Téléphonie mobile: la GUERRE est déclarée
Branle-bas de combat dans la téléphonie mobile! L'arrivée de Free, le 10 janvier 2012, a fait l'effet d'une bombe. En parlant d'«escroquerie», de «forfaits racket super-arnaque» ou encore de «clients pigeons», qui en ont «ras-le-bol de se faire arnaquer avec les prix les plus élevés d'Europe, lors de la conférence présentant sa gamme de forfaits mobiles, Xavier Niel, patron d'Iliad, maison mère de Free, donnait le ton de sa campagne: très offensif. Orange, SFR et Bouygues avaient beau avoir anticipé l'entrée d'un nouveau concurrent sur le marché, en lançant leurs offres low-cost, (respectivement Sosh, Red et B & You), ces dérapages calculés les ont surpris.
Le 10 janvier dernier, Xavier Niel jetait un pavé dans la mare en lançant son offre Free Mobile.
Mais l'angle d'attaque du p-dg d'Iliad était tout trouvé: il a eu beau jeu de critiquer les tarifs pratiqués sur le marché français. En effet, depuis leur condamnation en 2005 par l'Autorité de la concurrence pour avoir mis en oeuvre des pratiques d'entente ayant restreint le jeu de la concurrence sur le marché, les opérateurs «historiques» n'ont pas vraiment revu leurs tarifs ou leurs offres d'engagement (souvent 24 mois) à la baisse. C'est d'ailleurs pour dynamiser la concurrence que les pouvoirs publics, via l'Arcep, ont ouvert le marché en accordant une quatrième licence à Free dès 2009. « Avec son discours et sa politique tarifaire agressifs, Xavier Niel passe pour un sauveur, un Robin des bois », explique Nicolas Teisseyre, responsable de la practice télécoms au sein du cabinet de conseil en stratégie Roland Berger. Un avis que partage Stéphane Xiberras, président de l'agence de publicité BETC Euro RSCG, cité par Le Monde: « Les opérateurs ont dépensé des millions pendant des années pour vanter leurs offres. Un jour, il y en a un qui déboule et qui élève radicalement le débat ». Et pour l'instant, ça marche. Selon le cabinet Churn Tracker Mobile, un mois après son lancement, Free pèserait au moins 3 % du marché de la téléphonie mobile.
Au-delà des escarmouches verbales (Martin Bouygues, p-dg du groupe Bouygues, taxe Free Mobile de «coucou»), peut-on parler de vraie révolution Free Mobile? « Il y a déjà une véritable révolution tarifaire, avance Nicolas Teisseyre. Aucun opérateur n'avait jusqu'alors proposé des offres à des coûts aussi bas. » En effet, Free a proposé une offre dite «sociale», à deux euros par mois, pour 60 minutes d'appel et 60 SMS. Mieux encore, le forfait est gratuit pour les abonnés à la Freebox (télévision, téléphonie fixe et Internet). « En tablant sur deux uniques forfaits sans engagement, l'opérateur s 'engage dans le low-cost. Cette stratégie d'hypersimplicité de l'offre bat en brèche un principe de segmentation du marché vieux de plus 15 ans », ajoute Hervé Collignon, associé au cabinet d'analyse stratégique A.T. Kearney. Autre innovation majeure: Xavier Niel a séparé le forfait de l'appareil. Autrement dit, l'achat du téléphone est à la charge du client. « Free a redéfini le métier, en disant quun opérateur ne vend pas de terminaux. C'est le modèle inverse qui était en vigueur en France » , souligne Nicolas Teisseyre.
Hervé Collignon (AT Kearney): « Cette stratégie d'hypersimplicité de l'offre bat en brèche un principe de segmentation du marché vieux de plus 15 ans. »
Free dynamite le business model du mobile
Dernier volet de la révolution Free Mobile, pour Nicolas Teisseyre: l'explosion du nombre de clients. Surprenant, pour un opérateur qui a toujours misé sur un réseau de distribution light via Internet. « Le nouvel opérateur prouve que l'on peut conquérir en quelques semaines 1 million de clients sans véritable réseau de distribution physique, car Free ne compte que trois à quatre magasins en France », explique-t-il. Ce chiffre devrait être multiplié par dix d'ici à la fin de l'année 2015.
Evidemment, c'est en séduisant la clientèle de la concurrence que Free s'est développé (voir encadré «Part de marché: le nouvel état des lieux»). Du coup, pour éviter l'hémorragie, les opérateurs se sont alignés sur le plan tarifaire, en proposant des forfaits vendus uniquement en ligne et sans engagement. Le lendemain de la conférence de Xavier Niel, Orange a dégainé avec sa marque à bas coût, Sosh, suivi par SFR, avec Red, puis Bouygues, grâce à B & You. « Free a obligé tous les acteurs du marché à réviser leur grille tarifaire », constate Hervé Collignon. Même les MVNO (mobile virtual network operator), ces opérateurs réputés proposer des tarifs très compétitifs, ont revu leurs tarifs à la baisse. A l'instar de Darty Mobile, qui va jusqu'à proposer un forfait découverte d'une heure pour... zéro euro.
Cette guérilla marketing ne se déroule pas seulement sur le terrain des tarifs. L'image joue aussi un rôle. Fort de son succès dans l'accès à Internet avec la Freebox, Free a pu compter sur un buzz incisif pour gonfler à bloc son capital sympathie. Selon une récente enquête GfK, 97 % des Français ont entendu parler de l'offre de Free Mobile et 56 % en connaissent les détails. Mieux encore, 78 % des personnes interrogées ont l'intention de s'abonner. Alors, Free aurait-il tout compris à la communication? En tout cas, les équipes de Xavier Niel ont prouvé qu'elles maniaient cet art avec brio. Pas de panneaux publicitaires dans les rues ou le métro, pas de spot à la télévision... Bref, Free a fait des économies. « Iliad a réalisé un buzz qui lui a permis d'économiser 7 à 8 millions d'euros d'achat d'espaces, avance Nicolas Teisseyre. Cela fait penser à la stratégie d'Apple. »
La clé de son succès: son réseau de fans. Sa cible? Les jeunes, voire les geeks. Autrement dit, ceux qui ont une connaissance avancée des médias sociaux. Car c'est sur Internet que Free Mobile s'organise, avec une
communauté de fans extrêmement actifs, qui s'en prend directement aux opérateurs historiques. A l'image de la vidéo faite par les «freenautes», parodiant le film Les Trois Frères, qui a récolté près de 410 000 vues et s'approche des 100 % d'avis positifs. Les répliques des autres opérateurs ne se sont pas fait attendre. Au début du mois de février, Orange répond en détournant le film Une Journée en enfer, de la saga Die Hard, où le service clients de Free Mobile est présenté comme injoignable. Reste que la vidéo, vue seulement 53 000 fois sur YouTube et Dailymotion confondus, n'a pas obtenu le même écho que la parodie faite par Free: « La force de Xavier Niel, c'est avant tout sa relation très forte avec ses clients historiques, qui partagent avec lui un goût prononcé pour la technologie et une défiance vis-à-vis des grandes institutions », explique Vincent Leclabart, président de l'agence de publicité indépendante Australie. Face à la force de frappe de Free, les autres opérateurs ont riposté en jouant sur les points qui lui font défaut: la qualité du réseau et le service client. «Chez Bouygues Telecom, la réplique est venue sous la forme d'une lettre publiée dans la presse par Olivier Roussat, directeur général de l'opérateur. « 2 500 conseillers vous accueillent dans nos 650 boutiques près de chez vous, notre service après-vente permet le prêt gratuit d'un téléphone en cas de panne... Ce n est pas un hasard si nous sommes numéro un de la relation client depuis cinq ans en téléphonie mobile. » Même topo pour Orange qui met également en avant son service client (voir interview d'Alice Holzman). « Les opérateurs historiques ont tout intérêt à développer un service client premium pour se différencier de Free, suggère un expert, sous couvert d'anonymat. Car aujourd'hui, leur service client laisse à désirer. »
Une stratégie qui tombe à pic, surtout compte tenu de la tempête de mécontentement qui s'abat sur la tête du quatrième opérateur depuis son lancement. Retard de livraison des cartes SIM, réseau surchargé, service après vente débordé... Déjà un millier plaintes a été déposé auprès de l'association de consommateurs UFC-Que choisir à la mi-février. De quoi remettre en question la crédibilité de l'opérateur sur le mobile. « Il va être intéressant de voir la pérennité de Free Mobile à long terme, remarque Hervé Collignon. Dans la durée, pour répondre à ses engagements réglementaires d'investissements, il va devoir vraisemblablement augmenter ses prix. »
Le combat se poursuit sur d'autres champs de bataille. Pour calmer les ardeurs de Free, les opérateurs historiques précipitent leurs investissements dans la nouvelle génération de téléphonie mobile, la 4G. Le très haut débit? Une véritable valeur ajoutée pour les clients, qui justifierait, là aussi, des tarifs plus élevés.
« C'est une vraie riposte stratégique, puisque Free est incapable d'y accéder, étant donné que l'opérateur ne détient pas la licence », ajoute Hervé Collignon. Les leaders du marché pourraient construire une autre ligne de défense sur le thème des distorsions de concurrence. La partie ne fait que commencer.
« L'engouement médiatique pour Free va s'estomper »
3 questions à ... Alice Holzman, directrice marketing d'Orange France. Elle expose la stratégie de l'opérateur.
Marketing Magazine: Le lancement de Free Mobile vous a coûté 201 000 clients entre le 10 janvier 2012 et le 15 février 2012. Comment expliquez-vous cette perte?
Alice Holzman: Nous avons 27 millions de clients mobiles en France. Cette perte est donc à relativiser, puisqu'elle ne concerne que 0,7 % de notre parc. Chez Orange, nous avons le taux de résiliation le plus bas du marché et notre notoriété auprès des Français est 2,5 fois supérieure à celle de Free. De plus, de par notre positionnement très grand public, nous nous adressons à tous les Français et pas exclusivement à une cible jeune et urbaine. Orange n'est donc pas l'opérateur qui a le plus à craindre.
Comment comptez-vous contrer l'ouragan Free?
Avec notre marque Sosh, nous avons riposté sur le plan tarifaire. Mais d'autres critères font la différence, comme la relation client et la qualité du réseau. Free ne dispose pas, ou presque, de réseau de distribution et il communique exclusivement via le Net. Pour nous, Internet est important mais n'est pas suffisant: l'expérience client et le bouche à oreille prévalent. Pour ces raisons, nous développons en magasin des services comme un accompagnement du client. C'est cette mobilisation de nos équipes que nous montrons dans notre dernière campagne de publicité à travers le slogan «Satisfait quand vous l'êtes».
Free Mobile peut-il s'implanter durablement sur le marché français?
Au moment du lancement de l'offre Free Mobile, l'emballement de la machine médiatique a profité à l'opérateur. Mais l'on peut s'attendre à ce qu'il redescende bientôt et à ce que l'activité commerciale reprenne son cours, laissant une place au nouvel entrant. Et, en ce qui concerne le réseau, la 3G étant déjà mise en place, nous pouvons nous atteler d'ores et déjà, chez Orange, à prendre de l'avance grâce à l'implantation de la 4G.
Alice Holzman (Orange France) : « On peut s'attendre à ce que l'engouement médiatique pour Free redescende bientôt. »
Nicolas Teisseyre (Roland Berger) : « Free mobile a réalisé un buzz qui lui a permis d'économiser 7 à 8 millions d'euros d'achat d'espaces. »
Part de marché: le nouvel état des lieux
Un peu plus d'un mois après le lancement de l'offre Free Mobile, chaque opérateur fait ses comptes. Orange a laissé filer plus de 200 000 clients mobiles, soit presque autant que SFR (208 000 clients mobiles). De son côté, sur une perte nette de 159 000 clients mobiles, Bouygues avoue que 134 000 d'entre eux ont migré chez le quatrième opérateur. « Ce n'est pas étonnant que Bouygues soit, en proportion, l'opérateur historique le plus touché, souligne Hervé Collignon, partenaire du cabinet AT Kearney. Il concentre le même type de clientèle que Free jeune et urbaine. » Reste qu'en additionnant ces chiffres, on est encore loin du 1,5 million d'abonnés que Free a obtenu depuis son entrée en jeu. Pour le partenaire du cabinet AT Kearney, c'est avant tout dans la base de clients des MVNO que Free va plus largement piocher.