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On se dirige vers un marketing d'affinités

Société Dans La Société Mosaïque (Ed. Dunod), Jolanta Bak livre les dix tendances qui changent notre vie et nos façons de consommer. Pour Marketing Magazine, elle explique quel rôle devrait avoir le marketing face à cette société différente qui émerge

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A la lecture de votre livre, on comprend que les grands référents de notre société sont en train d'exploser. Où observe-t-on les changements les plus marquants ?

Jolanta Bak : Nous sommes en train de passer d'un modèle de société à un autre. Du coup, on bricole tous et dans tous les domaines sans exception. Quels que soient l'âge et la CSP, tout individu est amené à évoluer tout au long de son parcours personnel. Mais le rythme de ces évolutions est plus rapide auprès des populations dites innovantes qu'auprès des gens moins mobiles, plus “sécuritaires”. Ceci est vrai en France, mais cela est valable dans d'autres pays, dont certains sont “en avance” sur nous dans tel ou tel domaine. Le fait de constater, même inconsciemment, que la norme d'avant ne correspond pas à vos désirs, pousse les individus dits “innovants” à faire autrement, à amorcer des changements en prenant des risques dans leur propre vie. Il y a cependant des domaines macro-sociaux où le changement est d'ores et déjà plus visible, comme la famille, le domaine le plus proche de la sphère privée. La réalité actuelle de la famille est évolutive, complexe et source de difficultés réelles. Elle est en train d'évoluer en profondeur et de façon historique quels que soient les discours officiels. Le monde du travail est en pleine tension entre l'ancienne et la nouvelle donne, mais la révolution n'a pas encore eu lieu.

Vous dites que la perception du travail se dégrade et qu'il y a un désintérêt grandissant pour ce dernier et l'entreprise…

Il y a non seulement une crise des valeurs, mais aussi de la valeur même du travail. Il existe des aspirations insatisfaites de tous les côtés et une réalité économique qui n'est pas florissante en termes de croissance et de création d'emplois. Pour le moment, nous n'avons pas encore trouvé cette nouvelle donne, à la fois réaliste et qui tient compte de ces nouvelles aspirations, de ces nouvelles créativités. Nous en sommes aux prémices. Mais nous nous rendons compte que cela coince, comme si les deux modèles s'affrontaient sans pour autant avoir trouvé de solutions.

Tout cela a-t-il une incidence sur la consommation de l'individu nouveau ?

Bien sûr, nous vivons et consommons en même temps. Les nouvelles façons de consommer sont déjà là, même si l'offre n'est pas toujours au rendez-vous. En fait, elle ne s'est pas toujours développée à temps. Ce qui fait naître des décalages, qui sont autant d'opportunités pour l'innovation. Globalement, les nouveaux désirs sont avant tout de l'ordre de la consommation individualisée. Il est important de le souligner, même si c'est une évidence. On ne pourra pas perpétuer le marketing de masse indéfiniment. Le consommateur prend le risque de construire son parcours de vie lui-même, avec l'effort que cela demande. Il est donc logique qu'il ne souhaite plus de standard. Il va falloir comprendre les vrais besoins des gens. Une mère avec enfants en bas âge habitant en grande banlieue aura des besoins radicalement opposés à ceux d'une femme célibataire en centre-ville. Ce sont ces nouveaux critères plus proches de la contingence de la vraie vie qui vont faire le nouveau marketing.

Cela semble assez trivial…

Oui, mais on a oublié ce trivial. Et le trivial est toujours doublée d'émotionnel ! Ce qui compte, ce n'est pas un produit simplement adapté au consommateur mais un produit ajusté à la fois à ses modes de vie et à ses rêves. Il lui faut des produits qui lui ressemblent. L'individu postmoderne rêve avant tout d'être reconnu, valorisé et vu. Il rêve d'être unique

Comment les marques peuventelles lui répondre ?

Il faut des produits bien pensés pour le consommateur, et non pour le marketeur ou le distributeur. Et surtout du service. Trouver un magasin ouvert tard le soir, joindre un opérateur téléphonique rapidement… des exigences qui vont devenir permanentes. L'explosion des métiers d'accompagnement le prouve : le consommateur nouveau veut être conseillé, il cherche aussi des moments de prise en charge totale, où il peut “décrocher” de tout. Il existe une demande fondamentale, avec 84 % des femmes qui travaillent. Le marché des produits qui offrent des services intégrés en est à ses premiers balbutiements.

Vous parlez aussi de nouvelles envies “d'épuré”, de “fraîcheur”. Est-ce juste un désir de simplicité ?

Ce n'est pas uniquement de la simplicité. Les consommateurs peuvent avoir envie de produits très compliqués mais qui apportent un regard neuf, plus “frais”, parfois plus naïf. L'iPod en est un exemple. Cette notion de fraîcheur, au sens à la fois concret et symbolique, est importante. Tout se passe comme si le consommateur avait envie de remettre les compteurs à zéro, de se défaire de ce monde lourd et souillé et de mieux consommer. Il y a un désir profond de pureté, de renaissance. Pour reprendre Souchon, nous voulons désormais à la fois du trivial et de l'idéal. Le consommateur souhaite d'une part, des produits bien pensés, qui rendent la vie plus simple et plus amusante, et d'autre part, il a un désir de purification et de réinvention. C'est ce qu'il attend des marques.

Le consommateur ne se détournerait donc pas des marques ?

Il se détourne de celles qui exigent un prix qui n'est plus justifié par rapport à la valeur perçue. Ceci est valable notamment pour ceux qui font des choix et des tris comparatifs en permanence. Dans l'habillement, Gap ou Levi's sont, par exemple, sanctionnés par rapport à H & M ou Zara d'un côté et Dolce & Gabbana de l'autre. Il en est de même pour beaucoup de marques du milieu de gamme. On ne pourra plus perpétuer les recettes, des années 80, basées sur des valeurs émotionnelles construites par la publicité ou l'emballage, sans véritable relais en termes de bénéfices plus tangibles délivrés par le produit lui-même.

Vous écrivez que le nouveau consommateur est “menteur”. Pouvez-vous vous expliquer ?

Nous sommes nombreux à constater (dont nos clients euxmêmes) qu'il y a un décalage important entre le déclaratif et le vécu. On peut de moins en moins savoir quel sera le comportement du consommateur dans la réalité. Nous constatons une opposition criante entre l'image de soi idéalisée déclarée et une réalité humaine plus complexe. Cela est dû à une très forte pression sur l'image, sur le politiquement correct. Les méthodes déclaratives en situation de groupe ne font que renforcer ce décalage. D'où l'urgence de connaître la vérité sur les désirs et les comportements des consommateurs par des approches méthodologiques nouvelles. Voilà pourquoi j'insiste sur l'importance de l'ethnographie et de toutes les approches en amont au détriment des tests évaluatifs a posteriori que l'on utilise encore très souvent. Il va falloir écouter autrement. Ce que permet, par exemple, une approche sociologique participante.

Le marketing devra-t-il aussi se réinventer face à cette société qui est en train d'émerger ?

Bien évidemment. Il y a trop d'évidences aujourd'hui pour s'accrocher à notre actuelle façon de faire. D'autant que les choses ne vont pas forcément dans le bon sens dans le métier du marketing lui-même. Nous observons d'abord une très grande “juniorisation” des équipes, ainsi qu'une connaissance de la marque souvent très superficielle. J'ai l'impression que les marketeurs manipulent une marque sans connaître son patrimoine, son ADN. Ce métier s'appauvrit en termes de compétences, d'expérience et aussi d'ouverture aux milieux artistiques et créatifs. Comme si les agences ou partenaires n'étaient plus cette source constante d'enrichissement et de créativité. Si c'est le cas, il faut en trouver d'autres, pour empêcher un marketing autocentré. Je regrette l'aspect visionnaire du marketing, qui existe de moins en moins. Le premier acte de création, c'est la stratégie elle-même.

Quel devrait être le rôle du marketing ?

D'un point de vue sociétal, il devrait être capable en permanence d'écouter l'évolution des besoins et des désirs. Cela paraît être le B.a.-ba, mais ce n'est plus le cas. Le marketing passe sa vie à constater ce qui existe. Il y a peu de moyens consacrés à l'exploratoire. Il faut multiplier les outils et se servir d'entretiens d'experts, d'ethnographie, de voyages à l'étranger, d'observation du réel… Il est nécessaire de réintroduire cette capacité de “captage” dans les organisations marketing. Il manque également un acte visionnaire, stratégique, pour emmener sa marque ou son marché quelque part. Enfin, les formes d'expression se périment très vite puisque notre société bouge et évolue énormément. D'où cette nécessité d'avoir un foisonnement d'individus qui apportent en permanence aux marques les formes d'expression les plus adaptées, les plus justes et qui empêchent les travaux marketing de se démoder.

C'est-à-dire ?

Il est impératif d'être réactif. Par exemple, il ne faut pas attendre deux ou trois ans pour changer un packaging qui ne fonctionne pas. La forme de communication doit également rapidement évoluer, en fonction des attentes de ses consommateurs. Le marketing de demain est donc un marketing de multicompétence, sans pour autant les avoir forcément en interne. Je me demande finalement si l'appellation “marketing” est encore justifiée ? Pourquoi ne pas avoir d'un côté, des spécialistes marketing, donc marché, qui seraient capables d'analyser les nouvelles sources de croissance, ainsi que les nouveaux business modèles. Et de l'autre, des spécialistes de la marque. C'est, je crois, ce qui manque.

Est-ce ce que vous appelez le “marketing affinitaire” ?

Il est certain que cette nouvelle donne sociétale laisse prédire la fin du mass marketing et l'avènement d'un marketing plus affinitaire. On se dirige clairement vers un marketing d'affinités et de niches. Même si ces niches peuvent atteindre des tailles considérables. Je pense notamment à Ikea qui a bien compris qu'il y avait un désir de modernité et d'un autre confort, tout en s'adaptant à des cultures différentes. C'est cela le marketing affinitaire. Idem pour Zara, qui produit ses collections en deux semaines. Picard est également un bon exemple. Il est en affinité totale avec ceux qui ont peu de temps et qui ne sont pas prêts pour autant à abandonner tout acte culinaire. Le marketing affinitaire, c'est aussi adapter le business modèle et l'organisation pour répondre à ces attentes.

L'affinitaire repose-t-il sur la compréhension d'un mode de vie ?

C'est, en effet, identifier un insight consommateur, une vérité humaine qui a toujours une part triviale mais aussi émotionnelle. C'est la compréhension d'un désir qui n'est pas seulement fonctionnel, qui constitue une véritable opportunité de business et pour lequel on est prêt à adapter ou créer un business modèle adapté et rentable. Il faut être capable de délivrer un produit rapidement, ajusté au besoin, et qui ait parallèlement une organisation adaptée. Le problème est que, souvent, on a peur de s'attaquer au business modèle, or le véritable passage du constat à l'action se situe souvent à ce niveau. C'est le nouveau défi du marketing face à la société dite “mosaïque”.

Il n'y a donc pas assez de prise de risque ?

Oui, car passer à l'action suppose un changement et ce dernier peut être profond. C'est très culturel. Nous observons en France une peur plus importante de passer à l'action que dans d'autres pays. A priori, rien n'est jamais possible en France. C'est le constat que font souvent les étrangers qui travaillent ici, car c'est souvent la première phrase qu'ils entendent. Comme si on ne se donnait pas assez la permission de faire ou d'imaginer.

Faudrait-il, comme vous l'écrivez, une réévaluation de la prise de décision intuitive ?

Lorsque j'ai créé Intuition en 2000, je souhaitais redonner une place à l'intuition. Il est indispensable d'avoir autour de soi des intuitifs qui puissent aider à anticiper et aussi à choisir, à décider, notamment dans toute réflexion complexe. A un moment donné, l'intuition permet la prise de décision rapide et souvent juste. Mais cela suppose beaucoup de travail et de confiance en soi. C'est d'ailleurs ce qui manque actuellement à la société française, une vraie confiance en soi qui permette d'explorer de nouveaux horizons et de passer à l'action, d'expérimenter sans avoir une peur mortelle d'échouer. Mais cela dépasse le domaine du marketing. C'est un thème de société.

Parcours

Née en Pologne. Mère d'une fille de 14 ans. Études littéraires en Pologne et aux États-Unis (Rice University et Harvard University). Quinze ans au planning stratégique en agence de publicité. 2000 : création d'Intuition, société de conseil en innovation et gestion de marques. Polyglotte (français, polonais, espagnol, anglais), polyculturelle. Centres d'intérêts : la littérature, la société (l'humain) et la nouveauté. Aime particulièrement : capter ce qui émerge pour aider les marques et les organisations à se réinventer et à renouer avec le succès durable.

Propos recueillis par Ava Eschwège

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