Un vaste festin vital et expérimental
Jean Dubuffet revendiquait la liberté de se conduire en "danseur ivre". Celui pour qui un intellectuel était "nageur d'eau bouillie", un être "désamorcé", influença tout une part du graphisme contemporain. L'exposition* du centenaire de sa naissance nous régale d'une "intense saveur de vie".
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Picasso et Dubuffet marquèrent le siècle dernier à la manière de Janus, cet
ancien dieu de Rome, représenté avec deux visages opposés, l'un regardant
devant lui, l'autre derrière. Autant le premier fut "classique", inspiré par la
lumière méditerranéenne et l'art ancien, autant le second se montra sombre,
corrosif, destructeur. Le Centre Pompidou accueille aujourd'hui la première
grande rétrospective de l'oeuvre de Jean Dubuffet. Si de nombreuses expositions
ont eu lieu ces trente dernières années dans le monde, aucune n'a eu une telle
ampleur, puisque, pour commémorer le centenaire de sa naissance, ce sont près
de quatre cents oeuvres qui ont été rassemblées. Mais l'on pourrait dire que
Jean Dubuffet nacquit deux fois. La première pour l'état civil, la seconde à
quarante-deux ans pour son vrai "moi". Une vie également partagée puisqu'il
mourut à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Dans l'une, il vend du vin. Il peint
parfois des toiles dont la plupart seront détruites. Dans l'autre, il devient
ce qu'il est, un artiste "trop artiste", selon l'expression de l'écrivain
Witold Gombrowicz. Voulant rompre avec le mimétisme qui jalonne l'histoire de
l'art où chaque génération s'inspire de la précédente, il s'efforce de vouloir
retrouver une sorte d'état de nature, vierge de toute influence. Il s'attaque
alors à la culture, l'esthétique, l'art ancien, la grammaire, le bon sens, la
norme. Il se perçoit comme un "présentiste", un "éphémériste" qui impulse à son
travail les palpitations de la vie. Son intelligence complexe lui permet de
cumuler certaines qualités. Loin de l'artiste maudit ou représentant de
commerce, il applique les techniques commerciales qu'il utilisait dans son
ancien métier. Il accepte entièrement de vendre mais, comme il le désire. Il
s'organise avec méthode et efficacité. Il ouvre un secrétariat, avec papier à
en-tête, qui centralise tout le courrier. Et garde ainsi le contrôle sur son
travail. « Je suis jaloux de faire les choses moi-même, de les financer
moi-même, sans être tributaire de qui que ce soit. Autrement, cela va trop dans
le sens d'un compromis, de l'insertion dans les normes. Je veux pouvoir garder
ma position de subversion », déclare-t-il. Il garde ainsi intacte sa puissance
transgressive et peut poursuivre sa recherche de "l'inculture". Il s'inspire
d'abord "des peintures de caractère populaire, en façon d'enseignes de
boutiques ou de décors de baraques de foire". Puis des dessins d'enfants. Il
découvre alors les travaux de malades mentaux et de marginaux de l'ordre
social. Il leur donnera le nom "d'art brut". Il en constitue d'ailleurs une
vaste collection qu'accueille en 1975 la ville de Lausanne, Paris ne s'étant
pas montrée intéressée... Elle se compose de peintures, dessins et sculptures
réalisés par des malades mentaux et des créateurs inadaptés à la société,
banlieusards, paysan... Dans un univers policé et soumis à la rentabilité, ils
incarnent la liberté et la gratuité. Il restitue ainsi leur valeur à des
créations nées de la folie, la pauvreté, l'enfermement. Et s'il n'y a que pour
Dieu et pour les artistes que les matériaux ont la même valeur, Jean Dubuffet
en témoigne au-delà de toute espérance. Il utilise ainsi ferraille, déchets de
papier journal, charbon de bois, lave, éponges, pieds de vigne, fragments
superposés, collages d'ailes de papillon, assemblages d'empreintes, griffures
et biffures, graffiti, poussière, résidus, boue, goudron... Le grand oeuvre de
son oeuvre est "L'Hourloupe" qu'il élaborera durant douze années contrairement
aux cycles très brefs de son travail habituel. Il crée un système cellulaire
inspiré de ses lectures scientifiques et de dessins au stylo bille tracés
spontanément au téléphone. C'est une tentative de langage global qui
transgresse les catégories classiques de l'art, à la fois peinture, sculpture,
architecture, écriture. Car Jean Dubuffet a aussi voulu révolutionner le
langage. Il invente des sortes de mots-matière pour nommer ses oeuvres telles
"L'Administration des leurres", "Mirobolus", "La Banque des équivoques",
"Croque morue", "Perce culotte"... Publie nombre de notes et de livres.
Contrairement à ces peintres tels Picasso, Degas, De Kooning, Balthus qui
refusent le discours, Dubuffet s'y immerge, en jubile. Celui qui prônait "A bas
la culture !" s'est agencé le langage d'un érudit pétri de persistances
d'enfance. Il saisit les mots à bras le corps, les malaxe, les triture, les
tripote. L'oeuvre de celui qui peignait en écrivant et écrivait en peignant
ravit par ses fulgurances de sens et libère l'esprit des catégories, des
étiquettes, des règles et des protocoles. Jean Dubuffet nous invite ainsi à
inventer des fêtes surprenantes pour, "au jour venu de la grande liesse tirer
de nos têtes, comme les jongleurs chinois, les écharpes chatoyantes des
incongruités et en pavoiser nos demeures, dans le tintamarre des cloches
allègres de la bonne foire aux équivalences et inconséquences."
* Jean Dubuffet (1901 - 1985 )
Exposition du centenaire Jusqu'au 31 décembre 2001 Centre Pompidou Tél. : 01 44 78 12 33 Catalogue sous la direction de Daniel Abadie, aux éditions du Centre Pompidou.