Le monde arabo-musulman malade de sa sexualité
Anthropologue, docteur en psychanalyse, Malek Chebel est l'auteur d'une oeuvre* aussi considérable que passionnante sur la sexualité dans l'Islam. Sa réflexion permet de porter un autre regard sur la société arabo-musulmane loin des clichés simplistes ressassés par des médias. Elle nous incite aussi à aiguiser notre esprit critique sur la sexualité et la relation homme-femme.
Selon vous, comment les Occidentaux considèrent-ils la culture arabo- musulmane ?
Je dirais qu'ils ne voient pas la culture
réelle mais des images fixes aux deux extrêmes qui datent. Le désert,
l'enturbanné, au travers du cinéma hollywoodien et de Lawrence d'Arabie. Un
Autre à la fois différent mais accessible et proche. C'est le "ce que je vois
de moi en lui" où les Occidentaux se valorisent au travers de l'autre. Mais
c'est aussi l'immigré, l'ouvrier, le terroriste, entre la truelle et le
couteau. Dans tous les cas, ils ignorent cet Islam porteur de raffinement,
créateur de signes et d'intelligence, de beauté et de civilisation, de mots
doux et chuchotés.
Il est certain qu'il peut être difficile d'apprécier l'Islam qui se manifeste par un sexisme ostentatoire que nous Occidentaux, a fortiori à notre époque, avons du mal à accepter.
C'est pourquoi je travaille depuis vingt ans sur le corps et la sexualité. J'ai
voulu conquérir par des mots cet espace clos et interdit de la sexualité. J'ai
été le premier à parler d'homosexualité et de lesbianisme dans les sociétés
arabo-musulmanes. Ce qui m'a valu une mise en quarantaine et coûté ma carrière
universitaire...
Comment se caractérise cette sexualité ?
Elle fonctionne sur un non-dit et sur la peur de la nudité. Elle
est violente avec un sur-moi limité. La sexualité est le reflet d'une société
qui met en jeu plusieurs champs des sciences humaines. Elle nécessite un
déplacement, un recadrage, un reprofilage de la psychanalyse par rapport aux
relations oedipiennes. J'étudie le caractère anachronique de la situation des
femmes. Mais une société qui prône la non-mixité est une culture qui favorise
l'homosexualité d'autant plus lorsque le mariage n'est orienté que sur la
reproduction.
Dire que les deux plus grandes vedettes populaires du monde arabe Oum Kalsoum et Farid el Alatrach étaient homosexuels est encore tabou ?
Evidemment. Le monde arabe ne s'autorise pas la
variabilité sexuelle ce qui est un non sens historique. J'appelle cela le
gonadique. C'est-à-dire l'utilisation par un autocrate de sa sexualité
individuelle pour l'instaurer comme une loi générale. La règle commune se
partage entre l'homme et le prophète. Ce qui n'empêche pas certains de
considérer la Bible, la Torah ou le Coran comme une création humaine et non
comme la parole de Dieu.
Justement, qu'en est-il de la laïcité chez les arabo-musulmans ?
La majorité des musulmans qui vivent en
France sont attachés à la laïcité. Ils considèrent la religion comme une
affaire personnelle. Cette majorité silencieuse n'attend qu'un feu vert pour
l'exprimer.
C'est-à-dire ?
Les laïcs ont peur. Peur de
ces contrôles de l'âme, de l'affectivité, de la liberté que constituent les
religions. A leur famille restée au pays, ils veulent aussi laisser l'illusion
de l'adhésion à la religion. Les opposants aux dictatures sont peu nombreux à
cause d'inhibitions personnelles. Il faut pourtant essayer de combattre en
permanence la tradition misogyne de l'Islam et son cortège de viols, de rapts,
d'excisions, de crimes d'honneur, de mariages forcés. Il faudra aussi pouvoir
dire que le ramadan constitue à la fois un anachronisme et une absurdité
médicale.
Comment considérez-vous ces jeunes de banlieue machistes et violents quand ils ne sont pas violeurs ?
Ils sont déboussolés
et perdus justement face à l'affranchissement des femmes. On leur a appris que
les femmes étaient à leur service. Qu'elles n'étaient qu'un entrecuisse et un
utérus. Ils sont très malades, pris dans le vertige et la confusion. Ils n'ont
pas compris cette dynamique où la femme est du côté du mouvement et l'homme de
l'ordre. Ils ignorent ce qu'est une femme et qu'elle est libre de faire ce
qu'elle veut d'elle-même.
Comment les femmes arabo-musulmanes vont-elles se libérer ?
Il y a beaucoup de résistance à
l'évolution des femmes. Il faut que les hommes soient d'accord et libérés
eux-mêmes, car lorsque l'on est libéré, on est aussi libérateur. Mais bien sûr
les hommes ont du mal à accepter de perdre leurs privilèges domestiques à la
petite semaine.
Quels signes de changement voyez-vous ?
Le Pacs, le souci d'adopter des enfants permettent à chacun de
pouvoir se regarder dans le miroir comme un être pluriel et non univoque, de ne
plus être sexuellement monolingue. Cet enrichissement des comportements est en
train de créer de nouveaux comportements amoureux.
Je suis irritée de voir des femmes en foulard en 2002 à Paris. Ai-je tort?
Les
femmes voilées sont des otages. Leur situation dépend de leur geôlier. Elles
sont sous influence. Il faut les considérer à la lumière de leur histoire
personnelle et collective. Mais se poser la question de savoir si une musulmane
doit imposer son foulard est ridicule. La fille qui veut être musulmane à tout
prix doit rester chez elle et ne voir que des musulmans de l'école à la
boucherie. Si elle veut aller dans la cité laïque, elle en accepte les valeurs.
Ou bien elle accepte d'être considérée comme une étrangère. Mais une société
avance par ses élites. Je regrette que les médias accordent une importance
démesurée à des gens qui ne le méritent pas. Je récuse ces comportements de par
ma citoyenneté. La religion est une affaire privée. C'est folie de revendiquer
son appartenance religieuse dans un état laïc et républicain. * A lire
notamment : L'Esprit de sérail, Le Livre des Séductions, Psychanalyse des Mille
et Une Nuits, Traité du raffinement, aux Editions Payot. Vient de sortir «Le
Sujet en islam», aux Editions du Seuil.