Le marketing est mort. Vive le marketing !
Le marketing doit faire son aggiornamento pour permettre à la marque de redevenir singulière. Aux yeux des consommateurs, des distributeurs et des actionnaires. Jean-Marc Lehu, enseignant et conseil, prévient : sans l'implication directe de la hiérarchie, le marketing risque de ne pas y parvenir.
Je m'abonneDepuis quelques mois, le marketing est annoncé comme mourant. Croyez-vous à cette fin annoncée ?
Jean-Marc Lehu : Tous les ans, depuis une douzaine d'années, et c'est systématique, on nous annonce la fin du
marketing. Alors j'aurais tendance à dire : « Le marketing est mort. Vive le
marketing ! ». Mais comme ceux qui nous annoncent cette mort sont très
lapidaires et très cartésiens dans leur démarche, je le serai tout autant. Ceux
qui annoncent la fin du marketing n'en font pas ou n'ont rien compris au
marketing. En revanche, je donne totalement foi au P-dg de Procter & Gamble,
A. G Laffley, qui, en novembre dernier lors de la convention du groupe, disait
à ses troupes que, si le marketing de masse pouvait encore, dans certains cas,
s'appliquer dans les pays en voie de développement, en revanche, nous devions
impérativement inventer de nouveaux modèles dans nos sociétés développées.
“Inventer de nouveaux modèles marketing”, quand on s'appelle Procter & Gamble,
c'est un signe révélateur. Et, ce qui est essentiel, c'est que ce genre
d'initiative parte d'en haut. Sinon elle n'aboutira jamais. C'est, sans doute,
le seul secret de la réinvention d'un marketing performant et rentable.
Comment le marketing doit-il se réinventer ?
J-ML : Il doit opérer la symbiose du couple performance et rentabilité. Performance, cela
veut dire être capable de se réinventer en permanence, ne plus être prisonnier
des vieux modèles. Un autre élément lié à la performance, et c'est vraiment
une grande frontière à abattre, c'est l'intégration d'un consommateur
partenaire le plus en amont possible dans la séquence d'innovation. Et quand je
dis cela, je ne dis pas “on sait faire, puisque l'on fait une petite étude”.
Non, je dis “partenaire”, c'est-à-dire partie prenante. La performance suppose
aussi qu'une nouvelle alliance stratégique naisse au sein de l'entreprise. Une
alliance entre le marketing et la logistique. Je parle de “logistique” et non
de transport. La logistique, c'est la gestion de tous les flux au sein de
l'entreprise. Si l'on parvient à cette alliance, on s'offre un synchronisme
des actions de l'entreprise. Or, les entreprises ont de bonnes actions
marketing mais, souvent, elles ne sont pas synchronisées, donc pas cohérentes,
pas performantes. C'est la première phase.
Quelle est la seconde ?
J-ML : La rentabilité. Aujourd'hui, la performance ne sera
jamais acceptée si on n'offre pas, en parallèle, une rentabilité. Il va falloir
concentrer les efforts avant de se diversifier. Quand je parle de
“concentration”, je ne parle pas de délestage massif pour plaire aux
actionnaires. Autre élément, les entreprises doivent apprendre à doser en
permanence la recherche et l'intuition. Oui aux études marketing, non à leur
hégémonie. Parce que vous oubliez un point essentiel : tous vos concurrents ont
les mêmes que vous.
Par conséquent, si l'on n'est pas capable d'introduire une
dose d'intuition, cela ne marchera jamais. Un autre point essentiel pour la
rentabilité, et cela va demander une véritable révolution dans certaines
entreprises, c'est d'être beaucoup plus ouvert sur l'extérieur pour dépister la
bonne idée compatible et synergique. Si on veut être rentable, il faut aussi
jouer le jeu du cost control jusqu'au bout, c'est-à-dire qu'il faut, pour
chaque action marketing, suivre et décrypter les raisons ou non du ROI. Il
faudra également, en raison de la volatilité du prix des matières premières,
introduire une écologie interne. En résumé, il nous faut donc entrer dans une
innovation maîtrisée qui devra toujours être privilégiée à la guerre des prix
qui, aujourd'hui, est particulièrement tentante.
Une des grandes découvertes du marketing de ces dix dernières années concerne… le consommateur. Il serait devenu plus intelligent, plus malin…
J-ML : Le consommateur, son évolution, seraient effectivement la grande nouveauté qui
nous impressionne tous (rires). On nous dit que le consommateur moderne devient
plus vigilant, plus difficile, plus informé. Tout cela est faux. Il a toujours
été comme cela. Depuis 40 ans, il cultive son savoir, il commence à être plus
vigilant. Cela fait 40 ans, avec la cristallisation du consumérisme, qu'il se
dit qu'il se passe quelque chose dans la société de consommation, qu'il doit
donc évoluer. Dire que c'est la révolution des années 90 ou la nouveauté des
années 2000, c'est bien mal le connaître. Il existe peut-être une explication
toute simple à cette myopie des entreprises. Dans nos sociétés de consommation
modernes, “Le” consommateur n'existe plus. En revanche, des consommateurs aux
profils extrêmement diversifiés existent sur les différents marchés.
Vous touchez là à une pierre angulaire du marketing : la segmentation. Est-ce bien raisonnable ?
J-ML : Je dis bienvenue aux consommateurs semblables et différents. Pourquoi ? Parce que l'on va
s'apercevoir que les consommateurs consomment le même produit, qu'ils sont
donc semblables dans leur acte de consommation. Mais, si on se pose la question
de savoir qui ils sont vraiment - et sortons un peu des variables socio-démo -,
quels sont leurs centres d'intérêt, leurs activités, leurs habitudes et
attitudes, on va s'apercevoir qu'ils sont très différents. Et là, il va falloir
que le marketing se remette en question.
La segmentation sur des variables
traditionnelles a vécu sur tous les marchés développés. Cela veut dire que,
parmi les consommateurs d'un même produit, vous allez trouver des consommateurs
fondamentalement différents, qui vont se rencontrer et parfois même, plus
grave pour le marketeur, se parler et échanger des informations, alors qu'ils
n'ont pas le même statut social, le même niveau de revenus, la même éducation.
Mais, à un moment donné, ils ont trouvé intéressant, utile et agréable de
consommer le même produit, d'acheter le même service.
Cela veut dire qu'il ne
faut plus aujourd'hui réunir les consommateurs sur la similitude de leurs
profils mais sur celle de leurs intérêts. Car, s'il y a quelque chose de
nouveau, en ce début de XXIe siècle, et c'est la seule chose nouvelle chez le
consommateur, c'est qu'il est plus rapide. Plus rapide pour comprendre et
décoder l'information marketing, plus rapide pour s'informer et comparer sur le
Web, plus rapide pour critiquer et pour contre-attaquer. On ne la lui fait
plus pendant cinq ans, on la lui fait pendant une mini-seconde. Un demi-siècle
de culture marketing et vous pensez qu'il ne reste rien !
Si vous deviez résumer ce qui change dans la relation avec le consommateur, que diriez-vous ?
J-ML : Je dirais tout simplement que c'est le
rythme qui est en train de changer drastiquement. Il y aura des marques qui
proposeront, ou qui essaieront, de donner le tempo ; d'autres, plus nombreuses,
qui le suivront tant bien que mal et enfin celles, plus nombreuses encore, qui
seront rapidement dépassées et qui disparaîtront. Nous sommes en train
d'assister à une évolution structurelle de la nature et des modes de
consommation. Types et rythmes de travail différents, croissance du nombre de
célibataires, évolution de la forme historique de la cellule familiale, prise
de conscience tantôt communautaire, tantôt sociétale et enfin émergence
évidente d'une consommation paradoxale, complexe qui va mêler à la fois le
cognitif et l'affectif dans des proportions variables d'un consommateur à un
autre. Et le problème, si on regarde de l'extérieur deux consommateurs qui vont
acheter le même produit, c'est qu'on ne comprendra pas que l'un le choisit pour
la part cognitive qui le rassure tandis l'autre est satisfait par sa part
affective. Je ne suis pas convaincu que beaucoup de marques ont compris que
l'objectif consiste aujourd'hui à rendre synchrone l'image objective et l'image
subjective de la marque. Pourtant le “marketing mascara”, c'est fini.
L'objectif des marketeurs et des hommes de communication n'est plus d'embellir
le message, mais d'embellir l'entreprise. Parce que le message, ils ne le
maîtrisent plus totalement.
Comment réagir à cette perte de maîtrise ?
J-ML : Il faut imaginer, identifier les vecteurs qui permettront à la marque de ne plus avoir un discours purement mercantile, mais un discours proche du consommateur. Un discours forcément interactif, qui nous
amène au new deal du marketing.
Ce “new deal”, c'est quoi ?
J-ML : Le new deal marketing, ce n'est plus séduire pour
vendre, mais valoriser les atouts de l'entreprise et de sa ou ses marques en
assimilant au mieux les contraintes de l'environnement. Il faut que les
entreprises, comme les individus, prennent conscience d'une chose. L'entreprise
peut être toute petite, sans aucune force, n'avoir ni titre, ni moyen. Mais, si
elle détient l'information, qui est aujourd'hui la principale source de
pouvoir, tout lui est permis. Elle permet au petit Google d'éradiquer
Altavista. C'est l'évolution que le marketing n'a pas comprise. Et c'est là
que se situent les racines du new deal : le pouvoir de l'information. Le
marketing va donc devoir réapprendre à décoder cette information, à la
maîtriser et l'exploiter. C'est tout bête. Le plus important aujourd'hui, ce
n'est pas de s'évertuer à comprendre le consommateur ; c'est pourtant ce qu'on
apprend dans toutes les écoles. Si aujourd'hui, je devais fixer un objectif
majeur au marketing, je dirais tout simplement “faites en sorte qu'en
permanence vous respectiez le consommateur dans tous les sens du terme. Je ne
lui mens pas, je l'écoute, je le satisfait, je le comprends. Je le respecte.
Je ne lui dis pas tout et son contraire. Je lui présente une marque et je reste
fidèle à son positionnement, son identité, sa personnalité. Je ne lui vends
pas des produits dont je sais qu'ils pourraient avoir des effets secondaires.
Je ne lui vante pas les mérites déontologiques et éthiques d'une entreprise
dont je sais pertinemment qu'elle déverse ses déchets en douce.”
Le pouvoir
est dans l'information et cela finira par se savoir et cela détruirera tous les
espoirs qu'on aura mis dans la marque. Ouvrons les yeux, la société de
l'information, on ne l'a pas choisie, elle est là. Aujourd'hui, plus personne
ne parle des NTIC, tout le monde parle des TIC, elles ne sont plus nouvelles,
elles sont entrées dans la société de consommation moderne. Alors, il n'y a pas
de mystère, mais cela impose une chose. Ce n'est pas moi qui le dit, Philip
Kotler, Dipak Jain, Suvit Maesincee l'ont fait avant moi en parlant de
marketing holistique. Un marketing, qui ne serait confié qu'à des niveaux
subalternes, n'a aucun pouvoir. Si, vraiment, on veut donner au marketing
l'opportunité d'être l'outil permettant aux entreprises d'être rentables et
performantes, alors il faut impérieusement qu'une prise en considération soit
faite au plus haut niveau de l'entreprise.
Les présidents issus du marketing demeurent rares…
J-ML : Parce que le marketing a un siècle d'image pas nécessairement positive, d'excès, d'accusations de manipulation du consommateur, d'outils ultimes de persuasion de masse peu coûteux. Résultat, il va falloir revoir cette image, ou bien l'entreprise aura des soucis. Et puis si on regarde bien, cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l'on va donner à la marque une identité propre, qui sera symbole de respect du consommateur. C'est le but que le marketing doit se donner. Une identité spécifique, ce n'est pas quelque chose que tout le monde va copier, ce n'est pas un circuit de distribution que tout le monde va emprunter, ce n'est pas un prix que tout le monde va attaquer. Une identité, c'est à moi. C'est ma représentation, ma personnalité. Je peux alors revendiquer une certaine spécificité par rapport à mes nombreux concurrents.