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Les antibactériens : la menace de l'invisible

Notre cohabitation avec les bactéries battrait-elle de l'aile ? L'arrivée d'une kyrielle de produits antibactériens laisse penser que la bataille est engagée. Simple phénomène de mode ou véritable tendance de fond. Que signifie cette phobie des bactéries, alors qu'à peine 3 % des milliers d'espèces identifiées sont pathogènes ?

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Avec une culture hygiéniste parfaitement intégrée aux moeurs, les Américains sont les premiers à avoir diabolisé les bactéries. Savons, déodorants, crèmes ou dentifrices antibactériens existaient avant que les industriels s'attaquent à l'univers de l'entretien domestique. Ce mouvement gagne rapidement l'Europe où les esprits semblent prêts à accueillir cette nouvelle offre. « Le processus décrit par le boom des antibactériens en France est assez classique, explique Brice Auckenthaler du cabinet Experts. Il s'appuie sur le réveil d'une peur collective latente, en l'occurrence la peur des microbes. Dans ce cas précis, elle est déclenchée principalement par les crises alimentaires, mais aussi par les problèmes de pollution ou la recrudescence des allergies. Une fois l'angoisse amorcée, il suffit de créer le besoin et, pour le combler, d'attirer le consommateur vers une catégorie de produits novateurs qui le soulageront. » D'un côté, les scandales alimentaires se multiplient, de l'autre les certifications, labels et garanties en tout genre foisonnent, tandis que les experts nous affirment que le contenu de notre assiette n'a jamais été aussi sûr. En revanche, médias, industriels et scientifiques confondus s'accordent sur un point : il faut renforcer l'hygiène domestique pour lutter contre les bactéries.

Des produits pour rassurer


C'est dans ce contexte qu'au printemps 1998, Colgate Palmolive innove avec deux liquides vaisselle antibactériens aux marques Paix Excel et Palmolive. Parallèlement, Lever corrige sa copie sur Sun Doses, produit destiné aux lave-vaisselle. Dorénavant, la formule inclut des agents bactéricides et le nouveau slogan met l'accent sur l'hygiène absolue comme critère d'achat. Mais le grand tournant s'amorcera, un an plus tard, avec les lancements quasi simultanés des nettoyants ménagers bactéricides Carolin (Solitaire), Ajax (Colgate Palmolive), M. Propre (Procter et Gamble) et Domestos (Lever). Tous les mastodontes du marché sont sur les rangs, talonnés de près par les références des distributeurs, et tout s'accélère. « En tant que pionnier des liquides ménagers antibactériens avec Carolin, nous pensions avoir un répit plus long, souligne Marc Merpillat, chef de produit sur la marque. Or, nous n'avons pas eu le temps d'installer le produit et son positionnement face à la force de frappe des concurrents. » L'offensive gagne l'ensemble des segments avec les éponges, serpillières et chiffons antibactériens de Spontex bientôt suivi par le concurrent Veleda. Dans la foulée, Procter & Gamble lance la lessive Ariel Hygiène Antibac et Fébrèze antibactérien. Ce dernier supprime toujours les odeurs sur les textiles mais, en plus, il les débarrasse des microbes sans nettoyage ! En moins d'un an, la brèche ouverte par les antibactériens ressemble à un boulevard. Cette montée en puissance dépasse à coup sûr l'effet de mode. Elle reflète plutôt une société inquiète où la volonté de maîtrise sur le vivant atteint un paroxysme. De là à penser que ces produits font l'unanimité, il y a un grand pas, seuls deux acheteurs français sur dix utilisent un antibactérien. Plusieurs raisons expliquent cette résistance. La première, c'est le bon sens du consommateur. Il nous rappelle avec pertinence qu'aucun produit antibactérien ne remplacera jamais, ni la pratique des règles d'hygiène élémentaires, ni malheureusement les corvées ménagères. De la même manière, il pondère les discours alarmistes qui amalgament bonnes et mauvaises bactéries et tentent de nous faire croire que toutes sont malfaisantes. L'homme côtoie les bactéries depuis son origine, elles renforcent nos défenses immunitaires. Leur destruction complète signifierait la fin de la vie même. C'est peut-être ce type de raisonnement qui distingue le consommateur français, plus prompt à déclencher la polémique, de son homologue américain. Tous les pays développés partagent la même peur du microbe et de la maladie. Seulement, le latin, n'a pas encore transformé cette peur élémentaire en psychose qui le condamnerait à lutter sans répit contre la moindre des salissures porteuses d'horribles germes invisibles. La perplexité du consommateur marque plutôt sa défense contre l'image que nous renvoient les antibactériens d'un monde lisse, sans défaut, politiquement correct.

Clivages culturels entre le Nord et le Sud


La deuxième résistance tient à l'ambiguïté des discours étayant le bien-fondé de ces nouveaux produits. Présentés comme une innovation technologique, les antibactériens tuent généralement 99, 999 % des bactéries parmi les plus courantes dans la maison. Forte de ce bénéfice, une marque mettra en avant la mention bactéricide tandis qu'une deuxième emploiera le terme antibactérien avec des arguments contradictoires de part et d'autre. Autre équivoque : tel fabricant garantit l'efficacité de sa formule sur une durée de douze heures, tel autre jusqu'à vingt-quatre, alors qu'un troisième garde le silence. Cette dernière tactique semble la plus avisée, sachant que chacun de nos gestes génère des bactéries, autant quitter sa maison sur le champ sous peine de prolifération immédiate. Tout aussi difficile est d'y voir clair dans le dédale de la normalisation. Les fabricants n'étant pas contraints de se soumettre à la norme libellée par l'Afnor, certains s'y conforment, d'autres élaborent des normes maison ou se référent à la législation américaine, ce qui finit par poser question sur la validité des tests malgré la surenchère d'expertises. La troisième résistance est la conséquence directe des clivages culturels entre les pays du Nord et ceux du Sud, notamment dans leurs pratiques ménagères. Alors que les pays anglo-saxons sont, par tradition, relativement insensibles aux vertus de l'eau de Javel, les Européens du Sud en font la championne toute catégorie de la désinfection. En France, on la trouve dans les placards de trois foyers sur quatre. La concurrence que lui livrent les antibactériens s'avère donc subtile et joue prudemment la complémentarité. « Notre extension de gamme ne se substitue pas à notre offre de base, précise Patrice Fleau, chef de groupe Spontex. Cette nouvelle offre génère du chiffre d'affaire additionnel sans marcher sur les plates-bandes de nos produits classiques résistants à l'eau de Javel. » Dans le même esprit, Lever a choisi de relever le défi par le biais d'une communication à visée pédagogique. « Nous avons diffusé un publireportage avec des conseils pratiques d'hygiène pour la cuisine et la salle de bains. La marque y est présentée et nous insistons sur la complémentarité d'usage entre nos références à base d'eau de Javel et les lingettes bactéricides », ajoute Nicolas Liabeuf, chef de groupe Domestos.

Les bonnes recettes


« Les maniaques du ménage, les foyers avec enfants et/ou animaux sont ralliés, analyse Brice Auckenthaler. Il faut maintenant élargir ce noyau dur. Tout l'enjeu des fabricants consiste à conquérir d'autres strates de consommateurs. » Et pourquoi pas les utilisateurs d'eau de Javel ! Malgré sa position dominante sur le marché de la désinfection, cette dernière subit une légère érosion de sa consommation qui tient pour beaucoup à des inconvénients que les antibactériens ont su habilement détourner à leur profit. Evolution des mentalités oblige, le produit de nos grands-mères est aujourd'hui ressenti comme dangereux, agressif pour l'environnement, sujet auquel les jeunes générations sont de plus en plus sensibles. « Dans l'esprit du consommateur, c'est un peu comme si l'on comparait l'eau de Javel à la bombe atomique et l'antibactérien à la bombe à neutrons à portée maîtrisée ! », souligne Marc Merpillat. Et pour cause, l'eau de Javel cumule des propriétés bactéricide, virucide, fongicide bref, elle détruit tout sur son passage. La contrepartie de cette performance impose moult précautions notamment dans l'entretien du linge. Procter & Gamble a su en faire un argument irréfutable en faveur d'Ariel Hygiène antibac. La formule de cette poudre de lavage élimine les bactéries dès 30° là, où les cycles à haute température et l'eau de Javel étaient indispensables et rendaient délicate la désinfection des lainages, des couleurs et des synthétiques. Dernier attribut à mettre au crédit des antibactériens : leur formule chimique n'ayant pas d'odeur caractéristique, les fabricants peuvent lui adjoindre des parfums et séduire des consommateurs que l'odeur de l'eau de Javel rebute. A contrario, de nombreux utilisateurs d'eau de Javel attribuent à son odeur la preuve de son efficacité. Est-ce pour cette raison que les packagings de M. Propre antibactérien et d'Ariel hygiène antibac portent le logo de l'Institut Pasteur ? Dans ce cas, la perte d'une odeur qui n'est plus là pour garantir le résultat serait-elle compensée par la caution scientifique certifiant un bénéfice non visible ? Avec un taux de pénétration de dix-huit points, l'antibactérien bénéficie encore d'une importante marge de progression sur le marché français de l'entretien. Au-delà, la déferlante des antibactériens dépasse aujourd'hui ce seul domaine. Les vêtements, layette, collants, chaussettes et autres textiles d'ameublement sont à leur tour touchés par ce phénomène de société qui loin de d'essouffler, se nourrit grassement des tendances annexes. A l'instar des antibactériens, la poussée des produits santé, alicaments en tête, joue sur la même peur de l'invisible. Restent à la marge, les indifférents, les sceptiques ou les contestataires, tous peu enclins à vivre dans l'image d'un monde aseptisé et hyper sécurisé dont la seule fantaisie consisterait à sentir le frais.

Le point de vue d'un spécialiste de l'hygiène



Docteur Fabien Squinazi, directeur du Laboratoire d'Hygiène de la Ville de Paris


« L'émergence des antibactériens dans le domaine de l'entretien ménager, puisque c'est là que l'offre est la plus étendue, suscite deux questions. D'abord, a-t-on besoin de produits plus efficaces ? Ensuite, jusqu'où une utilisation plus large d'antibactériens peut-elle entraîner un bouleversement de la flore bactérienne ? Ma réponse à la première interrogation peut laisser perplexe, mais je ne suis pas convaincu de la performance de ces produits. Ajouter une formule antibactérienne à un détergent classique ne me paraît pas opportun, puisqu'un nettoyage soigneux et régulier suffit à détruire la plupart des bactéries en plus des salissures. Leur action n'est pas réellement prouvée malgré les tests effectués en laboratoire. Il faut bien savoir que les résultats obtenus in vitro, c'est-à-dire dans un tube à essai, ont peu de chose à voir avec la réalité des surfaces qu'on rencontre dans une maison. La transposition aberrante entre l'hygiène en milieu hospitalier, dont l'écosystème est très particulier, et l'hygiène domestique provoque une confusion dans l'esprit du public entre les bactéries inoffensives et la bactérie pathogène. Par contre, il faut reconnaître aux antibactériens une vraie utilité en cas de maladie, quand des germes pathogènes circulent dans la maison, en particulier la gastro-entérite, qui demande une hygiène renforcée. Mais je le rappelle l'hygiène c'est avant tout le nettoyage et, bien sûr, un lavage des mains correct et régulier. La publicité faite pour les antibactériens monte en épingle la phobie des bactéries en utilisant un discours simpliste. Il vaudrait mieux former le public, agir sur les comportements et insister sur l'éducation des principes d'hygiène de base pour éviter au mieux les contaminations. Sur le deuxième point, j'avoue mon inquiétude, car une utilisation massive de ces produits pourrait déséquilibrer la flore bactérienne humaine et environnementale sans danger et créer des résistances. La destruction incontrôlée des bactéries en renforce d'autres et peut-être pas les plus bénignes. C'est le même problème que posent les antibiotiques, il faut en user à bon escient. Les bactéries se débrouillent très bien entre elles, il faut maintenir leur compétition interne, sous peine de voir se propager de nouvelles espèces microbiennes dont on aura du mal à se débarrasser si un jour elles en venaient à représenter un risque. De plus, même si ces produits sont moins nocifs pour l'environnement que l'eau de Javel, ils n'en restent pas moins des formules chimiques qui se concentrent dans l'air que nous respirons. »

Sacha Iakov

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