Mémoire en panne
Société - Notre cerveau est-il en danger? A l'heure du copier-coller, du zapping etIdes nouvelles technologies, nous le faisons de moins en moins travailler. Le stress et l'exigence de productivité n'arrangent rien à la situation. Résultat : les trous de mémoire sont monnaie courante et l'angoisse monte. A tort ou à raison?
Qui ne s'est jamais plaint de sa mémoire? Probablement personne. On a tous, à un moment donné, connu ce sentiment de perte de mémoire. Ne plus se souvenir d'un rendez-vous, du lieu où l'on a posé ses clés ou ses lunettes, d'un numéro de téléphone. Des oublis fréquents et la plupart du temps anodins nous ne sommes heureusement pas tous atteints de la maladie d'Alzheimer -, mais qui sont pourtant révélateurs d'un état de fait. Dans notre société dominée par les nouvelles technologies, l'homme n'a plus vraiment besoin d'apprendre ni de retenir certaines choses. Un rendez-vous à se rappeler? Nul besoin de faire fonctionner nos méninges, notre boîte de réception Outlook ou notre Palm se chargeant de nous avertir par un système d'alerte automatique. Il en va de même pour les numéros de téléphone. Combien en connaissez-vous par coeur? Trois, quatre, cinq, six tout au plus? Pas étonnant, puisque la mémoire de votre téléphone portable retient tous ces numéros pour vous. C'est un fait, les nouvelles technologies nous simplifient la vie. Reste qu'à force de nous mâcher le travail, ces nouveaux outils pourraient bien aussi rendre notre cerveau paresseux.
Est-ce un hasard d'ailleurs, si de plus en plus de produits censés stimuler notre mémoire arrivent sur le marché? Le plus emblématique étant le programme d'entraînement cérébral du docteur Kawashima sur Nintendo DS, vendu à plus de 5 millions d'exemplaires en Europe entre juin 2006 et janvier 2008. Depuis, le jeu a fait des petits, avec une version avancée ou encore la Cérébrale Académie, permettant de déterminer le type d'intelligence que l'on a. Dans l'alimentaire, la marque Lesieur a lancé, en juillet dernier, l'huile Isio Mémo censée contribuer à entretenir notre vitalité d'esprit. Et même les bijoux s'y mettent, à l'instar d'une «Remember Ring» émettant de la chaleur 24 heures avant la date d'un anniversaire ou d'un rendez-vous important! Pour la somme de 760 dollars tout de même... La mémoire, ça se paie! En pharmacie, les produits boosters de mémoire foisonnent, à destination notamment des étudiants stressés avant de passer leurs examens. Tous ces produits «ludicaments» voient leurs ventes exploser au Japon, pays de la performance par excellence. Le phénomène pourrait même débarquer dans les entreprises, certains patrons commençant à se rendre compte du problème de mémorisation de leurs cadres.
La plupart des individus n'utilisent que 50% de leur mémoire.
L'éducation cérébrale
Preuve de l'ampleur du phénomène, les livres d'entraînements cérébraux pullulent, touchant même la collection de guides «Pour les nuls». Le cerveau, on en parle de plus en plus aujourd'hui, et sans tabou. L'époque où ce dernier était la «boîte noire» de l'homme est révolue, selon l'expression de Monique Le Poncin, docteur ès sciences et neurophysiologiste. «Aujourd'hui, il devient enfin un organe à part entière», stipule-t-elle. Celle qui voulait «mettre le cerveau dans la rue» se réjouit de constater qu'aujourd'hui les gens n'ont plus peur de jouer avec le leur. Et c'est tant mieux. «Il est grand temps qu'on fasse de l'éducation cérébrale», lance Monique Le Poncin. Est-ce du fait du buzz médiatique autour de la maladie d'Alzheimer? Les gens se posent, en tout cas, de plus en plus de questions sur leur cerveau. Et l'angoisse monte. «C'est plus qu'une tendance, souligne le thérapeute Eric Dekany. C'est un phénomène de masse. Les gens ont vraiment peur.» Résultat, ce thérapeute reçoit plus de trois cents personnes par semaine en consultation mémoire. Depuis cinq ans, ses patients sont d'ailleurs de plus en plus jeunes. Si auparavant, la plupart étaient âgés de plus de 55 ans, la demande rajeunit pour toucher aujourd'hui les quadras. Un constat partagé par Monique Le Poncin, qui observe que si, en 1984, ses patients étaient surtout des personnes âgées, elle a commencé à voir arriver des trentenaires dans les années quatre-vingt-dix, et depuis 2003 de plus en plus de collégiens et de lycéens. «Ils ne savent pas utiliser leur mémoire, ils ne savent pas apprendre», ajoute-telle. La faute notamment aux machines à calculer qui tendent à remplacer le calcul mental. Et à une raréfaction du «par coeur» à l'école, qui constitue pourtant un grand facteur d'entraînement cérébral. «Il existe tout un assistanat qui fait que le cerveau est moins réactif», insiste Monique Le Poncin. Aujourd'hui, les jeunes n'ont plus besoin de passer des après-midi à la bibliothèque, à chercher des informations dans diverses encyclopédies, puisque les moteurs de recherche sur Internet centralisent toutes les informations. Le copier-coller a la cote. Le travail est prémâché. Si le progrès fait incontestablement gagner du temps, il constitue aussi un «outil antimémoire», selon Monique Le Poncin.
Les nouvelles technologies ont donc une incidence sur notre cerveau. «C'est là une évidence absolue malheureusement», confirme Eric Dekany. Et d'ajouter que «tout ce qui est fait pour penser à notre place est néfaste pour notre cerveau. Tout ce qui permet à notre cerveau de faire une pause, en fait, on le paie cash.» A force de se reposer sur les nouvelles technologies, l'homme finit par en devenir l'esclave. Comme l'affirme Monique Le Poncin, «nous devenons des automates. Nous robotisons le cerveau».
Vers une génération amnésique?
Résultat, selon cette dernière, la plupart des individus n'utilisent leur mémoire qu'à 50%. Profiter du progrès sans en subir de conséquences néfastes, tel pourrait être le challenge des années à venir. Au risque de devenir amnésique? Dans son étude Global Life Stages, portant sur les modes de vie et de consommation dans le monde, Ipsos Marketing a ainsi relevé que 32% des personnes interrogées avouent «avoir du mal à se concentrer longtemps sur la même activité» (23% en France). Un chiffre qui croît nettement chez les adolescents. 47% des 15-19 ans affirment ainsi avoir des problèmes de concentration, contre 28% des 60 ans et plus. Contrairement aux idées reçues, les plus jeunes nés avec les nouvelles technologies seraient donc les plus touchés. «Cela signifie que les conséquences directes de ce phénomène sont devant nous, et pas derrière», souligne Rémy Oudghiri, directeur du planning stratégique et de la prospective chez Ipsos Marketing. Selon lui, la jeune génération a désormais un «rapport instrumental avec la mémoire.
Celle-ci est clairement devenue une ressource que l'on peut actualiser à tout moment. On peut aussi la «laisser dormir» éternellement. Tout dépend de la situation. Il n'y a donc plus de révérence pour la mémoire.» Pour preuve, le par coeur, symbole par excellence, est en déclin. Pourquoi après tout se fatiguer à retenir des informations alors que les ordinateurs, les calculatrices, les sites web peuvent tout retenir, mieux et plus vite que l'être humain? Pourtant, la jeune génération n'est pas «sans mémoire, précise Rémy Oudghiri. Elle retient moins, pour ne pas s'encombrer, et développe une sorte d'intelligence stratégique». Ce ne serait donc pas une «génération amnésique» mais plutôt une génération qui utilise son cerveau différemment.
Il n'en demeure pas moins que leurs connaissances historiques tendent à se réduire comme peau de chagrin. «C'est un autre rapport à l'Histoire, confirme Rémy Oudghiri. On est dans le culte du présent. Ce qui est inquiétant, c'est qu'à cette relative indifférence à l'Histoire ne se substitue pas une vision positive de l'avenir. Le présent est un refuge. On ne veut pas vieillir. On ne veut pas s'inscrire dans une histoire longue. Autrement dit, la dévalorisation du passé n'a pas entraîné une valorisation de l'avenir.» Reste une question de taille, soulevée par Rémy Oudghiri, «le manque de stimulation mémorielle ne risque-t-il pas de nuire à la capacité de réflexion, essentielle dans une démocratie?». Et puis, surtout, comment peut-on comprendre le présent et construire l'avenir, sans connaissances du passé, ou avec de grosses lacunes en Histoire?
Remi Oudghiri (Ipsos marketing)
«C'est que nous allons de plus en plus vite que nous retenons de moins en moins de choses»
Jouer avec sa mémoire
Les médias semblent avoir flairé le filon, diffusant des émissions comme Le Grand Quiz du cerveau ou encore Entraînez votre mémoire et Mémoire, le grand test. Jouer avec sa mémoire, c'est tendance et vendeur. Nintendo en est d'ailleurs le grand gagnant, avec son logiciel du docteur Kawa shima. Pourtant, il ne faudrait pas croire que ces jeux suffisent. «Le discours de Nintendo me choque énormément car l'âge est synonyme de contre-performance, ce qui est loin d'être une réalité!», commente Monique Le Poncin. Si elle admet que le jeu a permis de dédramatiser le cerveau et d'avoir un impact sur le grand public, il n'en demeure pas moins qu'il n'a, d'après elle, aucune valeur scientifique en termes d'évaluation. «Ce n'est pas un outil de diagnostic», insiste-t-elle. Il peut être bénéfique pour les gens qui ne stimulent pas leur mémoire. Mais, pour les autres, aller au théâtre, voir des amis, est aussi stimulant que de jouer à la Nintendo, comme l'explique Eric Dekany. Aucun jeu n'a donc de résultat thérapeutique en lui-même. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ces jeux ne suffisent pas à améliorer nos performances. Il en va de même pour les compléments alimentaires se proclamant stimulants. «Ces produits sont trompeurs», affirme Monique Le Poncin. Ils aident juste les individus à être plus concentrés, sans leur conférer plus de mémoire pour autant. Et puis, surtout, l'alimentation ne fait pas tout. Le stress engendré par notre rythme de vie joue également sur nos capacités cérébrales et mémorielles. A force d'aller toujours plus vite, de faire toujours plus de tâches en un temps donné, de devoir penser à plein de choses à la fois, à force de tirer sur la corde, le corps et la tête ne suivent plus. «C'est parce que nous allons de plus en plus vite que nous retenons de moins en moins de choses», souligne Rémy Oudghiri. Le cerveau peut certes faire plusieurs tâches à la fois, mais le problème réside dans la situation de stress que ces dernières engendrent. Un stress «tueur de mémoire», aux dires d'Eric Dekany. Les jeunes, particulièrement consommateurs de médias et de produits high-tech, sont logiquement très touchés. Le thérapeute insiste ainsi sur le fait qu'ils sont soumis au stress, mais aussi au manque de sommeil, à la malbouffe et aux nouvelles technologies. Or la phase de stockage de la mémoire se réalise lorsque l'on dort. Par conséquent, tout trouble du sommeil engendre un trouble mémoriel. «Le cerveau a besoin de cycles», insiste Eric Dekany. Il faut donc respecter les cycles du cerveau, du sommeil, des repas. Ce que l'on ne fait plus aujourd'hui.
Il faudrait surtout ralentir. Mais est-ce vraiment possible dans une société qui fonctionne sur un principe d'accélération constante? Le monde du travail connaît ainsi une pression croissante. Selon Rémy Oudghiri, «avec la diffusion de l'économie de marché à l'échelle de la planète et la globalisation financière, les entreprises sont soumises à des rythmes de croissance et de profit de plus en plus courts». Reste que les actifs ne sont pas les seuls concernés par ce phénomène. Le travail ne constitue donc pas la seule cause de stress. Les nouvelles technologies sont également responsables. Le téléphone portable et la boîte mail impliquent que chacun soit réactif et toujours joignable. «Si l'on ne répond pas à un e-mail dans l'heure qui suit, cela paraît aujourd'hui anormal», observe Rémy Oudghiri. Et on risque en plus d'oublier d'y répondre!
Risque de saturation?
En outre, le cerveau est hypersollicité. La quantité d'informations perçue par jour, le matraquage publicitaire, l'omniprésence des médias de plus en plus mobiles, y sont pour beaucoup. Ainsi, l'étude Media In Life de Médiamétrie révèle un chiffre assez marquant: les Français ont été en contact avec les médias 41,3 fois par jour en 2007! Et l'utilisation de plusieurs médias à la fois ne cesse de croître. «On a de plus en plus l'habitude de zapper, de regarder Internet en même temps que la télévision», constate Bruno Poyet, publicitaire cofondateur d'Impact Mémoire, cabinet conseil en efficacité publicitaire. Résultat: l'attention et la mémorisation décroissent.
«On ne peut pas dire que le cerveau est moins adapté aujourd'hui, ajoute le publicitaire. On apprend plus de choses, on enregistre plein d'informations, mais soit on les enregistre mal, soit on les range mal.» Le problème est également culturel, selon lui. L'homme tend à ne plus aller au fond des choses: «On effleure et on ne va jamais en profondeur.» Le zapping est bel et bien ancré dans les moeurs, il déteint sur le contenu des émissions télévisées et des articles de nombreux magazines, qui abordent de plus en plus un sujet sans vraiment en faire le tour, ni en analyser les tenants et les aboutissants. «La pléthore de l'offre crée une génération zapping», poursuit Rémy Oudghiri. Une génération qui, du coup, retient beaucoup moins de choses durablement. Il faudrait tout simplement réapprendre à utiliser son cerveau.
Selon Rémy Oudghiri, nombre d'individus, et ce de plus en plus tôt, cherchent par conséquent à stimuler leurs performances intellectuelles et à mettre toutes les chances de leur côté. «Dans un grand nombre de pays, les jeunes mettent beaucoup de temps à s'intégrer dans le monde professionnel, explique-t-il. Un diplôme ne suffit plus à assurer ses arrières. D'où la pression exercée sur les individus pour réussir.»
Vers le culte du cerveau idéal?
Après le culte du corps, se dirigerait-on aujourd'hui vers le culte du cerveau idéal? «On peut rentrer dans une sorte de culture du cerveau», affirme Monique Le Poncin. Autrement dit, chercher à obtenir le maximum de performances avec le minimum de fatigue cérébrale, apprendre à utiliser les zones pertinentes de son cerveau. «Ce n'est pas dangereux et c'est même positif», ajoute-t-elle. Mais au-delà de ces facteurs sociétaux qui jouent sur notre mémoire, si on parle de plus en plus de nos problèmes mémoriels, c'est aussi pour beaucoup à cause du vieillissement de la population. «Le cerveau vieillit, comme le reste du corps d'ailleurs, note Eric Dekany. Et ce, à partir de l'âge de 25 ans.» En outre, un fait nouveau voit le jour: les seniors veulent «bien» vieillir. Il y a une «prise de conscience d'une autre vie après la retraite, précise Valérie Busson, responsable du service communication et nutrition chez Lesieur. Et un désir grandissant de vivre plus vieux et dans de bonnes conditions. Les seniors veulent s'éclater», ajoute-t-elle. Ainsi Eric Dekany voit affluer à la consultation mémoire des personnes qui «n'ont pas de maladie, mais qui vieillissent et qui disent «moi je veux faire quelque chose»». A ces patients-là, il préconise des ateliers de stimulation. Une autre part grandissante de sa clientèle réside dans des personnes de tout âge qui n'ont pas de problème particulier, mais qui souhaitent être plus performantes et booster leurs capacités. A ces dernières, il conseille de s'intéresser à des sujets complètement différents. «Le cerveau est un muscle, ajoute Bruno Poyet. Plus on s'en sert, plus on a une capacité à apprendre et à faire des choses». Ainsi, pour lui, si les programmes d'exercices cérébraux sur Nintendo sont intéressants en termes de stimulation, il n'en demeure pas moins qu'ils peuvent parfois ne développer le cerveau que dans une direction et pas dans une autre. Aussi explique-t-il que «pour éviter une dégénérescence, on conseille aux gens de stimuler leur mémoire en permanence et de faire travailler le cerveau sur plein de dimensions différentes». Par exemple, faire des mots croisés, se promener, observer la nature, ou encore discuter. En somme, entretenir sa curiosité et prendre le temps d'observer autour de soi. La solution résiderait aux yeux de Rémy Oudghiri dans l'adoption des idées du développement durable. «Ces valeurs nous réconcilieraient avec les idées de temps long, de lenteur, de durée et donc finalement de mémoire.» En effet, la mise en pratique de valeurs issues du développement durable forcerait inévitablement les individus, tout comme les entreprises, les marques et les médias, à ralentir. «Il faudra alors imaginer d'autres choses, poursuit-il. Il faudra s'inspirer du passé.» S'inspirer du passé, source de notre mémoire, pour mieux construire l'avenir. Et mieux vivre, dans son corps comme dans sa tête.