Vers des villes privées ?
Aux Etats-Unis, quelque 20 000 "villes privées" essentiellement destinées à des populations à la recherche de "sécurité" ont surgi de terre. En France, certains aménageurs s'inspirent très directement de cette philosophie pour développer de nouveaux concepts de villes. Inquiétant ?
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S'il existe deux termes qui nous semblent, à nous Européens, profondément
antinomiques, ce sont bien ceux de ville et de privé. Notre culture, sous la
double influence grecque et latine, associe l'idée même de la cité, espace
public, à celle de démocratie, d'échanges de biens et d'idées et de liberté.
Pourtant actuellement à travers le monde se développe un phénomène que nombreux
considèrent comme inquiétant : celui de villes privées.
30 millions d'exclus volontaires
Aux Etats-Unis, le phénomène n'est pas
récent. C'est en effet en 1928 qu'est apparue la première de ces villes quelque
peu particulière. Mais aujourd'hui le mouvement prend une nouvelle ampleur.
Sous le nom de "common-interest developments" (CID) se développent chaque année
près de 5 000 de ces nouvelles entités urbaines qui choisissent de se mettre à
l'écart du régime commun. Déjà 12 % de la population américaine, soit 30
millions de personnes, vivent dans une de ces 150 000 communautés, et certains
prévoient qu'elles seront 50 millions en 2010 à être installées dans 225 000
CID. Si certaines d'entre elles ne forment que de modestes îlots, d'autres
constituent de véritables villes appelées "gated communities". On en compte
actuellement 20 000, soit 3 millions de logements, dont une bonne part en
Floride, en Californie et en Arizona. Les raisons de la création de ces
communautés, ou "gated communities", sont nombreuses et connues. Historiquement
elles ont surtout été constituées par et pour des populations aisées voulant
s'isoler d'un environnement urbain de plus en plus dur (violence, insécurité).
Aujourd'hui la middle class a accès à ces "gated communities" qui offrent
souvent une large gamme de prix en matière de maisons, voire de logements.
20 000 ghettos dorés
Si ces ghettos dorés s'ouvrent aux
différentes classes de la population, la motivation pour s'y installer demeure
la même : choisir un mode de vie selon des critères bien précis et reposant sur
l'exclusion des autres. Exclusion des moins de 55 ans par exemple à Sun City en
Arizona, une des villes qui ne regroupe que des retraités. Dans ces conditions
rien n'empêche de penser que pourraient apparaître prochainement aux Etats-Unis
des "gated communities" fondées sur des distinction de couleur de peau, de
pratiques religieuses voire sexuelles. A quand, par exemple, une "gay city" ?
Exclusion qui ne concerne pas seulement le droit d'y habiter mais aussi la
fréquentation des espaces publics. A Rancho Bernado en Californie, autre ville
réservée aux seniors, les jeunes enfants n'ont ainsi pas le droit d'aller dans
le centre commercial. Dans d'autres villes, les règlements intérieurs encadrent
la décoration extérieure de la maison, la hauteur des haies du jardin, la
couleur des rideaux visibles de l'extérieur, voire le poids maximum des chiens.
Certains promoteurs ont même tenté d'encadrer le type de publications ayant le
droit de circuler dans la ville, mais ils ont été condamnés par la justice. Les
villes privées ne sont pas donc pas seulement des enclaves, entourées ou non de
murs et de postes de contrôle, mais de véritables espaces urbains à l'écart du
régime commun et ayant vocation, pour certaines d'entre elles, à régenter tous
les aspects de la vie quotidienne ; scolarité, police, santé... et ce, sans la
contre partie d'élection et donc de vrais débats démocratiques. Mais comme
l'écrit Jeremy Rifkin dans L'Age de l'Accès, « dans un CID on ne vous vend pas
seulement un logement mais tout un mode de vie... »
Mickey city
Les explications données par le patron de Disney, Michael
Eisner, pour justifier la construction de la ville privée de "Celebration" près
de Disneyworld, sont à cet égard tout à fait édifiantes. Dans son livre
Profession magicien (ed. Grasset), il explique vouloir « concevoir une ville »
selon plusieurs principes fondateurs dont un nouveau type d'éducation pour les
enfants, et un système de santé « centré sur la prévention, le diagnostic, la
vie saine, le bien-être physique et mental. » (sic) Des propos tendant à
prouver que la constitution des "gated communities" dépasse largement le cadre
du simple urbanisme, même si les équipes de Disney ont, de fait, très largement
encadré le style architecturale autorisé des maisons (6 styles) et d'urbanisme.
Celebration est en effet aménagée pour favoriser la marche à pied avec de
nombreux services de proximité, dans la lignée du mouvement du "new urbanisme"
visant à recréer l'ambiance des petites villes "où tout le monde se saluait". «
On se croirait dans un feuilleton des années 50 », écrivait Eisner pour
justifier, selon lui, la réussite, de Celebration qui compte aujourd'hui 800
résidences. (1)
Des projets en France
Si, en Europe,
et en France plus particulièrement, ce type de ville n'existe pas (encore ?),
les analyses des émules de Disney et autres promoteurs américains pour
expliquer le succès de leurs villes ne sont pourtant pas loin de celles
développées par certains promoteurs français. L'un des responsables d'Appolonia
(groupe Nexity), Fabrice Holbecq, expliquait récemment que « lorsque l'on
demande aux gens de défin ir leur commune, ils nous disent qu'elle est polluée,
bruyante, inadaptée aux familles qui ont des enfants et dangereuse. Puisque
l'Etat est impuissant à y remédier, nous avons décidé de créer de toutes pièces
des villes où il fait bon vivre. » (in Urbanisme n° 312). Appolonia prépare
ainsi la construction au sud de Bergerac d'une ville influencée directement par
les principes du "new urbanisme", avec un aménagement urbain favorisant la
marche à pied et le vélo et une architecture s'inspirant très directement du
contexte local. S'il ne s'agit pas d'une ville privée, au sens américain du
terme, l'accent mis sur la sécurité et la "ville conviviale" est, en revanche,
très prononcé. Tout comme dans un autre produit d'Appolonia appelé "les
Conviviales" et qui aboutira à la construction au sud de Lyon, à Saint Genis
les Ollères, d'un village de résidence, clos, dont l'accès sera contrôlé par un
régisseur. Ces projets, surfant sur la vague sécuritaire, vont à l'encontre de
la mixité sociale prônée par le gouvernement dans sa loi sur la "Solidarité
urbaine". Au-delà, ils posent le problème de la fabrication de la ville demain.
(1) Pour dépasser les apparences sur Celebration, voir le réjouissant "The
Celebration Chronicle" d'Andrew Ross (Ballatine Book, 1999)
A lire
Evan McKenzie. Privatopia. Yale University Press, 1994 E.J. Blakely M.G. Snyder Fortress America. Gated communities in the U.S. Brookings Institution Press, 1997. C. Ghorra-Gobin La Ville américaine : espace et société. Nathan, 1998 J. Rifkin l'Age de l'Accès. La Découverte, 2000.
Des villes sans nuit ?
Nous évoquions dans notre précédent numéro, les expériences italienne et anglaise sur les nouveaux rythmes urbains visant à aboutir à des "villes ouvertes 24 heures sur 24". L'architecte américain Marcoupolos s'est lui aussi posé la question en partant du principe que demain les villes auront plus besoin de "temps" que d'espace pour se développer. A l'occasion du "Concours d'Idées" lancé dans le cadre de la Biennale de Venise, il propose ainsi de créer au coeur de Manhattan un quartier dont l'aménagement serait réparti entre des "zones nuit" (qui accueilleraient toutes les activités n'ayant pas besoin du jour - cinéma, stadium, théâtre, nigth-club, marché aux poissons...) et des "zones jour" pour toutes celles ayant besoin de lumière. Afin de donner corps à son projet, il propose d'installer un satellite doté d'un vaste miroir qui renverrait en permanence la lumière du soleil sur la "day zone". Un projet utopique mais qui montre combien demain les nouvelles temporalités urbaines seront sans doute au coeur des nouvelles logiques d'aménagement. Pour en savoir plus : www.labiennale.org