Vers des villes paquebots
Nomades, modulables, écologiques, privés, autarciques, organisés comme des centres commerciaux, les paquebots de croisière sont-ils une synthèse de la ville de demain ? Tentative de réponse.
Je m'abonne
Fasciné par les paquebots qui reliaient l'Europe aux Etats-Unis, Le
Corbusier a toujours reconnu s'être très directement inspiré de leurs
aménagements pour concevoir ses cinq cités radieuses. L'idée de pouvoir
associer en un seul bâtiment à la fois de l'habitat individuel, les services et
les espaces collectifs, apparaissait à l'architecte d'origine suisse comme une
solution à la nouvelle organisation urbaine qu'il rêvait de mettre en place. La
cité radieuse de Marseille, construite en 1952, et plus connue sous le nom de
la "maison du fada", abrite ainsi sur ses dix-sept étages 1 600 personnes, une
école maternelle, une piscine et des aires de jeux pour les enfants. A l'image
du paquebot, le toit accueille de vastes terrasses organisées comme des espaces
de loisirs pour les habitants. La disparition progressive des grands liners
transatlantiques au cours des années 60, et l'échec patent de l'urbanisme
imaginé par Le Corbusier ont fait peu à peu oublier ces liens entre paquebots
et architecture. Pourtant aujourd'hui, avec l'apparition d'une nouvelle
génération de méga-paquebots liée au dynamisme du marché de la croisière, les
réflexions prospectives sur le paquebot comme figure de la ville de demain
pourraient bien réapparaître, tant ces derniers semblent porteurs de dynamiques
d'aménagement en germe dans nos sociétés urbaines. Tentons d'en faire une
typologie.
Villes nomades
Le tourisme, l'évasion, le
nomadisme sont des valeurs en hausse dans les sociétés occidentales. Toujours
connus comme de mini-villes, les paquebots peuvent apparaître comme les villes
nomades de demain. Une analogie que renforce le changement de statut qu'ils ont
connu ces vingt dernières années. En effet, de moyen de transport, les
paquebots se sont peu à peu transformés en véritables villages de vacances
mobiles. Les compagnies de croisières ne s'y sont pas trompées. Les croisières
sont vendues aux consommateurs sur ce thème. "Plutôt que de rester dans un
village fixe, venez passer vos vacances dans un village flottant où vous
pourrez vous amuser et grâce auquel vous découvrirez tous les jours une
nouvelle ville et une nouvelle île." Du statut de village de vacances à celui
de ville nomade, il n'y a qu'un pas qui n'est pas loin d'être franchi. C'est,
en tous cas, le rêve du promoteur américain Robert Burnette qui commercialise
actuellement des appartements dans un paquebot d'un nouveau genre appelé The
World of ResideSea. Véritable ville flottante, ce "mega-ship" sera équipé de
286 appartements, du simple studio aux quatre pièces en passant par des duplex
vendus entre 1,5 et 6 millions de dollars. Destiné aux millionnaires, ce
"bateau" aura vocation de passer 8 mois par an dans les plus grandes villes
portuaires au gré des événements. Certaines villes, telles Lisbonne, Barcelone
et New York ont, en tout cas, déjà intégré cette nouvelle fonction de villes
flottantes. Pour leurs promoteurs portuaires, les paquebots sont les nouveaux
hôtels de demain, capables de répondre à des demandes de logements temporaires
ou permanents.
Villes loisirs
De nombreux citadins
veulent de la nouveauté, retourner vers la nature, passer des vacances à la
fois culturelles et sportives, le tout sans se stresser. Si les paquebots
offrent depuis une vingtaine d'années une multitude de restaurants, de bars, de
salles de sports, de salles de spectacles, de casinos, certains d'entre eux se
transforment aujourd'hui en véritables parcs de loisirs. Ainsi le Voyager of
the Sea, le plus grand navire existant actuellement au monde qui transporte 3
000 passagers par semaine, abrite une salle de spectacle de 900 places pouvant
se transformer en une patinoire, et une salle de 1 350 places, la Scala,
réplique du célèbre Opéra milanais. Les sportifs peuvent trouver un mur
d'escalade, un terrain de basket, une piste de jogging, salles de musculation,
des thermes à la romaine. Certaines compagnies telle Carnival qualifient leurs
bateaux de "fun ships", d'autres parlent de bateau "spectacle" avec des
casinos, des spectacles et des espaces commerciaux dignes de ceux de Las Vegas.
Le phénomène du retailtainment, dont on parle tant dans nos villes aujourd'hui,
a donc pris quelques longueurs d'avance à bord des immeubles flottants. Le
phénomène devrait s'accroître. Disney rencontre ainsi un réel succès avec ses
deux paquebots Disneymagic (capacité 2 400 passagers) et le Disneywonder,
aménagés à la sauce Disneyland, avec notamment une garderie, réplique du bateau
du Capitaine Crochet et des espaces thématiques tels Beat street, véritable
aire de divertissement nocturne avec night-clubs, salles de spectacle et de
cinéma qui ne diffusent que des productions Disney. La frontière entre loisirs
et commerce n'est jamais très claire.
Villes marchandes
Du point de vue marchand, les paquebots ont peut-être
encore quelques années d'avance sur nos villes, puisqu'ils sont en train de se
transformer en véritables centres commerciaux. Une mutation qui s'explique par
le fait que les compagnies de croisières veulent aujourd'hui récupérer une
partie des dépenses effectuées par les vacanciers aux escales. En effet, un
croisiériste dépense en moyenne 500 francs à chaque escale, soit environ 500
000 francs à chaque escale pour un bateau de 1 000 passagers. Afin d'éviter de
telles pertes de recettes certains bateaux, tel Voyager of the Sea, proposent
des croisières d'une semaine dans les Caraïbes avec seulement trois escales de
quelques heures. Les 3 000 passagers sont ainsi incités à dépenser leur argent
dans les très nombreuses boutiques duty-free du bord. L'autre solution consiste
à ne faire escale que dans des îles privées ou dans des zones contrôlées par la
compagnie. Ce type de pratiques se développe pour l'instant surtout aux
Caraïbes, mais rien n'interdit de penser que certains ports seront organisés
dans les années futures comme des espaces commerciaux digne de ceux développés
dans les aéroports.
Villes ségrégatives
Ville
marchande, îles privées... Certains développements commerciaux dans le secteur
de la croisière peuvent nous faire penser à certaines évolutions urbaines en
cours. En effet, cette privatisation et cette merchandisation des espaces
s'accompagnent d'une nouvelle ségrégation. Ségrégation non plus sociale comme
du temps du Titanic, puisque les classes ont disparu dans les nouveaux bateaux
de croisières, mais générationnelle ou familiale. Certains paquebots, dont ceux
de Disney, proposent, en effet, des zones à bord réservées notamment aux
familles sans enfants (et donc surtout aux seniors). Aux escales, cette
différenciation est reproduite voire accentuée. Ainsi sur Castaway Cay (l'île
privée de la world company) une plage est réservée aux familles, et une autre
aux adultes sans enfants. Si cette séparation se justifie sur le plan
commercial, elle n'en est pas moins inquiétante et ne peut que nous faire
penser au phénomène en pleine croissance des villes privées, et en particulier,
celles fondées sur une distinction d'âge tel Sun City (voir Marketing Magazine
n° 54).
Villes modulables
Le paquebot, figure de la
ville de demain, le serait-il aussi en matière d'habitat ? On peut légitimement
se le demander face aux expériences d'habitats modulables que semblent pouvoir
accueillir les bateaux. En effet, les paquebots de croisières devraient
abriter, dans les années qui viennent, des cabines qui s'installeront et se
démonteront presque aussi facilement que des Lego. Ainsi Algéco, le spécialiste
de l'habitat temporaire et modulaire, fournit actuellement des cabines aux
Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire. A partir de là, pourquoi ne pas
imaginer que les énormes portes-containers pourraient être, eux aussi, une des
figures de la ville nomade et de l'habitat modulable de demain. Les paquebots,
mais aussi les plates-formes pétrolières seraient alors une des solutions pour
le développement urbain du siècle naissant. « Depuis un siècle, la population
s'est déplacée vers les cités. Celles-ci sont aujourd'hui surpeuplées et
défigurées. On va sauter le pas et s'installer sur l'eau », écrivent les
promoteurs du programme Ocean Cities. Et d'ajouter, « l'habitat maritime
offrira une qualité de vie accrue. La circulation, l'approvisionnement en eau,
le traitement des déchets seront simplifiés. Fabriqué en série, cet urbanisme
sera plus économique pour des cités où le prix des terrains est devenu
exorbitant (baie de Tokyo, côte d'Azur...). »
Le marché de la croisière en bref
300 000 croisières vendues en 1970, 9 millions en l'an 2000 et 18 millions de croisières attendues en 2005. Le marché de la croisière s'est formidablement démocratisé avec la baisse des prix (une croisière de 7 jours dans les Caraïbes tourne autour de 3 500 francs en moyenne par personne), et incroyablement rajeuni : la moyenne d'âge de la clientèle est aujourd'hui de 45 ans, contre 60 ans en 1980. La clientèle est encore très largement américaine avec 5,5 millions de croisières vendues aux Etats-Unis en 2000, contre 1,7 million en Europe. Mais les choses évoluent. En Angleterre, le nombre de clients a doublé en quatre ans avec 500 000 croisiéristes aujourd'hui, et en France le nombre de clients depuis 1995, s'élève à 200 000 par an. Le marché (estimé à 48 milliards de dollars) est dominé par les "big four" que sont Carnival (Cunard, Hal, et Costa) avec 46 bateaux, RCI avec 17 navires, P&O avec 25 navires et Star Cruises avec 19 navires. Elles contrôlent plus de 90 % du marché, les 10 % restants se partageant entre une soixantaine d'armateurs disposant chacun entre 1 et 6 navires. La taille des bateaux a suivi la croissance du marché. En 1970 un gros paquebot embarquait 750 passagers, en 1980 1 000 passagers, 1 400 en 1982 et aujourd'hui le plus gros paquebot du monde peut embarquer jusqu'à 3 700 personnes. Actuellement, 280 navires sont en service, mais 50 nouveaux paquebots sont en chantier ou sur le point de l'être.