Vers des aéro-villes ?
Les aéroports préfigurent-ils la ville de demain ? Entre nouveaux concepts de commerces, business centers et hôtels multiservices, ils annoncent en tout cas les nouvelles formes de services qui seront demain proposées aux nomades urbains.
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A la question de savoir si les aéroports sont une des figures de la ville
de demain, le visionnaire Rem Koolhass répond sans ambages : « Toujours plus
grands, offrant toujours plus d'équipements sans rapport avec le voyage, les
aéroports sont sur le point de remplacer la ville. Equipés au complet, ils
fonctionnent comme de véritables quartiers de ville. » Une vision sans doute
maximaliste, mais qu'il est tentant de valider en observant la mutation des
aéroports, notamment sur le plan du commerce, du travail et des services.
Lorsqu'il franchit les portes d'un aéroport, le commun des mortels n'est plus
tout à fait dans son état normal. Pour la très grande majorité des voyageurs,
le transport aérien demeure quelque chose d'exceptionnel et fait de l'aérogare
un lieu à part. En son sein, il ne s'agit plus seulement pour le voyageur de
trouver rapidement un chariot et son guichet d'enregistrement, mais de trouver
les services et les commerces qui lui permettent d'exorciser ses appréhensions,
voire ses peurs. Pour mieux répondre à ces attentes, les compagnies aériennes
et les gestionnaires d'aéroport se sont engagés dans de lourds investissements
destinés à faire du temps passé dans l'aérogare non plus un temps mort et
contraint, mais un temps valorisé. Car, si le voyageur n'aime pas perdre son
temps dans un aéroport, il y en passe pourtant beaucoup. Dans les grands
aéroports européens, américains et asiatiques, seule une minorité de passagers
(environ 5 %) y reste, en effet, moins d'une demi-heure, la très grande
majorité, 75 %, y passe plus d'une heure. Et une part non négligeable - environ
35 % - y séjourne plus de deux heures. Dans les années à venir, compte tenu de
l'augmentation exponentielle des retards, il y a fort à parier que les
vorageurs risquent d'y passer encore plus de temps.
Des magasins avec des avions autour
Les autorités aéroportuaires du monde
entier ont compris qu'elles avaient sous la main de très grosses clientèles,
ayant du temps et de l'argent à dépenser. Elles exploitent cette opportunité en
développant des services et des commerces. Les aéroports sont devenus de vrais
centres commerciaux. Dans certains aéroports, comme Heathrow, Guam ou Abu
Dhabi, il n'est pas possible d'embarquer dans l'avion sans passer dans des
zones de ventes. Heathrow compte 200 commerces, Paris plus de 160 et Francfort
150 boutiques. Au Japon, l'Aéro Plaza de l'aéroport de Kansaï abrite plus de 20
000 m2 de commerces. Les galeries marchandes de l'aéroport de Guam
(Philippines) sont uniquement dédiées au luxe et s'étalent sur 30 000 m2, dont
12 000 m2 gérés par l'un des leaders mondiaux de ce type de distribution, Duty
Free Shoppers, qui a directement participé au financement de l'aéroport. Le
Moyen-Orient suit la même tendance. Les aéroports de Dubaï et de Bahreïn sont
organisés comme des souricières commerciales. Même les aéroports américains
qui, jusqu'à présent, avaient peu investi, entrent dans la ronde. L'aéroport de
Denver compte 15 000 m2 de commerce. Le terminal du National Airport de
Washington totalise, quant à lui, 38 magasins et 22 restaurants. Ce
développement s'explique aussi et surtout par le fait que le commerce
d'aéroport rapporte énormément d'argent aux commerçants qui y sont installés.
La rentabilité au mètre carré est, en effet, de trois à quatre fois supérieure
à celle enregistrée dans les commerces de centre-ville. Le taux de
concrétisation d'achat ("J'entre et j'achète") est exceptionnel puisqu'il
évolue entre 70 et 80 % (contre 30 % en centre-ville). Au total, tout le monde
est satisfait, les voyageurs qui consomment et se déstressent, les autorités
aéroportuaires qui engrangent les redevances et les commerces qui voient leur
chiffre d'affaires augmenter. Les recettes liées au commerce, à l'hôtellerie et
à la restauration sont aujourd'hui supérieures aux taxes payées par les
compagnies. Actuellement, les redevances liées au commerce représentent 65 %
des ressources du British Airport Authority et 55 % de Schipoll-Amsterdam. Aux
Etats-Unis, la part des revenus commerciaux n'était, ces dernières années, que
de 15 %. Mais les choses changent. Le nouvel aérogare de San Francisco d'une
superficie totale de 185 000 m2 accueillera 13 000 m2 de surfaces commerciales.
Quant à l'aéroport de Pittsburgh International, principal hub de US Airways, il
s'est positionné comme un vrai centre commercial en supprimant la sales taxes
pour les passagers. L'aéroport, qui voit passer en moyenne 60 000 passagers par
jour, abrite 100 commerces. Et cela fonctionne très bien : le panier moyen est
passé de 2,40 dollars en 1991 à 8,10 dollars en 1997.
De nouvelles formes de commerces
Traditionnellement, les passagers achetaient
dans les aéroports pour faire des économies grâce au duty free. Ce n'est plus
vrai. Aujourd'hui, les gens consomment dans les aéroports pour d'autres raisons
que les prix. A Paris, le hors-taxes ne représente que 34 % des achats. Reste
que l'idée de faire des affaires à l'occasion de voyages à l'étranger demeure
ancrée chez beaucoup de voyageurs. Ces derniers achètent dans les aéroports en
se disant qu'ils vont faire des affaires - même si cela n'est pas toujours vrai
- et ils achètent en général plus que ce qu'ils avaient prévu. Les Aéroports de
Paris veulent ainsi développer une nouvelle politique de services associés aux
commerces. A terme, l'objectif est que les passagers n'associent plus commerces
d'aéroport à duty free mais à services. Dans les prochaines années, la notion
de "travel retail" va peu à peu remplacer la seule approche duty free. Le
commerce d'aéroport va s'affranchir de la simple vision duty free pour cibler
de façon plus fine les passagers aériens en leur proposant des commerces et des
produits plus en phase avec leurs attentes. Jusqu'à présent, les marques et les
distributeurs se contentaient de vendre en aéroports des produits et des
concepts calqués sur ceux du centre-ville. A l'avenir, les marques vont devoir
affûter leur stratégie produits et packaging avec des offres spécifiques au
monde du voyage, et des offres différenciées selon le type de clientèle (motifs
de voyage, nationalité). Devraient ainsi apparaître de nouvelles catégories et
de nouveaux formats de produits, par exemple, des "produits cadeaux" et des
"produits destinations" (souvenirs, produits locaux introuvables ailleurs). Les
industriels vont revoir leurs produits avec de nouveaux packagings, plus
petits, plus solides, plus facilement transportables. De nouveaux canaux de
distribution vont apparaître dans les aéroports avec, par exemple, la
possibilité pour les voyageurs d'acheter un produit dans un aérogare et de se
le faire livrer directement chez eux. Dans le même temps, les aéroports sont
devenus de véritables business centers pour passagers en transit. En Europe,
l'aéroport de Francfort a développé un Airport Center de 50 000 m2, Schiphol un
World Trade Center de 60 000 m2 et Aéroports de Paris des centres d'affaires
avec salles de réunion réservées tout au long de l'année par des entreprises
qui ne veulent plus voir leurs cadres perdre du temps à rejoindre le
centre-ville. Les compagnies, via leurs salons privatifs, contribuent encore
un peu plus à ces mutations. Continental à Newark ou Delta à Atlanta proposent
des salles de réunion pouvant accueillir entre 3 et 100 personnes. Cathay
Pacific propose le même type de projets à Hong-Kong. Et le phénomène prend une
nouvelle ampleur pour passagers fatigués, afin de s'investir dans les services
annexes en fournissant non seulement l'hébergement, mais aussi tous les
services de communication dont l'homme d'affaires aura besoin en déplacement.
Aux Etats-Unis où ces pratiques sont très développées, certains hôtels
d'aéroport ont une clientèle composée à plus de 75 % par des passagers qui ne
quittent pas la plate-forme aéroportuaire. Arrivant et repartant par les airs,
ils restent un ou deux jours dans ces nouveaux palaces qui leur offrent toutes
les infrastructures pour travailler : salons, fax, secrétariat, interprète,
chambres multicablées et branchées sur Internet. Et, afin d'éviter que ne se
mélangent les différentes clientèles, certaines chaînes ont poussé la
sollicitation jusqu'à développer des étages réservés aux hommes d'affaires
("executive floor"). Quant à la galerie marchande, la salle de gym avec
practice de golf virtuel et la piscine, elles deviennent presque banales.
De nouvelles logiques de services
Parallèlement, la
grande majorité des transporteurs ont tous ouverts des salons privatifs parfois
gigantesques pour leurs passagers First ou Business. Celui de British Airways
d'Heathrow peut accueillir jusqu'à 400 passagers, celui de Cathay Pacific à
Hong-Kong se développe sur 4 700 m2 et celui de SAS à Stockholm sur plusieurs
centaines de mètres carrés. Tous sont équipés de coins bureaux, de téléphones,
de fax, de photocopieurs, de connexions à Internet. Certains offrent l'accès à
des banques d'information, à des guichets FedEx ou même à un service de
secrétariat gracieux. D'autres comptent des salons de musique, des
bibliothèques, des douches et même des salons de massages (voir notamment le
salon très ludique de Virgin à Londres). Les compagnies japonaises se
distinguent en offrant des espaces pour les jeunes enfants avec jeux, peluches
et divertissements. Certains de ces salons s'ouvrent également aux passagers
qui débarquent en leur offrant la possibilité de prendre une douche ou de faire
repasser son linge. Constatant que ces salons sont réservés aux passagers de
Première ou Business, et que toutes les compagnies n'ont pas de salons dans
chaque aéroport qu'elles desservent, certains aéroports ont décidé d'ouvrir
eux-mêmes ce type d'espace pour mieux accueillir les passagers. Ainsi, dans les
années qui viennent, Aéroports de Paris va proposer de nouveaux services avec
des salons de repos dotés de douches, des espaces de travail de type cybercafé
et des espaces enfants et bébés. Face à de telles évolutions de services en
phase avec le nouveau statut de nomades urbains, on peut se demander si, après
avoir tenté de copier la ville, ce ne sera pas demain la ville qui sera tentée
de copier l'aéroport. C'est en tout cas l'une des hypothèses émises par
l'architecte Serge Salat. Ce dernier estime que « la modification des activités
de l'aéroport est à repenser d'une manière globale dans les mutations de la
ville, du travail, du déplacement, des espaces de transit. L'aéroport ne se
construit pas sur le modèle de la ville, mais, en revanche, un certain nombre
d'espaces de la ville, d'espaces de travail, se mettent à fonctionner sur le
modèle de l'aéroport ».