Mobilité, quand tu nous tiens
Rares sont les phénomènes qui façonnent autant notre quotidien que la mobilité. Cette dernière nous oblige à reconsidérer notre relation aux transports, au temps, aux autres... Car l'homo mobilis est bien décidé à faire ce qu'il veut, quand il veut et où il veut.
En février dernier, alors que les universités étaient en grève, la ligne 14 du métro parisien se transformait en «université mobile». Fondée par des enseignants, chercheurs et étudiants mobilisés contre les réformes issues de la loi LRU (la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, NDLR), l'université Paris 14, «nomade et sans chauffeur», prodiguait ainsi son savoir tous les mercredis à 14 heures. Dans la même lignée, la rame avait auparavant été utilisée comme salle de danse et scène de théâtre.
Ces cours publics dans le métro peuvent paraître anecdotiques. Pourtant, ils reflètent un vrai mouvement de société, voire «une culture» pour reprendre les termes de Jean Viard, sociologue et directeur de recherche au CNRS. D'ailleurs, ce dernier montrait déjà en 2006 dans son essai L'éloge de la mobilité (édition de l'Aube) à quel point notre société s'est profondément transformée au cours du siècle dernier.
Notamment car les vacances nous ont appris être mobiles. Depuis les congés payés de 1936, l'homo mobilis a su apprivoiser son temps libre, ses contraintes et le milieu urbain! Les départs en vacances sont devenus massifs et la durée du travail a été réduite d'un tiers: elle n'est plus que de 67000 heures au cours d'une vie d'homme. «Jusqu'aux années cinquante, on faisait 5 km par jour pour aller travailler. Nous en parcourons aujourd'hui jusqu'à 45, souligne ce sociologue passionné par le temps. Nous sommes passés de 100000 heures de temps libre à 400000. De quoi bouleverser nos comportements.» Ces changements ont favonse 1 émergence de la mobilité qui s est imposée avec toutes ses conséquences positives et négatives. Une mobilité ayant naturellement induit une autre société, «qui a fait bouger toutes les autres lignes», selon Bertille Toledano, vice-présidente de CLM BBDO en charge des Stratégies. La mobilité n'est d'ailleurs, selon cette dernière, «pas un mode de déplacement, mais un mode de vie plus profond». Consciente de ce bouleversement, l'agence a mené l'hiver dernier une étude consacrée à ce thème et baptisée Mobilife. «Tout simplement parce que c'est un bouleversement en profondeur de tous nos repères et de notre relation à la société», explique la vice-présidente de l'agence. «Peu à peu, les hommes se sont réapproprié ces temps de déplacement imposés par l'étalement urbain et l'évolution du marché du travail. Ils ont repris le contrôle de leur vie», explique Bertille Toledano.
Bertille Toledano (CLM BBDO):
«La mobilité,c'est un bouleversement en profondeur de tous nos repères et de notre relation à la société.»
En outre, l'étude, selon laquelle la mobilité est davantage un état d'esprit qu'un état physique, a analysé l'influence de cette tendance sur neuf grandes dimensions de notre vie quotidienne. Parmi elles, le temps, les voyages, l'alimentation, les transports, la relation aux autres. En outre, Mobilife a décelé l'émergence d'aspirations et de phénomènes aussi divers que la reprogrammation de la journée, la fin du déjeuner, la «multitasking», la «sauterelle attitude», l'apprivoisement des lieux de transit ou de nouveaux espaces.
Jean Viard (CNRS):
«Ce n'est pas le téléphone portable qui a créé la mobilité. C'est... la valise à roulettes!»
«Time is mine»
Car voilà, la mobilité est devenue «la» norme aux effets en cascade. Ainsi, si le rapport au temps a évolué, il est surtout devenu emblématique de ce début de siècle. «Le temps de la vacuité, c'est désormais le temps de la pensée», analyse Bertille Toledano, qui regrette qu'il faille aujourd'hui «toujours occuper son temps». Un constat valable pour tous, y compris les enfants. Exit les voyages de huit heures à l'arrière de la voiture à regarder par la fenêtre. Désormais, même nos chères petites têtes blondes ont à leur disposition Game Boy, DVD et autres nouveaux outils leur permettant de ne pas voir ce temps filer. «Nous sommes devenus comme des machines avec des rares moments de rêveries», regrette Bertille Toledano. Dès le matin, la bataille se prépare et le compte à rebours contre toute attente est lancé. Quant aux déjeuners, ils sont bien souvent abandonnés pour laisser place à l'hyperproductivité (courses, sandwichs devant l'ordinateur, règlement de factures, etc.). Pourquoi ce moment si privilégié a-t-il été transformé en moment de producti- c vite dont le côté alimentaire est de plus en plus L anecdotique? Pour Jean Viard, «le temps a d'abord appartenu à Dieu, ensuite au travail. Aujourd'hui, il appartient à chacun d'entre nous. Si nous le perdons, c'est notre décision. Mais personne ne peut nous le faire perdre.» En outre, selon l'étude Mobilife, les individus mobiles ont désormais la capacité d'appartenir à plusieurs univers en même temps. «L'hypermobile est même tenté de tout contrôler, de tout faire et de tout savoir, analyse l'étude. Il se retrouve ainsi à sauter de sujet en sujet sans prendre la peine d'approfondir.«La règle étant, quel que soit le moment de lajournée, d'être en mode «on», toujours joignable, réactif, productif. Exit donc barrières et frontières entre vie professionnelle et vie privée. Et le temps de travail ne veut plus dire grand-chose, puisque la mobilité fait qu'il n'y a plus de séparation entre les choses. «Chez Total, illustre ainsi Bertille Toledano, 72% des employés sont équipés d'un ordinateur portable d'où ils peuvent consulter leurs mails. C'est le sens de l'Histoire.» Jean-Pascal Matthieu, vice-président stratégie de Nurun, avertit toutefois qu'il faut être prudent: «On associe bien souvent à tort la mobilité et les objets mobiles. Ce n'est pas le bon angle. Le déclencheur, c'est bien l'homme et non l'objet.» Reste que les dés sont jetés. «On va de moins en moins accepter de ne pas tout avoir à sa disposition», ajoute Jean-Pascal Matthieu. Apple - avec son iPhone - l'a compris le premier. «L'iPhone a fait passer dans les moeurs cette mobilité qui était déjà présente, poursuit-il. // a permis une prise de conscience de ce qui peut être possible.» La signature du dernier spot publicitaire de la marque, «l'application qui va répondre aux besoins du moment», en est l'illustration parfaite. Si l'iPhone a ouvert la voie, chaque fabricant d'objets multimédias y va d'ailleurs aujourd'hui de son application pour fluidifier la vie des utilisateurs et inventer l'application qui va l'aider. «Les marques sont en train d'analyser l'ensemble des besoins, tels que les services ou l'orientation», confirme le viceprésident de Nurun.
Jean-Pascal Matthieu (Nurun):
«Le déclencheur de la mobilité est bien l'homme et non l'objet.»
@ Mobilife
Des supérettes ouvertes 24 h/24 pourraient voir le jour pour les consommateurs voulant accéder à l'alimentation en tout lieu et à toute heure. Le groupe Casino l'a compris avec Chez Jean, ouvert 16 heures par jour.
L'iPhone a ouvert la voie de la mobilité. Aujourd'hui, chaque fabricant d'objets multimédias y va de sa solution pour fluidifier la vie des utilisateurs.
Nouvelle relation au transport
Reste que si cette histoire de la mobilité est désormais liée aux multimédias et aux nouvelles technologies, c'est l'homme qui a fondamentalement changé. «D'ailleurs ce n'est ni le téléphone portable, ni l'ordinateur qui a poussé les individus à être plus mobiles, c'est... la valise à roulettes!», s'amuse Jean Viard. Avant d'insister: «Elle a créé une rupture culturelle et accessoirement la baisse de fréquentation des taxis.» Car la mobilité, c'est se déplacer en permanence. «C'est sans doute pour cela que l'on est passé d'une société où l'on était fatigué à une société où l'on est stressé», ajoute ce dernier. En outre, selon Mobilife, l'émergence de la mobilité a une incidence sans précédent sur les transports et les nouveaux lieux de transit. «Tous ces lieux sont des lieux de friction. Il est donc urgent de les rendre plus fluides et plus sécurisés», souligne Bertille Toledano. Un avis partagé par Jean Viard. Pour le sociologue, «les populations mobiles ont un rapport aux lieux qui est un rapport d'étapes. Ils veulent des lieux protégés. Il y a une culture de sécurité fermée d'enclave à enclave».
Ainsi, la mobilité est bien plus qu'un paramètre parmi d'autres. «Pourtant, tout est pensé sur la base du modèle sédentaire, indique Bertille Toledano. Il y a donc un tiraillement.» Car l'idée de la mobilité est bien de faire ce que l'on veut, quand on veut et où l'on veut. «C'est la raison pour laquelle le modèle japonais a la cote», glisse François Bellanger, directeur de Transit City. Que ce soit dans les services, les transports, la distribution, impossible pour les opérateurs français de faire l'impasse sur ces idées venues d'ailleurs. A l'instar des Kombini japonais, ces magasins de proximité ouverts 7 jours 7 et 24 heures sur 24, de nouveaux commerces de proximité ont ainsi commencé à fleurir dans l'Hexagone. La récente initiative du groupe Casino avec l'ouverture de «Chez Jean» en est un exemple. Cette boutique de proximité, qui fait à la fois épicerie, point de vente de journaux, de billets de loto, de fleurs, mais aussi dépôt de pain, et même point d'accès wi-fi, est ouverte tous les jours, de 7 heures à 23 heures. Le groupe stéphanois ne fait pas exception. Avec ses Monop', Monoprix s'essaie à ce format de magasin déjà depuis 2005. Quant à Carrefour (groupe Champion), il dispose, pour sa part, depuis 1998, de son enseigne Marché Plus. Selon François Bellanger, «ily a dix ans, la France prenait comme modèle les Etats-Unis. Aujourd'hui, c'est le modèle japonais de la ville dense en mouvement qui inspire les Occidentaux.» En outre, pour ce dernier, la nouveauté est que nous sommes non seulement en train de bouger autrement, mais d'avoir de nouveaux imaginaires. «N'en déplaise aux opérateurs de transport public, ce sont désormais Google, Nike, Sony ou Apple qui surfent sur les thèmes de la fluidité et de l'autonomie et qui sont devenus les univers de référence en matière de mobilité», note ce spécialiste de la ville et des modes de vie. En l'espace de quelques années, ces marques se sont, en effet, accaparé les valeurs de «mouvement» et ont modifié la façon d'envisager les déplacements en ville. «A tel point que ce sont elles qui réinventent aujourd'hui la mobilité urbaine: dans l'imaginaire des jeunes, se déplacer signifie désormais chausser sa paire de baskets, avoir son baladeur MP3 sur les oreilles», poursuit François Bellanger. Avant d'ajouter: «La mobilité urbaine va se réorganiser et ce sont les distributeurs qui vont devenir des opérateurs de transport et de mobilité.» Carrefour propose ainsi, en Chine, un bus permettant à ses clients de se déplacer de chez eux jusqu'au point de vente. Si des distributeurs ont certes montré la voie, bon nombre de marques leur emboîtent le pas.
A nouveaux imaginaires, nouvelles solutions
Ainsi, à l'occasion du lancement de sa nouvelle clé 3G+ (permettant d'avoir accès à Internet sans que l'ordinateur soit connecté) et les nouveaux forfaits Internet Everywhere, Orange vient de reprendre la parole autour de la signature: «Restez connecté où que vous soyez avec votre clé 3G+». La marque cherche à faire de la pédagogie sur l'usage de l'Internet en mobilité avec des exemples d'autres passions et d'autres usages. Plus concrètement, en mai dernier, cinq blogueurs munis d'une clé 3G+ ont, pendant trois jours, effectué un mini-tour de France et produit des réalisations liées à leur passion (musique, photo, gastronomie, mode hunting et bande dessinée). Dans la grande consommation, Coca-Cola a lancé sa bouteille Grip and Go, spécialement destinée à une population mobile. De son côté, la SNCF a initié, en 2007, des ventes de fruits et légumes sur le parvis de certaines gares. Ce sont désormais 30 gares qui permettent aux voyageurs d'acheter des paniers de fruits et légumes produits localement, souvent bio, quand ils rentrent chez eux. Cette initiative, qui vise à faciliter le quotidien des voyageurs, est loin d'être anecdotique: cette vente directe permet aux producteurs franciliens d'écouler plus de 10 tonnes de fruits et légumes chaque semaine. Et aux voyageurs de faire leurs courses sans s'écarter de leur trajet. «Nous espérons dépasser les 30000 paniers vendus en 2009», souligne ainsi la SNCF.
Pourquoi de telles initiatives et un tel changement? Parce que la valeur ajoutée d'un mode de transport dépasse désormais sa fonctionnalité, témoignent les experts qui ont participé à l'étude Mobilife. Ensuite, «parce qu'il est nécessaire de répondre aux nouveaux imaginaires», selon François Bellanger. Enfin, parce que «c'est à partir du comportement des individus que l'on doit penser les transports», achève Georges Amar, directeur de la prospective de la RATP. De quoi sonner le glas des transports traditionnels? Pas encore. Quoique... la hausse du prix de l'énergie risque de changer la donne. Alors que la mobilité est apparue avec le raccourcissement des distances et des trajets aériens, les prix du pétrole vont rapidement faire évoluer les transports. «C'est assez amusant, constate François Bellanger. En 1975, nous assistions au lancement du Concorde et à la fin du France. En 2005, les ailes du Concorde ont été coupées et le Queen Mary était adulé.» De nouveaux modèles devront donc être inventés pour que la mobilité urbaine puisse s'organiser. «Mon moyen de transport, c'est désormais où je veux, quand je veux», constate l'étude Mobilife. «Tout dépend de la manière dont l'on souhaite vivre son trajet. Le scooter est bien plus rapide, mais les trajets en voiture, certes plus longs, ont l'avantage d'être des pauses réparatrices. Quant à l'avion, il permet d'être complètement «off» puisque c'est le seul endroit où le téléphone doit être totalement éteint», analyse Bertille Toledano.
Les marques commencent à prendre conscience de l'importance de la mobilité. A l'instar de Philips qui a lancé son casque «antibruit», notamment pour les transports en commun, et son lisseurde voyage.
Certes, l'homo mobilis d'aujourd'hui doit pouvoir bouger, communiquer, être informé, rester connecté. Mais il a néanmoins besoin, plus qu'auparavant, de se mettre en mode «off de courts instants. Car, contrairement aux idées reçues, l'homme mobile n'est pas dans l'urgence et doit se régénérer. «Si nous nous sommes démultipliés, nous avons, plus qu'avant, un besoin de nous retrouver avec nous-mêmes», témoigne Bertille Toledano. Réfléchir à de nouveaux imaginaires est donc plus que jamais stratégique...