Look en tête, hygiène à la traîne
Roger-Henri Guerrand est historien de la vie quotidienne en milieu urbain. Il est spécialiste du logement social. Après un ouvrage remarqué sur "Les Lieux, histoire des commodités", il livre aujourd'hui un essai sur l'hygiène*. Ses propos confirment l'inquiétude de nombreux médecins face à ce qu'ils considèrent comme un recul de l'hygiène.
«Une ruse de la modernité fait passer pour libération des corps ce qui
n'est qu'éloge du corps jeune, sain, élancé, hygiénique. La forme, les formes,
la santé, s'imposent comme souci et induisent un autre type de relation à soi,
l'allégeance à une autorité diffuse mais efficace. Les valeurs cardinales de la
modernité, celles que met en avant la publicité, sont celles de la santé, de la
jeunesse, de la séduction, de la souplesse, de l'hygiène. Mais l'homme n'a pas
toujours le corps lisse et pur des magazines et des films publicitaires, on
peut même dire qu'il répond rarement à ce modèle », écrit David Le Breton dans
Anthropologie du corps et modernité**. A grand renfort de consommation de
régimes, chirurgie esthétique, cosmétiques, fitness, tout un imaginaire du
corps s'est mis en place. Mais s'agit-il bien du corps de la vie quotidienne ou
de son look idéalisé et projeté ? A l'heure des campagnes du ministère de la
Santé en faveur de la contraception, de l'augmentation des maladies
nosocomiales et des MST, va-t-on voir émerger un nouveau marketing de l'hygiène
de vie et de l'hygiène tout court ?
Pourquoi cet essai sur l'hygiène ?
Tout d'abord, il faut se rappeler l'étymologie du mot.
Hygiène vient du grec "hygieinos" et signifie "qui concerne la santé". Je suis
attaché à l'histoire de l'hygiène parce qu'elle a toujours fait partie de
l'avant-garde de la médecine. C'est grâce à elle que la progression des
épidémies et des maladies infectieuses a pu être ralentie. Mais la vigilance de
ses gardiens à souvent été détournée de son but. Des considérations morales ou
des ignorances politiques ont entravé l'efficacité de ses prescriptions. Il n'y
a pas si longtemps, quel professionnel de la santé pouvait ignorer qu'une
seringue ne pouvait servir à plusieurs injections sous peine de transmission de
graves infections ? Et pourtant... Il a fallu attendre l'épidémie de sida pour
le dire. Et recommander de se protéger durant les rapports sexuels. Les modes
de contamination des maladies sexuellement transmissibles n'étaient pourtant
pas connus depuis la dernière averse.
Quel est votre point de vue sur la situation de l'hygiène aujourd'hui ?
Je porte un regard
inquiet. Alors qu'innovations techniques et progrès médicaux, lois et
règlements ne cessent de se succéder, on constate un recul en matière d'hygiène
qu'il est politiquement et hypocritement corrects de taire. Et, effectivement,
à l'ère du look et du tout paraître, il semblerait incongru voire ridicule de
rappeler qu'il faut se laver fréquemment les mains. Dans l'euphorie actuelle de
consommation de produits cosmétiques et d'anti-perspirant longue durée (rires),
souligner l'importance de cet acte d'hygiène de base passerait pour une
ringardise d'un autre âge.
Quelle est l'histoire récente de l'hygiène ?
Au XIXe siècle, le mépris entourait le corps. Cette
attitude correspondait aux exigences d'un monde où la bourgeoisie, y compris
laïque, rejoignait les impératifs d'une Eglise obsédée par les seuls problèmes
de l'âme. L'individu est resserré, il a peur de son corps. C'est aussi cette
époque qui a vu s'instaurer le souci de la propreté et s'institutionnaliser
l'hygiène. Le médecin austro-hongrois Ignàc Semmelweiss a ouvert la voie. A
Vienne, il fut frappé par l'ampleur de la fièvre puerpérale qui tuait de
nombreuses femmes qui accouchaient dans une grande maternité de la ville. Cette
pathologie épargnait les élèves sage-femmes et celles qui accouchaient hors de
cette maternité. Il s'avéra que les étudiants en médecine qui examinaient les
femmes ne se lavaient pas les mains après les séances de dissection. Ces
observations conduisirent Semmelweiss à instituer le lavage de mains
systématique avant l'examen des patientes. Les résultats ne se firent pas
attendre. Mais les mandarins de la médecine de l'époque le bannirent de leur
communauté. D'ailleurs, Louis-Ferdinand Céline lui a consacré sa thèse de
médecine.
Quels sont les grands événements, selon vous, qui ont ensuite marqué l'histoire de l'hygiène ?
Les travaux de
Semmelweiss ne s'appuyaient que sur des observations et des intuitions. C'est
Pasteur qui découvrit les bases scientifiques sur lesquelles l'hygiène pouvait
fonder ses théories. Après-guerre, le corps a connu une nouvelle révélation de
ses besoins et de ses aspirations. Dévoilé et glorifié, une revendication de
santé et de bien-être s'est fait entendre. La science biomédicale a alors
élaboré le modèle d'un corps-machine indéfiniment réparable. Et, en matière
d'hygiène comme dans l'industrie, on a essayé de croire au zéro défaut.
Aujourd'hui l'hygiène est, si j'ose dire, "supposée-savoir-être-sue". Or, on
semble avoir oublié que les réflexes d'une hygiène de vie s'apprennent au sein
de la famille. Face à certaines démissions parentales, alors que l'enseignement
semble avoir abandonné la partie, à qui va-t-il appartenir de devoir créer des
ateliers d'éducation sanitaire face aux problèmes qui se profilent ? * Hygiène
de Roger-Henri Guerrand. Editions de La Villette. ** Editions PUF, 1998.