Second Life: phénomène ou épiphénomène?
Les univers virtuels drainent de plus en plus d'amateurs. Pourtant, l'appréhension de ces mondes, notamment de celui de Second Life, est très hétérogène. Robert Vinet, fondateur de Community Chest, et Christine Santarelli, cofondatrice de Duke, confrontent leur point de vue.
Je m'abonneMarketing Magazine Pourquoi vous, Robert Vinet, vous intéressez-vous à Second Life et, vous, Christine Santarelli, avez-vous des réserves quant à cet univers virtuel?
Robert Vinet: Je me suis mis à observer Second Life. Puis, je m'y suis intéressé de près. En faisant le projet Second Life«Comité 748-Désir d'avenir» de Ségolène Royal, je me suis immergé dans cet univers. Et je m'y suis attaché. J'ai, par exemple, discuté pendant des mois avec deux »avataresses«. Un jour l'une d'entre elles m'annonce qu'elle ne s'appelle pas Lapinou mais Nicolas... C'est aussi ça, Second Life, pouvoir rencontrer des gens, échanger, être surpris.
Chistine Santarelli: Mais c'est marginal. Les chats permettent la même chose sur Internet. C'est une des forces et une des faiblesses des univers virtuels. A mon avis, Second Life est source de frustration pour les marques. D'abord parce le rendu graphique y est très pauvre. Et je trouve cela dommage. J'ai toujours envie de défendre les marques pour lesquelles je travaille avec une expression visuelle forte. Quand on joue avec un objet interactif, il est d'abord graphique. Or, je trouve que Second Life n'a pas l'aspect graphique en adéquation avec les attentes des marques. J'ai tout de suite buté sur la forme.
J'ai l'impression de remonter le temps et de me retrouver il y a dix ans dans le monde des jeux vidéo.
Les marques avec lesquelles vous travaillez ne sont donc pas sur Second Life?
C. S.: Les marques de luxe avec lesquelles je travaille n'y ont pas leur place. Le graphisme et la qualité de l'expérience y sont insuffisants et il faut beaucoup trop de temps pour comprendre comment cela fonctionne. Ce qui est assez discriminant.
R. V.: C'est amusant, car je m'attends à des bémols de cette nature venant de n'importe qui, mais pas de quelqu'un comme vous, qui baignez dans un univers technologique. La pauvreté de l'expérience visuelle ne résulte que d'un problème technique qui sera de toute façon résolu à moyen terme. Il serait dommage pour les marques de prendre du retard sur ce nouvel outil, en focalisant sur des faiblesses techniques qui sont inhérentes à toute innovation, dans les premiers temps.
C. S.: Oui, mais le consommateur a devant lui un monde avec de «vilaines» couleurs, un mauvais mapping. Cela constitue une première barrière. Pour moi, c'est purement une histoire d'approche.
Pensez-vous que l'accessibilité de Second Life soit une barrière pour les marques?
R.V.: Ce que l'on appelle la «mauvaise prise en main» est le problème de tous les univers virtuels. Sur ma génération, ce n'est pas naturel, certes, mais on apprend rapidement. Mais chez les plus jeunes, la question ne se pose pas.
C.S.: Bien au contraire, je pense qu'elle se pose. Chez Duke, nous sommes 150 et la moitié d'entre nous a quasiment grandi avec Internet. Nous en avons discuté plusieurs fois et confronté nos points de vue, notamment sur l'usage. Nous sommes tous d'accord pour dire que c'est un enfer. Et pourtant, nous nous frottons quotidiennement à la technologie. Mais reconnaissez que cela prend beaucoup de temps. Et, pour vouloir consacrer tout ce temps à l'immersion dans une plateforme, il faut en avoir envie et trouver cela différent, fort, puissant. Ce qui n'est pas le cas pour moi, dans ce monde-là. Même s'il y a des aspects séduisants et des possibilités.
R. V.: Les critiques que vous formulez sont courantes. Mais elles n'empêchent pas le nombre de résidents de croître, ni les marques les plus ambitieuses d'y développer des expériences.
Robert Vinet
51 ans, marié, 5 enfants
Université de Québec à Montréal (UQAM)
1983-1988 Directeur technique chez A.I.D
1988-2002 Président-directeur général chez Draft
2002-2005 Associé et fondateur de Community Chest
2005-2006 CEO de MilwardBrown France
Depuis 2007 Retour chez Community Chest
Christine Santarelli
39 ans
Thèse en Economie (Macroéconomie)
Avant 1997 Produit des CD-Rom pour Hachette Filipacchi Médias
1997-1999 Directrice conseil Internet chez Havas Advertising (Connectworld)
1999 Cofondatrice de l'agence Duke avec Matthieu de Lesseux
@ Bruno Delessard
Robert Vinet
«Il est préférable d'être un bourdon qui va se planter dans un mur en rigolant que d'être une petite photo dans un forum.»
C. S.: Reste que ces critiques font que je n'amènerai pas des marques sur Second Life car, chez Duke, nous faisons en sorte que la présence des marques sur Internet soit la plus forte et la plus juste possible. Je considère que la difficulté d'accès est un frein important. J'espère que la deuxième version du concept me fera penser le contraire.
Ce monde virtuel est-il une nouvelle solution pour toucher le consommateur et pour créer du lien?
C. S.: Un internaute vient sur Internet pour avoir une relation avec la marque très différente de celle qu'il a dans la vraie vie. Les gens ont toujours voulu poser des questions aux marques qu'ils ne pouvaient pas aborder dans la réalité. Aujourd'hui, c'est encore plus vrai. Ils sont en quête d'information et d'échange. Hélas, je trouve déplorable, par exemple, qu'il n'y ait pas de vendeurs dans les boutiques. Je pense notamment à la marque de vêtements American Apparel qui avait abordé Second Life d'une façon intéressante. Mais cette dernière n'a pas apporté d'humanité dans ses boutiques virtuelles.
R.V.: Je comprends ces choses-là, bien que, pour un praticien, je ne les trouve pas totalement exactes. Second Life peut constituer un canal marketing qui s'ajoute aux autres canaux. Chez Community Chest, nous essayons d'avoir une réflexion qui soit la plus marketing possible. En outre, nous nous demandons si ce canal peut servir, s'il y a une problématique de la marque. Et comment il s'intègre avec les autres canaux. Ce qui est formidable, c'est la jeunesse de ce média. Nous avons, au bout de dix-huit mois, les résultats de nos premières implantations et de nos échecs.
Ce sont ces échecs qui empêchent actuellement une relation avec le consommateur?
C. S.: Pour moi, la relation avec le consommateur est plus fonctionnelle et plus directe sur une plateforme CRM qui est bien plus immersive. Je pense à ce que l'on peut davantage faire avec Players Republic de Sony que sur Second Life. Ce jeu peut pousser la relation plus loin. Il suffit de comparer le nombre d'individus qui tentent l'expérience avec celui de ceux qui y vivent d'une manière pérenne.
R. V.: C'est vrai que l'attrition dans Second Life est très forte. Or, nous avions ce taux il y a dix ans sur le Web. Regardez son évolution depuis sa création. Il s'y est passé beaucoup de choses.
C. S.: Je pense que si on arrive à travailler le ressenti et l'émotion, il y a vraiment des choses à faire sur Second Life. Aujourd'hui, la difficulté, c'est la pauvreté de l'expérience. Demain, il faudra pousser la barre plus loin.
Pourtant Second Life draine de plus en plus de marques...
C.S.: D'une façon générale, les marques ont systématiquement envie «d'en être». C'est un peu la raison pour laquelle j'ai eu une réaction un peu vive sur Second Life au début. Pour moi, toutes les marques ne doivent pas y aller. Elles attendent d'Internet une relation avec le consommateur qui peut aller plus loin, qui peut être plus forte. Reste que c'est une attente qui ne concerne pas que Second Life, mais Internet en général. D'autant que les marques peuvent avoir avec une expérience commune avec le consommateur. Second Life est un début de proposition en la matière. Mais il doit être à la hauteur. Notamment vis-à-vis des jeunes qui jouent de plus en plus à des jeux très «forts».
R.V.: Vos réflexions me surprennent. Je suis d'accord sur le fait que les marques recherchent une relation avec le consommateur. Mais j'ai l'impression que l'on a déjà oublié les débuts des sites, d'il y a trois ou quatre ans, qui depuis ont donné naissance aux blogs. Selon moi, il y a une analogie entre une marque qui fait du game advertising et ces univers virtuels. Second Life, c'est la possibilité pour le consommateur d'être au coeur du message, de le modifier, d'être partie prenante dans la définition et la réalisation des objets et services qui lui sont proposés.
Les marques arrivent-elles à créer une relation avec le consommateur?
R. V.: Oui. Je pense même que Second Life révolutionne ces relations. Les avatars peuvent poser des questions auxquelles ils ont des réponses. Cette capacité de renouveler les champs du possible est intéressante. C'est le cas de certaines marques de chaussures ou de voitures de luxe que le consommateur peut cocréer. Il peut exprimer ses envies.
C. S.: Oui, mais cela relève d'Internet en général et pas spécifiquement de Second Life. Ce sont des expériences que nous avons tous vécues. Je vois mal en quoi il y a de la valeur ajoutée à se produire sur Second Life par rapport à tous les autres lieux sur Internet. En Angleterre, nous avons recruté pour McDonald's un panel de mères sur le Web. Nous y avons recensé toutes sortes de questions-clés. Nous avons eu la réactivité, le traitement à chaud d'une crise, alors que ce n'est qu'un site HTML.
Alors, en quoi Second Life va-t-il plus loin que ces sites?
R. V.: Par l'immersion, la puissance de la persistance. Cet objet transactionnel qu'est l'avatar donne une vérité très forte au consommateur. Il a ses propres repères, ses lieux qu'il affectionne, ses rendez-vous avec des membres.
C. S.: C'est vrai potentiellement car Second Life n'a rien d'immersif pour l'instant.
R. V.: Comment peut-on ne pas parler d'immersion lorsqu'il y a en moyenne 35 000 personnes connectées chaque jour et 8,3 millions d'utilisateurs?
Pour y faire quoi et dans quel but?
C. S.: Le consommateur y va pour rencontrer des gens et pour vivre une expérience avec d'autres. C'est un lieu social, de vie, de rencontre.
R.V.: Je suis d'accord. Au départ, c'est un lieu social. Les chiffres montrent qu'une grande partie des personnes se connecte pour rompre l'isolement, d'autres pour vendre ou acheter, y défendre des idées politiques. Par ailleurs, les études qui ont été faites montrent que toutes les marques sont bien accueillies à condition qu'elles aient une valeur ajoutée. C'est-à-dire apporter un service, créer une relation.
Second Life ou les mondes virtuels en général, sont-ils encore perfectibles?
C. S.: Je ne dis pas qu'il n'y aura pas de place pour les univers virtuels demain. Mais aujourd'hui, Second Life n'est pas à la hauteur. Nous devons utiliser au maximum les capacités du Web. Or je suis très frustrée de voir Second Life aujourd'hui. La proposition y est pauvre. Mon moteur, c'est de casser les règles et d'offrir toujours plus de plaisir. Le simple fait d'avoir un avatar qui vole comme un bourdon ne me suffit pas. Je regrette que dix ans après la naissance d'Internet, nous n'en soyons que là.
R. V.: Il y a certes une sévérité du jugement de certains utilisateurs. Je reste, pour ma part, persuadé qu'il est préférable d'être un bourdon qui va se planter sur un mur en rigolant à un instant «t» que d'être une petite photo dans un forum.
Finalement, quelles marques doivent être présentes dans Second Life?
R. V.: Elles ont toutes la possibilité et la potentialité d'y être. Toutes peuvent implanter des codes. Nous avons travaillé sur des marques de Champagne qui ont réussi à installer du rêve dans Second Life. Il n'y a pas besoin d'être réaliste. Il s'agit de faire une translation dans Second Life des mêmes fonctionnements et des mêmes stratégies que dans la vraie vie. Il faut sortir des codes traditionnels. Au-delà de l'image fixe, l'image animée donne vraiment une autre dimension.
C.S.: Je ne pense pas que toutes les marques doivent y être. Du moins pas aujourd'hui. Une marque de luxe qui fabrique un bijou à un million d'euros n'a pas sa place dans Second Life. Cet univers n'apporte pas de réponse à des marques qui ont un sens de l'expression visuelle hypersophistiquée et élaborée. On peut encore faire plus beau, plus fort, plus riche.
Second Life pourrait-il être amené à disparaître avec l'apparition d'autres univers virtuels ou au contraire à perdurer?
C. S.: Cela devrait dépendre de sa capacité à améliorer l'existant et à pousser plus loin l'exécution et les possibilités offertes aux internautes.
R.V.: La question de la disparition de Second Life est secondaire. La vraie rupture vient du développement d'environnements web3D et qui sont là pour durer.
@ Bruno Delessard
Christine Santarelli
Le simple fait d'avoir un avatar qui vole comme un bourdon ne me suffit pas.