porter. Enfin, leurs petits-enfants les poussent à se familiariser avec le Web afin de pénétrer dans cet univers virtuel qui leur était jusqu'alors inconnu.
@ Marc Bertrand
Jean-Marie Boucher (ConsoGlobe):
«La multipilcation des échanges, des dons et des ventes d'objets d'occasion s'explique à la fois par une prise de conscience écologique de fond et parle mouvement du Web communautaire.»
Avoir, être ou paraître?
Un autre facteur pourrait bien influer sur nos comportements d'achats, à savoir la diminution de la taille de nos logements face à la hausse du prix au mètre carré «Nous sommes encombrés d'objets, observe Dominique Desjeux. Et, dans le même temps, nous n'avons pas d'appartements assez grands.» Résultat: on se débarrasse de ses objets sur eBay, répondant au passage à la nostalgie des vide-greniers. Cependant, si cette dématérialisation de notre consommation semble à première vue positive, il existe tout de même un revers à la médaille. Jeremy Rifkin le soumet dans L'âge de l'accès: «Il n'est pas vraiment clair que, dans cette transition de la logique de la propriété à celle de l'accès, nous ayons plus à gagner qu'à perdre. Est-ce que s'émanciper de nos possessions ne nous amènera pas à perdre tout sentiment d'obligation à l'égard des objets que nous fabriquons et dont nous faisons usage? Est-ce qu'en nous connectant à toutes sortes de relations, nous ne risquons pas d'être prisonniers des liens tissés par de toutes puissantes entreprises prestataires de services ?» Le consommateur ne devient pas plus autonome qu'auparavant par rapport aux entreprises qui lui proposent produits et services. Que les marques se rassurent, elles n'ont nullement à redouter cette dématérialisation de la consommation, si elles suivent les évolutions de leur temps. . . Une chose est à craindre en revanche: l'accroissement du fossé entre ceux qui sont sortis de la matérialisation à outrance, et ceux qui, au contraire, sont encore prisonniers d'un univers de rareté matérielle. «Le fossé entre les possédants et les déshérités est immense, souligne Jeremy Rifkin, mais celui qui sépare les connectés des non-connectés est peut-être encore plus grand. Deux civilisations sont en tram de se développer côte à côte, celle des habitants privilégiés de l'ère électronique et celle des majorités pour lesquelles les portes du cyberespace restent hermétiquement closes.» Paul Ariès pousse encore plus loin la critique, décrivant notre société comme «une société du paraître, puisque l'on ne possède plus nécessairement, ou que les produits achetés n'ont pas d'utilité réelle, mais que l'on donne l'image déposséder et donc d'exister». L'opposition entre l'être et l'avoir a ainsi laissé place à celle entre le paraître et l'être ou l'avoir. Reste que les mentalités sont en train d'évoluer. En plaçant l'immatériel au-dessus de l'achat matériel, l'homme peut faire de ses choix un nouveau style de vie. A l'instar de Denis Olivennes, qui déclare avoir «encore l'idéalisme dépenser que, même s'il a fallu du temps, on a compris que le monde des objets matériels, de l'économie hyperindustrielle pouvait détruire notre écosystème et notre biodiversité; et que cet enjeu collectif était plus important que le plaisir individuel que nous avions à consommer». Espérons qu'il ait raison. . .
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