Quelle marge de manoeuvre pour le marketing des alcools?
Après les condamnations en série du début de l'année, concernant des articles de journaux sur le champagne ou de la publicité sur internet pour des marques d'alcool, le secteur des vins et spiritueux navigue à vue... entre contraintes et créativité.
Je m'abonnePeut-on encore communiquer sur les alcools? Oui. Il n'y a qu'à voir les milliers de panneaux publicitaires qui font chaque année la promotion des vins, bières ou spiritueux. Sans parler des encarts presse, des annonces radio, des sites internet... La question est plutôt de savoir comment procéder. Quel est l'impact de la loi Evin et, par voie de conséquence, des dernières condamnations prononcées au début de l'année, sur la stratégie marketing des producteurs d'alcool? Car celles-ci ont dernièrement soulevé de nouvelles questions. Fin décembre 2007, en effet, Le Parisien se faisait condamner pour une série d'articles publiés deux ans plus tôt sur le champagne, intitulés «Ils sont bons et pas chers» ou encore «Le champagne, star incontestée des fêtes». Le tribunal de grande instance de Paris a estimé qu'ils «constituaient des publicités sans pour autant que soit exigé un achat effectif d'espaces publicitaires».
Trois mois plus tard, c'est le brasseur Heine- ken qui se voyait confirmer sa condamnation pour publicité illicite par le biais d'Internet. Aujourd'hui, industriels et publicitaires se sentent donc face à une «insécurité juridique» sur la façon dont ils peuvent communiquer vers le grand public. «Cette insécurité est double, précise Erwan Le Morehedec, avocat du cabinet Bersay & Associés. D'abord, au niveau de la notion même de publicité, puisqu'un article de journal peut être considéré comme tel. Ensuite, la loi a établi la liste de ce qui est autorisé. Laissant donc un flou sur ce qui ne l'est pas, puisque la technique évolue comme nous avons pu le voir avec Internet qui n'existait pas, en 1991, quand le texte a été adopté.»
Le problème internet
«Nous ne souhaitons pas remettre en cause la loi Evin», insistent unanimement fédérations et marques d'alcool. «Cependant, une réflexion doit être menée pour faire évoluer la législation et ainsi concilier santé publique et développement de nos entreprises», a tenu à préciser Pierre Coppéré, président de la Fédération française des spiritueux lors d'une réunion sur la législation publicitaire. Une réflexion qui est déjà en cours dans le cadre du volet viticulture de la loi de modernisation de l'économie. Mais les débats sont vifs, notamment entre élus et associations. Le sénateur UMP Paul César avait ainsi proposé, en juillet, un amendement autorisant la publicité sur Internet (exception faite des sites pour mineurs). Celui-ci a été retoqué, au grand soulagement de la Mutualité Française et l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (l'ANPAA). Cette dernière souhaite, en effet, que ne soient autorisés que les sites de vente en ligne et les sites présentant exclusivement les sociétés et leurs produits. La loi tranchera, mais le visage de la publicité on line des alcools a d'ores et déjà commencé à changer. Ainsi, depuis le 30 mai, plus aucune publicité «promouvant et/ou facilitant la vente d'alcool» (incluant mots-clés et annonces) n'est visible sur les portails de Microsoft, la régie publicitaire de la multinationale ayant décidé de se prémunir contre toute attaque. Les marques d'alcools, elles, ont fait le ménage de printemps sur leur site. Depuis la condamnation d'Heineken, la société Pernod a «juste gardé l'essentiel et enlevé tout ce qui pouvait être considéré comme ludique», explique son directeur marketing, Mathieu Deslandes. Quant à la marque Cointreau, en pleine restructuration de ses sites web depuis quelques mois, elle observe un statu quo sur la version française de son portail en attendant que le gouvernement tranche. D'autres n'ont tout simplement pas jugé utile d'héberger un site en France dans de telles conditions.
Le problème posé par Inter- net démontre toutes les limites d une loi nationale dans un environnement où les techniques de communication ne s'embarrassent pas toujours de frontières. Car il est tout à fait possible, pour peu qu'une entreprise détienne des filiales à l'étranger, d'héberger son site dans un autre pays, et ainsi ne pas avoir à subir les contraintes législatives françaises. La bière Stella Artois peut donc arborer un site - basé en Belgique et donc accessible aux internautes francophones - aux allures de jeu vidéo dernier cri où il s'agit de combattre le mal en sauvant la précieuse cuvée. Et le site Moët & Chandon peut étaler sa campagne internationale «Be Fabulous» - montrant des «beautiful» people endimanchés coupe de champagne à la main - en toute légalité alors même que tous ces éléments seraient interdits en France... sans parler des différentes égéries des marques; Dita Von Teese pour Cointreau ou Eva Mendès pour Campari qui sont visibles sur tous ces sites...
«Cela provoque une grande dichotomie entre la France et l'étranger, mais aussi entre les grands groupes qui disposent de moyens et les PME», explique Pierre Bredar, fondateur du cabinet Spirit Consulting et ancien directeur marketing de Leffe. Et les exemples sont multiples: alors que la publicité pour les alcools est interdite à la télévision, il est pourtant possible d'en voir lors des événements sportifs internationaux retransmis en France...
Marie Mascré (Sowine):
«aujourd'hui, les marques deviennent très frileuses en matière de communication, surtout les petites. il y a même une large pratique de l'autocensure.»
Pierre Bredar (Spirit Consulting):
«Lesmarques d'alcool sont toujours sur le fil avec la loi Evin, mais il faut continuer d'oser, avec responsabilité.»
La législation
La loi Evin autorise la publicité pour les boissons alcoolisées lorsqu'elle est «limitée à l'indication du degré volumique d'alcool, de l'origine, de la dénomination, de la composition du produit, du nom et de l'adresse du fabricant, des agents et des dépositaires ainsi que du mode d'élaboration, des modalités de vente et du mode de consommation du produit. (...) Elle peut en outre comporter des références relatives aux terroirs de production et aux distinctions obtenues.» Les supports autorisés sont exclusivement la presse écrite adulte, la radio (dans certaines tranches horaires), les affiches, les brochures commerciales et les véhicules de livraison; cette publicité est aussi admise dans les fêtes et foires traditionnelles. A la demande de parlementaires, une modification de la loi sur la question d'Internet devrait intervenir cet automne. D'autre part, le ministère de la Santé va présenter, en octobre, un projet de loi pour durcir la législation en matière de vente avec la généralisation de l'interdiction de la vente d'alcool aux mineurs à consommer ou à emporter ainsi que l'interdiction des «open bars» et de toute commercialisation en général dans les stations- service de 22 heures à 6 heures.
Plus de créativité
Pour autant, s'il peut être frustrant de ne pouvoir utiliser tous les ressorts marketing qui ont cours à l'étranger tels l'endorsement, le cobranding bancaire et le tryvertising (le fait que les marques offrent des produits en test, NDLR), «la loi Evin nous a obligés à être plus créatifs», avoue Marie Mascré, consultante en stratégies marketing et communication de Sowine. Sur les campagnes de publicité d'abord. Il y a sept ans, Pascal Beucler, aujourd'hui vice-président stratégie de marque?& réseau international de Publicis Consultants, avait ainsi réalisé une étude explicitement intitulée «La loi Evin dix ans après, ou le paradoxe de la contrainte féconde: quand la prohibition du sujet redonne son sens à l'objet». Aujourd'hui, l'auteur ne renie rien: «Non seulement la loi n'a pas appauvri la création publicitaire, mais elle l'a enrichie. Nous nous sommes mis à rechercher plus profond dans l'identité des marques et nous avons abandonné la facilité. Avant, tout le monde racontait la même chose en jouant sur la séduction et l'euphorie. Aujourd'hui, nous sommes plus dans la connivence et c'est désormais au produit lui-même d'être désirable.» La thèse fait débat. «Il faut avouer que faire une publicité pour alcool est aujourd'hui un casse-tête, reconnaît Catherine Delangle, directrice Executive de BDDP?& Fils en charge du budget Clan Campbell. Et aller au- delà de la notoriété devient difficile.» Car si la subtilité a positivement remplacé les affiches un peu potaches des années quatre-vingt, les ressorts de la créativité publicitaires sont parfois d'une troublante similitude, oscillant entre art, terroir et utilisation des figures stylistiques, comme la métonymie. Quand Paddy met en scène son mouton, Gordon's fait voyager son sanglier. Quand Ballantine's fait revisiter sa bouteille par des sculpteurs ou par des photographes, la 1664 blanc mise sur des artistes contemporains pour faire sa promotion. Sans parler des bières d'abbaye, comme Leffe ou Grimber- gen, qui jouent pleinement la carte du sacré.
Pour activer leurs marques, «les entreprises ont reporté les budgets communication vers le terrain: dans les RP, l'événementiel, la promotion ou l'animation et sur le produit lui- même», constate Pierre Brédar. «Nous faisons très peu de publicité en France, confirme le directeur marketing de Cointreau, Guillaume Truchot. Cela vient à la fois de la stratégie de la marque axée sur le mode de consommation - le cocktail - et des contraintes législatives.» En France, Cointreau insiste ainsi davantage sur les RP, la mise en avant des recettes avec, éventuellement, offre de shaker en GMS, et sur la formation des barmen, les premiers prescripteurs. Dans le reste du monde, en revanche, la très sexy Dita Von Teese pimente ce mode de consommation en s'effeuillant dans un verre de Cointreau géant... D'autres marques investissent sur le long terme par le biais du mécénat, notamment dans le domaine très prisé de la musique. A ce titre, la société Ricard a été pionnière en la matière: elle dispose aujourd'hui du Ricard SA Live Music qui organise des concerts gratuits, possède un institut océanographique et des réserves naturelles, ou encore une fondation d'art contemporain... De quoi véhiculer les valeurs de la marque dans l'esprit des consommateurs.
Autre technique, celle de la «juxtaposition judicieuse», prônée par Pierre Bredar. A l'exemple de la brasserie Leffe qui, en 2002, a profité de la célébration des 850 ans de l'abbaye, pour dresser un immense vitrail composé uniquement de bouteilles de couleur.
Celui-ci représentait le bâtiment, mais était surtout très semblable au logo de la bière belge... Au final, c'est tout de même «le produit qui devient central», insiste Cécilia Tassin, planneur stratégique de l'agence Black?& Gold. «Chez les brasseurs, par exemple, les innovations se multiplient en termes de recettes et de bouteilles, même si elles ne vont pas aussi loin qu'au Japon où on peut trouver de la bière rose pour les femmes ou au lait...», poursuit-elle. Dans les linéaires ou en boîtes de nuit, les bouteilles événementielles sont de plus en plus nombreuses et ce, à n'importe quelle période de l'année. Designers célèbres ou agences de design, couturiers, DJ's ou sportifs... l'endorsement est à la mode. Dernière association de ce style en date: celle de Pastis 51 avec Eric Cantona. Une opération particulièrement maligne, puisque s'il n'est pas possible en France d'avoir une égérie, un footballeur-comédien-artiste peut très bien dessiner une bouteille événementielle. Avec de nombreuses retombées médiatiques à la clé.
L'association Entreprise et Prévention multiplie les actions de sensibilisation à la consommation excessive d'alcool comme ces bornes d'éthylotests.
Enfin, tous les grands groupes ont opéré un virage stratégique vers le luxe, les producteurs de vodka en tête. Un positionnement premium qui permet à la fois de créer de la valeur sur le marché mais aussi de cibler «des adultes plus responsables, qui sont prêts à payer plus cher pour de la qualité et qui consomment avec modération», explique Guillaume Truchot. Une stratégie juteuse et parfaitement en ligne avec la législation.
Vins, le marketing encore à la traîne
Avec un marché plus atomisé et une culture qui touche au patrimoine français, difficile de comparer la filière viticole avec celle des brasseurs ou des spiritueux. «Le mot marketing est encore un gros mot chez les petits producteurs qui comprennent difficilement l'importance de l'image. En France, si un vin est très marketé (notamment au niveau packaging), il est difficile de le vendre à plus de 10 euros car, dans l'esprit des amateurs, il ne doit pas être un grand cru... Mais la concurrence étrangère, qui est très active, a sérieusement révolutionné le monde du vin», illustre Marie Mascré, consultante en stratégies marketing et communication de Sowine. Le fait de se tourner davantage vers les femmes aussi. L'approche du consommateur se fait progressivement de manière plus accessible, notamment grâce à des distributeurs comme Nicolas, Lavigna ou les Galeries Lafayette tandis que les bouteilles se parent d'étiquettes plus originales. En termes de communication, le Web est particulièrement prisé par cette filière dont les moyens financiers sont moindres par rapport aux grands groupes de spiritueux. L'utilisation sociale du Net en particulier est à suivre, avec les blogs de viticulteurs, et des initiatives surprenantes comme celle du château Pontet-Canet qui vend une clé USB fournissant des informations sur la manière de déguster le vin... Mais là encore, les différents acteurs se heurtent à la réglementation. Ainsi pour le responsable marketing et communication du site marchand Vin-malin, Alexandre Vatus, «il existe non seulement les contraintes liées à la loi Evin mais aussi celles de la loi Chatel». Quant à l'inter profession Interloire, qui regroupe des vignerons et négociants des vins de Loire, elle insiste sur le fait que le Net peut aussi se révéler le «meilleur outil pour faire de la pédagogie sur une consommation modérée et aller un peu plus loin qu'un discours publicitaire».
Guillaume Truchot (Cointreau):
«Pour chaque action marketing, notre service juridique est consulté.»
La prévention: un nouveau territoire de communication
A côté de la publicité classique, se développe aujourd'hui une communication sur la consommation responsable véhiculée par les producteurs d'alcools eux-mêmes. Dans chaque message, la mention sanitaire est déjà obligatoire mais certains ont décidé d'aller plus loin. Chez Pernod-Ricard, Bacardi ou Rémy-Cointreau par exemple, des chartes de marketing responsable sont en vigueur pour éviter les dérives. En France, ces mêmes sociétés sont réunies dans des associations, telle Entreprise et Prévention qui lutte «contre une consommation excessive ou inappropriée des boissons alcoolisées» en lançant de multiples initiatives, comme une charte pour encadrer la consommation dans les soirées étudiantes, des campagnes de sensibilisation, un code d'autodiscipline et de déontologie couvrant toute la communication commerciale des alcools, etc. Et si, à l'étranger, de telles initiatives sont régulièrement réalisées avec les pouvoirs publics, en France, l'opération s'avère plus délicate. L'URL du site www.2340.fr, lancé il y a un an par les producteurs d'alcool pour sensibiliser le public sur les seuils de consommation définis par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ne peut plus être apposé sur les affiches publicitaires. Saisie par l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), la justice a, en effet, estimé qu'il s'agissait là d'une mention à caractère illégal. Pour l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) également, ce type d'initiatives n'est pas du ressort des marques car la prévention et la promotion répondent à une logique contradictoire.