Le terroir, un levier marketing réservé aux groupes industriels ?
Friands d'authenticité, les consommateurs ne sont pas à un paradoxe près. Les produits du terroir doivent être estampillés comme tels mais ils doivent également offrir toutes les garanties d'innocuité. Un paradoxe que seuls les grands groupes industriels semblent pouvoir dépasser.
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Le contexte économique de la dernière décennie n'est sans doute pas
étranger à l'essor des produits qui exploitent des valeurs de terroir. Dans une
société qui ne sait pas éviter les phénomènes d'exclusion, l'image ancestrale
de la communauté solidaire qui traverse les épreuves sans abandonner aucun de
ses membres devient une sorte de paradis perdu dans lequel on vivait moins
égoïstement et forcément mieux. Si d'un point de vue sociétal, il semble
difficile de revenir en arrière, la consommation de produits faisant référence
à la tradition peut permettre de s'identifier à ces valeurs. Dès lors, les
années 90 ont vu fleurir des recettes à "l'ancienne" ou "tradition" dans tous
les rayons. Si les industriels ont souvent créé une marque "Nostalgie" ou
"Terroir" sous une ombrelle plus générique, ce sont les distributeurs qui ont
véritablement investi le discours du retour aux sources. "Nos régions ont du
talent" chez Leclerc, "Reflets de France" chez Promodès, le ton est donné. Pour
gagner de la respectabilité et échapper à l'image de "tueurs du petit commerce
et des PME-PMI", les distributeurs se sont mis à promouvoir ceux qu'on pouvait
les accuser de faire disparaître. Le terroir servant ici non seulement à
apporter au consommateur l'authenticité qu'il réclame, mais à asseoir
l'enseigne dans un environnement local, proche du consommateur et donc
fidélisant. Brie de Meaux, Galettes bretonnes, Ravioles de Royans, les
consommateurs sont friands de ces produits qui leur rappellent les vraies
valeurs. Plus surprenant, l'accroche terroir fonctionne aussi sur des produits
les plus inattendus : les chips, la purée en flocons "à l'ancienne" sont
devenus des segments non-marginaux sur leurs marchés. Le succès de ce type de
positionnement peut surprendre par son apparente contradiction, mais il est
facilement compréhensible.
L'effet Canada Dry
Le
consommateur est certes en quête d'authenticité mais sans renoncer à un certain
confort. Oui au terroir donc, mais avec ouverture facile, sachet refermable,
barquette micro-ondable et option snacking ! Le terroir apprivoisé par
l'innovation marketing est donc celui qui est le plus susceptible de faire
recette. Car finalement, à moins d'être un militant bio réfractaire à tout
produit transformé, personne ne peut plus vivre un mode de vie "de terroir"
dans lequel le temps n'a pas la même valeur qu'aujourd'hui. Au-delà de la
recherche d'un terroir sophistiqué, pratique et marketé, le consommateur est
aussi soucieux de la sécurité. Authenticité et tradition ne doivent en aucun
cas signifier risqu... Pourtant les premiers produits exposés à l'éventualité
d'une crise alimentaire sont précisément ceux dont la fabrication est la plus
artisanale. Mais cette authenticité-là, le consommateur n'en veut pas et ne
pardonne aucune défaillance. Dans les récentes affaires de listéria, les
producteurs les plus petits, souvent mono-produits, ont dû mettre la clef sous
la porte, à l'image de Bahier. Si la crise touche un groupe industriel, la
marge de manoeuvre est plus importante. Si la marque Lepetit a souffert d'une
suspicion de listéria, la palette des savoir-faire industriels et marketing
d'un groupe comme Lactalis lui permet de s'éloigner des produits de terroir AOC
non-différenciés en inventant des produits "perçus comme de terroir". Ce type
de produit a tout du produit traditionnel, tout en étant estampillé par une
grande marque, mais n'utilise plus d'ingrédients à risque, comme le lait cru.
"Brin de Paille", par Lanquetot, illustre parfaitement cette nouvelle
génération de produits : présenté sur lit de paille, avec une croûte dorée, il
évoque tout l'imaginaire associé au terroi... mais il est pasteurisé. Le
terroir pouvait passer pour une manne pour les petits producteurs car il
présentait deux avantages majeurs : l'accessibilité, d'une part, tout le monde
peu s'en revendiquer en respectant quelques conditions basiques : produire des
produits provençaux en Provence. La facilité et le faible coût d'exploitation,
d'autre part, tant il fait référence à un imaginaire commun entretenu par de
nombreux acteurs (voyagistes, press...). Cependant, les risques liés à son
exploitation, de l'incident d'hygiène qui pénalise tous les fabricants à une
marée noire qui ternit l'image d'une région, donnent un avantage concurrentiel
aux grands groupes. Seuls ces derniers savent l'apprivoiser et le restituer
avec la sécurité sur laquelle plus aucun consommateur ne veut faire l'impasse.
Le terroir fortement évocateur de petits producteurs est paradoxalement en
train de devenir l'apanage des grands groupes industriels. En effet, ces
derniers maîtrisent mieux les attentes consommateurs et peuvent ajuster leur
stratégie de portefeuille en cas de crise. Les petits peuvent continuer à
survivre en marge, mais gare au moindre acciden...