Nouveaux couples :individualisme et fusion font bon ménage
Fusion et autonomie. Deux aspirations a priori contradictoires, mais qui fondent les nouvelles relations amoureuses des anciens célibattants. Bien décidés à réussir leur couple après avoir clamés haut et fort leur indépendance.
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Souvenons-nous. Le XXIe siècle naissait et les aventures de Bridget Jones,
célibataire trentenaire en quête du grand amour, enthousiasmaient la planète
des célibattants. A la même époque, les quatre héroïnes de “Sex and the City”
débarquaient sur le petit écran. En quelques semaines, la série devenait
cultissime. L'engouement pour les aventures de ces héroïques new-yorkaises ou
de leur cousine anglaise en disait long sur nos aspirations profondes et notre
fascination pour le jeu de la séduction. Quatre ans plus tard, après avoir
cumulé les déboires, tenté les expériences les plus hasardeuses, nous avoir
fait rire et pleurer, Carrie, Charlotte, Miranda et Samantha ont trouvé l'âme
sœur et la série a quitté l'écran. Quant à Bridget Jones, désormais mariée,
nous attendrons décembre pour connaître la suite de ses aventures dans un film
au titre pour le moins explicite, L'Age de Raison. En attendant, le cinéma
français nous invite à de nouvelles réflexions sur le couple. Depuis Le Cœur
des hommes de Marc Esposito à Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants
d'Yvan Attal, en passant par 5x2 de François Ozon, ces comédies nous parlent de
mariage, d'infidélité, de fusion, de besoin d'autonomie… Bref, de notre vie.
Car voilà, qu'il soit paradoxal, contradictoire, presque schizophrène… le
nouveau couple débarque pour de bon. Avec son lot de nuances et de diversité.
Après avoir clamé haut et fort leur indépendance, les “célibatants” d'hier se
sont donné un nouvel objectif, une nouvelle obligation : réussir leur vie de
couple tout en gardant leur propre identité. L'explosion des sites de
rencontres sur Internet, du type Meetic, illustre le phénomène. Tout comme le
“speed dating”, phénomène venu d'outre-Manche où les jeunes urbains plutôt
diplômés, plutôt BCBG, discutent en face à face pendant 7 minutes, pas une de
plus, pour trouver l'âme sœur. On conduit sa vie amoureuse comme on mène un
plan de carrière : tambour battant et sans place à l'erreur. « L'exigence du
bien-être est partout, y compris dans le couple, confirme Catherine Champeyrol,
chargée de développement chez Carlin International. Les femmes vivent leur
développement personnel et les hommes acceptent leur part de féminité. On n'est
plus dans l'opposition des sexes, mais dans une demande de rencontre amoureuse.
» Un avis que partage Michel Ladet, directeur associé chez Risc International :
« Avant, il s'agissait de survivre, en tant qu'individu. Aujourd'hui, c'est le
couple qui doit résister. »
Fusion et autonomie, un mariage de raison
Si l'individualisme reste une valeur montante, les Français
ne veulent plus pour autant rester seuls. Le couple demeure donc une valeur
sûre. Avec cependant un bémol. « Vivre en couple aujourd'hui, ce n'est plus se
conformer à un modèle unique », souligne Jean Kellerhals, professeur de
sociologie à l'Université de Genève, dans Mesure et Démesure du couple, son
dernier ouvrage paru aux. Editions Payot. Finis donc les stéréotypes des années
60 où un couple ne faisait qu'un. « Aujourd'hui, on fabrique son identité de
l'intérieur. Les femmes n'entrent plus, comme avant, dans la vie adulte par le
mariage, explique le sociologue Jean-Claude Kaufmann. Jamais la volonté
d'affirmer sa différence n'a été aussi grande. » Malgré le règne de
l'individualisme, 80 % des hommes et des femmes disent que l'amour joue un rôle
important dans leur vie, indique ainsi une récente enquête de Risc
International. « Partout dans le monde, on parle toujours plus de la famille
que du couple. Et pourtant, 72 % (68 % en France) des gens vivent en couple
alors que 37 % (31 % en France) seulement ont des enfants de moins de 15 ans à
la maison », poursuit Michel Ladet. A l'unanimité, les sociologues pointent
du doigt ce paradoxe. Si l'identité, l'individualisme et le bien-être personnel
sont les valeurs marquantes de ce début de troisième millénaire, la notion de
couple demeure une des priorités des Français. Fin 2003, 86 % des 15-30 ans se
déclaraient heureux et l'amour se trouvait en tête des critères cités après la
santé, selon une étude TNS Sofres. Individualisme et fusion se nourrissent donc
désormais l'un et l'autre. Pour Jean-Claude Kaufmann, on voudrait rester
soi-même et rajouter l'autre. Un avis que partage le philosophe Serge Chaumier,
pour qui la relation de couple est en pleine mutation. Après le modèle
romantique de l'amour fusionnel émergerait une nouvelle conception de la vie à
deux : l'amour “fissionnel”, qui permet de conjuguer affirmation de soi et
sentiment amoureux comme le souligne son dernier ouvrage *. Le romantique 1 + 1
= 1 n'a plus grand-chose à voir avec la nouvelle équation 1 + 1 = 3 (deux vies
distinctes, plus une vie de couple). « Presque tous les couples vivent sous le
régime de ce que je nomme l'individualisme relationnel, lance François de
Singly, sociologue et professeur à l'université Paris V. La très grande
majorité de ces couples appartiennent aujourd'hui à la catégorie des nouveaux
couples quelle que soit leur modalité concrète de vie commune. » Mariage, Pacs,
cohabitation et autres formes d'union réussies reposent désormais sur deux
exigences : la fusion et l'autonomie. La dernière enquête TNS Sofres sur la
place des nouveaux couples dans la société française, commandée par les centres
Leclerc, abonde dans ce sens. « Il y a bien des nouveaux couples qui concilient
en permanence deux aspirations complémentaires », indique Hélène Valade,
directrice adjointe du département politique et opinion de TNS Sofres. Parmi
les principaux résultats de l'enquête, on notera ainsi que 75 % des couples
acceptent que chacun ait une vie autonome, quand 71 % adhèrent au principe que
vivre en couple suppose de tout partager. « Ces résultats font, en effet,
apparaître que la majorité des couples ont un besoin identique d'autonomie et
de partage », ajoute-t-elle.
Un couple à réinventer
Un équilibre qui oblige les nouveaux couples à “bricoler” leur rapport. « Les
couples d'aujourd'hui doivent inventer leur relation, analyse le professeur
Jean Kellerhals. Les rôles, les rites, les frontières sont à créer, à négocier.
Il n'y a d'ailleurs pas une forme de couple mais plusieurs. » Fruit d'une étude
publiée en début d'année, le sociologue a fait ressortir cinq styles principaux
où chacun construit son fonctionnement. A chacun son couple en fonction de ses
repères culturels. Du style Bastion (on fait tout ensemble) au style associatif
(couple de contact et de communication) en passant par le style compagnonnage
(ou l'environnement ressource) et le fonctionnement cocons (très fusionnel),
les styles mis en avant ont tous des priorités et des choix de consommation
différents. Dans le même ordre d'idée, Risc International démontre que la façon
dont on vit son couple influence la façon dont on vit sa relation aux marques.
“Les logiques de l'amour ont évolué. La communication des marques doit
changer”, souligne l'étude qui a défini sept contrats de couple (voir encadré,
p.8). Les couples issus du nid familial (55 % des Français) sont, par exemple,
fidèles aux marques et sans extravagance, quand le couple coaching (36 %) mise
sur le progrès, la découverte et l'enrichissement. « Ce couple est très actuel.
Il permet d'établir deux équilibres. On apprend sur soi-même si on interagit
sur l'autre. Cette forme de couple est l'une des plus sensibles aux nouvelles
marques », explique Michel Ladet. « L'univers du couple est sous-exploité et
pourtant la cible est intéressante puisqu'elle concerne tous les
consommateurs, de 7 à 77 ans ! », regrette Catherine Champeyrol. Partant de ce
constat, Carlin, dont le mot d'ordre est de faire le lien entre les marques et
les consommateurs, a lancé le premier cahier de tendances de communication
“Comm with me” qui fait appel aux imaginaires de communication. A l'intérieur
du support, le “catalove”, ayant deux faces (l'une pour les femmes, l'autre
pour les hommes), permet, par exemple, aux marques de présenter leurs produits
aux couples. « Il faut trouver de nouveaux imaginaires de communication pour
ces nouvelles attitudes », ajoute Catherine Champeyrol. Mais voilà, les marques
peinent à lancer des offres. « Il y a eu quelques efforts depuis ces 18
derniers mois en communication. En revanche, les offres commerciales sont
encore trop discrètes », souligne Michel Ladet.
Leclerc fait figure de pionnier
Seuls certains secteurs ont compris l'enjeu. La
distribution commence à intégrer cette tendance. « Leclerc a eu une excellente
intuition. Aucune marque n'était venue jusqu'à présent nous demander une étude
sur les couples », remarque Hélène Valade. « En tant que distributeur, nous
observons les comportements de nos clients, analyse Benoît Lusseaud, adhérent
et responsable des espaces Le Manège à Bijoux chez Leclerc. En voyant que la
société évoluait, nous avons axé notre concours sur les nouveaux couples. »
Reste que l'intuition des centres Leclerc est encore marginale. Seul le secteur
du tourisme s'adapte peu à peu à l'évolution de la société avec des offres pour
les couples. La SNCF a ouvert la voie en 1997 avec des billets Découverte à
deux. Air France a suivi avec l'offre “Evasion couple”. « Pour que les marques
prennent en compte l'image du couple, il faut qu'elles se sentent concernées,
martèle Catherine Champeyrol. Et surtout, arrêtent de s'adresser à la “ménagère
de moins de 50 ans”. Cela ne veut plus rien dire ! » Selon cette dernière,
l'attente sur la rencontre est très forte et de nombreuses pistes sont à
explorer. Notamment vers les célibataires d'hier qui, obligation de résultats à
la clé, sont aujourd'hui, prêts à tout pour construire une rencontre amoureuse…
sans modération. * L'amour fissionnel. Serge Chaumier. Ed. Fayard.
7 contrats de couples par rapport aux nouvelles marques*
« Le couple se joue à trois, et non à deux »
Un couple n'est plus un modèle unique. S'appuyant sur les résultats de plusieurs enquêtes menées auprès de 1 500 couples, Jean Kellerhals, professeur de sociologie à l'université de Genève, analyse la diversité des fonctionnements des couples dans son dernier ouvrage Mesure et Demesure du couple, paru en septembre aux Editions Payot.
La diversité des fonctionnements du couple est-elle vraiment nouvelle ?
Jean Kellerhals : Non. Il y a toujours eu plusieurs typologies de couple, mais elles sont plus marquées avec les changements sociologiques comme la généralisation du divorce ou la double carrière des hommes et des femmes. Du coup, il n'y a plus de prêt-à-porter familial, mais un bricolage permanent qui va pousser différents styles de couples à se créer. En trente ans, l'image de ce que l'on peut attendre du couple ainsi que les manières de l'organiser a beaucoup changé. Les typologies se sont donc affinées.
Les différents styles que vous avez établis dépendent-ils des facteurs sociaux ?
J. K : Oui. Les cinq styles témoignent tous de la complexité, des plaisirs, mais aussi des objectifs et difficultés matérielles. Par exemple, les couples ayant des difficultés s'isolent généralement et sont enclin à former un couple de style “cocon”. Tandis que les CSP + vont davantage aller vers les autres avec le style Associatif.
Au terme de votre travail, vous concluez que le couple se joue à trois et non à deux.
J. K : Dans la tradition, le couple se jouait déjà à trois. On a tendance à penser le couple d'aujourd'hui comme se jouant tout seul, à le voir comme libre de son destin. En fait, on s'aperçoit que, dans le fond, c'est une illusion, car le couple dépend de plus en plus d'éléments extérieurs, notamment pour réaliser ses objectifs matériels. La réalisation des idéaux conjugaux n'a jamais été autant liée au cadre économique.