Marketing olfactif ou all factice ?
Obsédés par la capacité des nouvelles technologies à véhiculer des images et des sons, nous en avons presque oublié que nous sommes des individus polysensoriels, mus tout autant par le toucher et l'odorat. De façon plus subtile, mais aussi profonde et complexe. Dominique Beaulieu, président fondateur d'Affiniteam, rappelle ici que les odeurs créent des réflexes conditionnés subliminaux plus puissants que n'importe quelle suggestion visuelle ou auditive.
Avec 10 millions de récepteurs olfactifs, l'homme peut distinguer jusqu'à 4
000 parfums différents. Pour autant, cette capacité est largement
sous-exploitée. Les années 50 ont privilégié la mémoire visuelle, le sens le
plus stimulé dans la vie courante, en conjuguant la couleur et la forme d'une
bouteille de Coca-Cola et en imposant des logos comme Nike. Les sixties ont
donné la part belle à la musique en popularisant les "jingles" : l'ami Ricoré
s'invitait au petit-déjeuner dès qu'on se levait pour Danette. Dans les années
70, le goût faisait l'objet de "blind tests" qui évaluaient les
caractéristiques intrinsèques perçues du produit. Les années 80 ont exploité
les textes, où l'on "conjuguait nos talents" "parce qu'on le valait bien". La
boucle semble bouclée dans la décennie écoulée avec l'émergence de l'odeur,
ouvrant la voie à un habile mélange des sollicitations par des messages
polysensoriels. Après avoir sur-sollicité la vue et l'ouïe, on redécouvre les
vertus des effluves sur une population d'acheteurs saturée, exposée de sa
naissance à 18 ans à 350 000 publicités dans les pays industrialisés. La
standardisation des produits sur la planète conduit à explorer de nouvelles
pistes de différenciation. Le phénomène intéresse les responsables marketing
sous un nouvel angle : sachant qu'un nourrisson de moins de deux semaines
reconnaît sa mère à son odeur, et que cela le réconforte, si l'on pouvait
communiquer cette odeur sécurisante à un véhicule, l'impact sur les ventes
pourrait être significatif. Le parfum possède certes une caractéristique
handicapante, sa volatilité : l'odeur éphémère s'estompe au gré du temps et au
fil des lavages pour les vêtements. Mais l'atomisation confère aussi toute sa
puissance à ce vecteur : on peut le plaquer sur des produits et des atmosphères
pour déclencher une impression indirecte. La société Lever a mis en place des
panneaux publicitaires dotés de diffuseurs d'effluves vanillées pour la
campagne Cajoline dans les Dom-Tom. L'odeur fait dès lors partie intégrante de
la charte de communication. Le "logolf" caractérise la signature olfactive
d'une marque, au même titre que ses caractéristiques graphiques ou sonores. Il
contribue à renforcer la personnalité du produit, par un attribut
supplémentaire à forte charge émotionnelle. Une agence de location Hertz
parfumée au citron et une agence Avis à la fraise accentueraient leur identité
respective. Pourquoi cet engouement subit de la part des marketeurs ? Parce que
le mécanisme du parfum se révèle plus intime que les autres sens, et qu'il dure
toute une vie. Il sollicite des souvenirs lointains, enfouis avant qu'un
stimulus ne les réveille avec vigueur. En Grande-Bretagne, une société de
recouvrement de créances a fait créer une senteur à base d'adrosténone,
substance extraite de la sueur masculine, pour en imprégner... ses factures.
Résultat : les débiteurs destinataires de ces factures olfactives ont été plus
nombreux (de 17 %) à payer. Depuis, Bodywise commercialise ce jus, dont le
gramme est hors de prix. Chacun a sa madeleine proustienne ou son flacon
personnel de souvenirs, tel qu'en ouvre Rébecca, l'héroïne de Daphnée du
Maurier. Mais cet élément puissamment évocateur reste par nature très
personnel, tributaire d'un conditionnement, d'un apprentissage, d'une culture.
Selon que l'odeur des roses a été associée à un mariage ou un enterrement, le
référentiel deviendra positif ou négatif. Parce-que les molécules piégées sur
quelques centimètres carrés dans la muqueuse olfactive font resurgir mémoire et
émotion, l'effet induit varie éminemment d'une personne à l'autre. A la
vanille, en France, patrimoine issu de nos anciennes colonies, les Américains
préfèreront la cannelle. Sandrine Berthomé, étudiante à l'Istec, a mené une
étude auprès des consommateurs. Elle remarque que « le parfum Opium d'Yves
Saint-Laurent, épicé et oriental, procure une sensation de fraîcheur chez
certaines, et un rejet viscéral chez d'autres qui lui reprochent sa violence et
sa prégnance ». Le paradoxe atteint son paroxysme si l'on réfléchit au fait que
les femmes qui choisissent un parfum pour séduire les hommes se fient à leur
propre goût, alors que l'on sait que les phéromones agissent très différemment
chez les hommes et les femmes.
Ambiance
Grâce à
l'aromatologie, science qui étudie depuis peu l'impact des odeurs sur le
comportement psychique et comportemental de l'Homme, on commence à en connaître
un peu plus sur les mécanismes propres aux odeurs. Une expérience a démontré
que, si les femmes travaillaient mieux dans les senteurs de lavande, chez les
hommes la menthe poivrée se révélait plus efficace. Sandrine Berthomé rappelle
que « si une odeur peut souligner les qualités d'un produit, elle peut aussi en
masquer les caractéristiques. Le cuir et la fleur d'oranger confèrent une
connotation de luxe à un produit, les fragrances fruitées et caramélisées
suscitent la gourmandise, les effluves d'iode et de sable évoquent l'évasion et
l'exotisme. Des parfums de forêt (mousse, senteurs vertes) ou des senteurs
naturelles (fleurs, végétaux) communiqueront un certain bien-être. Enfin, le
consommateur se sentira pleinement rassuré par des effluves de vanille, de miel
et de lait. » A Pâques l'an passé, La Via Del Profumo, de Rimini, a disposé des
diffuseurs d'odeur dans la ville de Riccione en Italie, et des petits trains
dispersaient des effluves aromatiques : une belle campagne électorale olfactive
! Mettre les produits au parfum L'ingénieur chimiste Sandra Vogt, du groupe
industriel Dauphinois Perrin, a mis au point le procédé de micro-encapsulation,
qui consiste à emprisonner des capsules de collagène de la taille du micron
dans des textiles. En effleurant le tissu ou la laine, ces habits dégagent un
parfum efficace jusqu'au dixième lavage. Marks & Spencer a lancé les
chaussettes parfumées de la Fête des pères, Superga vend de son côté, dans ses
sept magasins parisiens, des tennis à la vanille destinés aux femmes. Spatz
Braun a lancé des slips à la mandarine, à la poire ou à la pomme verte. Au
Japon, une marque a lancé un radio-réveil qui diffuse des senteurs de jasmin
dix minutes avant le déclenchement de l'alarme (source "Le Management
Olfactif", Les Presses du Management).
Nez en moins
On
peut recourir au parfum pour masquer une odeur. La peinture Avi 3 000 a fondé
sa célébrité sur le fait que, précisément, elle ne sentait rien. Total a choisi
une note acidulée pour son gazole, et une fragrance fruitée et vanillée pour
son super. Confortée par des tests réalisés auprès de voyageurs, la RATP a
lancé en 1993 un programme de "neutralisation des nuisances olfactives", et
embaumé ses stations de menthe et d'eucalyptus... avant de constater que les
usagers n'en supportaient pas l'odeur. La SNCF, de son côté, tentée par
l'odorisation de ses wagons, a reculé devant le coût prohibitif de l'opération.
L'odeur active des réflexes vieux comme le monde. Le chasseur s'est fié à son
nez pour identifier la viande fraîche. Selon ce vieux précepte qui affirme que
"ce qui sent bon ne peut pas être mauvais", le psychiatre américain Alan R.
Hirsch a remarqué que les clients d'un grand casino de Las Vegas dépensaient
beaucoup plus lorsqu'ils baignaient dans des odeurs florales, subtilement
diffusées dans l'aire réservée aux machines à sous, pour endormir probablement
la méfiance des joueurs en déguisant leur vice du jeu. Le parfum déclenche des
comportements plus intuitifs que rationnels, fruits d'un rapport fusionnel avec
une chose, un lieu, un être, une situation ou une époque. Dans cet univers, on
n'argumente pas, on influence peu, l'émotion s'impose d'elle-même, dans un sens
ou dans un autre, ne laissant personne indifférent. Parce qu'elle ne se discute
pas, le marketeur doit la connaître et l'utiliser, plutôt que l'apprivoiser. Ce
qui s'avère un exercice délicat. Henkel n'a-t-il pas dû, après avoir lancé le
gel douche Fa Body Splash en 1999, le retirer précipitamment des rayons ? La
raison invoquée ? L'odeur tonique de ce concept innovant, packagé sous forme de
cannette, rappelait par trop une odeur de détergent. Diffuser une odeur
d'ambiance sur un point de vente coûtera 3 000 F par mètre carré pour une
agence de voyage (Noix de coco de rigueur, suggérant l'exotisme et l'huile
solaire des plages d'été), 3 500 F pour l'espace spécialisé d'une grande
surface. Une bijouterie devra sacrifier jusqu'à 10 000 ou 15 000 F au mètre
carré. Le Printemps a créé une atmosphère de vacances dans son rayon maillots
de bain. Au décor de sable, parasols et bar, s'ajoutaient des odeurs marines et
de crème solaire. Dans les hypermarchés, un parfum iodé peut transporter le
rayon poissonnerie sur la côte Atlantique. Laurent Moy, directeur de la société
Parfum Indigo, s'appuie sur une technologie de micronisation du parfum pour
optimiser son pouvoir odoriférant tout en limitant sa consommation. Une colonne
au sol Indigo 500 diffuse des odeurs de chocolat à Pâques, d'herbe coupée au
rayon du golf, ou des fumets de café ou de lessive lors d'événements
promotionnels. Les mailings du Club Med fleurent bon le monoï et le coco.
Jean-Marie Guivarch, le directeur de La Planète Havas Voyage, à Paris, diffuse
des odeurs dans son magasin, avenue de l'Opéra, depuis 1994. Celles-ci sont
accordées à la destination exposée en vitrine : des effluves de cola pour une
animation sur l'Amérique, de couscous pour accompagner une soirée Touareg, ou
un parfum de muguet à l'approche du 1er mai, des odeurs de foins l'été, etc.
Fragrant délit
A la façon des leurres utilisés dans la
pêche, qui diffusent une odeur de vanille pour capturer des carpes
(Rhône-Poulenc Fibres), les marketeurs élargissent leur palette de séduction
pour attraper de plus gros poissons. Mais ou se niche désormais le goût de
"l'authentique" que cultive le héros de Manon des sources ? Même en assemblant
jusqu'à 32 ingrédients différents pour composer un parfum synthétique de
fraise, il ne sera apparenté que de façon lointaine au subtil arôme originel du
fruit naturel. A tricher avec les sentiments, ne risque-t-on pas de créer une
novlangue des odeurs, qui, comme dans le roman d'Orwell détruirait les
références originelles ? Les boulangeries industrielles vaporisent des odeurs
artificielles de croissant chaud, imitant celle, divine, qui s'échappait des
soupiraux artisanaux. Frédéric Malle, éditeur de parfum, rappelle que « si le
métro se mettait à sentir la fraise ou la forêt, ce serait ridicule ». Le Skai
se met à sentir le cuir, le surimi le crabe. Le pin des landes finira sans
doute pour les générations montantes par évoquer davantage la cuvette des
toilettes que les forêts du Sud-Ouest.