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Les câblages imprévisibles du génie définitif

"Génial, trop génial !", un footballeur, un accessoire de mode, une nouvelle lessive... Le mot génie nous galvanise. Mais les superlatifs sont fatigués. Qu'en est-il des vrais génies ? De ceux qui pensent le monde autrement et l'ont transformé ? Comment pensent ces "à peine 2 %" de la population, nous qui nous délectons de statistiques unanimes ? Réponses d'un amateur de génies et de surdoués, le journaliste et écrivain scientifique Robert Clarke.*

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Peut-on dire que l'intelligence est une faculté obstinée de transformer le monde ?


Je dirais que les génies transforment notre vision du monde. Elle n'est plus la même qu'avant eux, dans le domaine des sciences comme des arts et de la littérature. Pensez à Darwin, Mozart, Einstein, Picasso... Ce sont de grands innovateurs qui poussent leur imagination créatrice à leurs limites extrêmes. Le propre du génie est d'établir des connexions inédites, efficaces et riches, entre l'inconscient et le conscient, entre le symbole et le langage entre les idées abstraites et leurs représentations sans se soucier des conventions ou autre bon sens.

Dans notre société, l'intelligence est assimilée à la précocité. Il faut faire vite et jeune. Est-ce la réalité ?


Un enfant précoce n'est pas forcément un surdoué. De même façon, un enfant surdoué n'est pas forcément un génie. Mais si être surdoué dès l'enfance n'est pas un gage de réussite, l'inverse est vrai. Des individus sont devenus remarquables sur le tard. Bernard Shaw a écrit sa première pièce à 40 ans. Freud s'est intéressé à la psychologie et a commencé son travail théorique également à la quarantaine. Beaucoup de grands créateurs ont livré leurs oeuvres les plus fortes à un âge avancé. Ingres peint le Bain turc à 82 ans. Sophocle écrit OEdipe roi à 70 ans. Haydn compose la Création à 66 ans. Goethe achève son Faust à 81 ans.

L'école favorise-t-elle le déploiement du génie ?


Le défaut majeur de l'école en général consiste à vouloir uniformiser les esprits. Hors du moule commun point de salut ! C'est ainsi que les surdoués s'ennuient à l'école tout autant que ceux qui ont des capacités moindres dues à des facteurs sociaux ou culturels. C'est le drame de la normalisation à tout prix.

Peut-on reproduire l'intelligence ?


C'était l'objet de la cybernétique. On a voulu construire des machines qui rivalisent en intelligence avec l'homme. Depuis une trentaine d'années, on a cédé au fantasme de créer des machines qui soient capables d'intégrer, à la fois, des éléments de logique et de sensibilité à l'instar de l'intelligence humaine. Aujourd'hui, l'ordinateur est de plus en plus petit, il exécute des tâches de plus en plus nombreuses mais il n'égalera jamais la puissance imprévisible du cerveau. Sachez que nous enregistrons plus de dix mille impressions et informations par seconde et de nature différente. L'intelligence artificielle a peu progressé. Certes les ordinateurs effectuent très vite des milliards d'opérations. Mais elles sont simples et limitées dans leur registre. De plus, les ordinateurs ne sont pas complètement fiables. Des expériences ont révélé que, pour une même série d'opérations sur des ordinateurs de même marque, de même modèle, avec les mêmes logiciels, les résultats divergeaient. Bref, un ordinateur est un outil qui effectue des opérations simples selon la logique rigoureuse du logiciel. Un ordinateur n'inventera jamais rien, ne fera jamais de découverte. On ne peut pas programmer la créativité alors que l'homme est créatif par nature. L'intelligence fait appel à des éléments qui échappent à la logique. C'est la force et l'importance de l'intuition. François Jacob parlait d'une science de nuit qui serait une sorte de logique de l'inconscient et d'une science de jour qui remettrait de l'ordre. On ne peut imiter ou reproduire les sauts périlleux de l'esprit. Regardez le nombre de scientifiques qui disent avoir obtenu un résultat sans bien savoir la démarche qu'ils ont suivie.

Qu'appelez-vous les "idiots-savants" ?


Ce sont des champions d'un domaine très précis alors que pour le reste, ils paraissent débiles. La plupart de ces individus ont un quotient intellectuel faible. Certains psychologues estiment qu'ils ont à la fois un don et un handicap. On rencontre ainsi des virtuoses du calcul mental ou du calendrier. C'est de la performance à l'état pur.

Dans votre livre, quid des femmes génies ou surdouées ?


Vous avez raison de le souligner. On m'a même taxé de misogyne. Ce n'est pas le cas. L'absence de femmes est simplement due au fait que, jamais, les femmes n'ont eu les conditions sociales pour exprimer leur génie...

Le renoncement des femmes à leur puissance créative est-il lié au formatage des imaginaires dès l'enfance ?


Sûrement. Les cerveaux des femmes et des hommes sont identiques. Mais regardez le nombre de pays où les femmes n'ont pas accès à l'enseignement. C'est une réalité historique et sociale, les femmes ne doivent pas créer, elles doivent procréer et s'en contenter.

Les gènes du génie n'existent pas. Les itinéraires singuliers ne sont pas reproductibles. Pensez-vous que notre société favorise l'intelligence ?


L'économie de marché nuit à l'intelligence car elle uniformise les façons de vivre et de penser. Mais il est certain qu'il y a à peine cinquante ans l'accès à la culture et à l'éducation était beaucoup plus limité. Aujourd'hui, les carrières dans des métiers créatifs sont beaucoup plus ouvertes et nombreuses. L'épanouissement des qualités individuelles en est facilité. Il existe aussi un potentiel important de moyens et de techniques au service de nos capacités. Mais il n'est pas sûr qu'elles créent davantage de génies. Je suis très dubitatif, car le foisonnement de nouveautés qui nous entoure forme une sorte de carcan mou de conventions et d'uniformité. Et ce n'est pas du tout la manière d'être et de penser du génie qui déteste la norme. * Super cerveaux, des génies aux surdoués, de Robert Clarke. Editions PUF.

Stirésius

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