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Le luxe en quête d'identité

Pour maintenir une image élitiste tout en vendant au plus grand nombre, le luxe doit éviter la banalisation et définir des segmentations gagnantes. Faire vivre des marques anciennes et modernes.

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Si, comme le disait Jules Renard, « le rêve, c'est le luxe de la pensée », le luxe, c'est le rêve de la consommation. Mais c'est aussi le règne de la complexité et de l'abondance. Qu'est- ce que le luxe aujourd'hui ? Surtout quand on considère, comme Anne Beaufumé, directrice associée de Sociovision/Cofremca, « l'extrême  complexification de la relation entre l'offre et la demande. Il existe désormais des typologies différentes de clients, les anciens, les modernes. Les endroits fréquentés sont très différents. L'offre est elle-même de plus en plus diversifiée. Les marques classiques vont vers d'autres segments. Et les gammes ne cessent de s'élargir, soit vers le haut, soit vers le bas. Ce qui fait que, dans un même univers, on peut trouver des niveaux de prix très différents.» Le prix d'entrée d'une boutique de luxe se situe désormais à 50 euros. Et les accessoires représentent la moitié du chiffre d'affaires des marques de luxe de la mode. Un élargissement de périmètre qui pose la question de la définition et des valeurs que véhicule le luxe.

Beaucoup de marques,peu d'élus


Selon une récente étude de Panel on the Web auprès d'un échantillon de 2 000 personnes, il ressort que bien peu de marques symbolisent réellement le luxe pour les Français. «Nous n'avons pas mesuré la notoriété des marques mais leur typicité », explique Philippe Jourdan, P-dg de Panel On the Web. Spontanément, 46 % des Français placent les grandes marques généralistes au sommet de cette Olympe. Au premier rang d'entre elles, Chanel, Dior et Louis Vuitton, des griffes adossées à des groupes et qui ont su développer des stratégies marketing sophistiquées, puissantes et internationales. Suit le secteur automobile, à 25,2 %, avec deux marques de voitures emblématiques, Ferrari et Rolls-Royce, entre lesquelles vient s'intercaler Mercedes. Une surprise pour cette marque dont le confort confère désormais au luxe. Le secteur de la bijouterie/montre/lunetterie tire bien son épingle du jeu, cité par 10,7 % de l'échantillon, avec des marques comme Cartier, Rolex et Van Cleef. En revanche, tous les autres secteurs descendent en dessous de 4 % de réponses spontanées. Même les parfums, qui pourtant font partie de la grande famille du luxe, ne sont pas les plus typiques de cet univers. Comme le constatait Marcel Frydman, président de Marionnaud, lors d'un récent colloque organisé par The French Luxury Marketing Council sur les enjeux de la distribution du luxe, « le parfum est un produit de consommation courante et accessible, dans nos pays du moins. Il permet aux consommatrices d'avoir l'impression de rentrer dans le monde du luxe, mais par la petite porte. » Les marques de luxe semblent donc bel et bien payer en image ce qu'elles ont gagné en chiffre d'affaires. Comment comprendre sinon la faiblesse de Montblanc, Lancel ou de Moët et Chandon.

Accessible, social ou intime ?


D'un point de vue macroéconomique, et si l'on s'en tient à la nomenclature classique du luxe, ce dernier touche aujourd'hui 38 millions de Français acheteurs, toutes marques confondues. Et, là encore, les attentes changent. Autrefois attachés à la fonction de marqueur social du luxe, les Français sont plus sensibles aux valeurs de plaisir et d'hédonisme auxquelles il permet d'accéder. Pour Interdeco, en partenariat avec l'agence Zénith Optimedia, TNS Secodip a réalisé une étude sur la consommation du luxe auprès de 20 000 personnes. L'étude porte sur dix-huit catégories de produits et 380 marques. Le produit le plus acheté après le parfum, qui arrive en tête notamment auprès des femmes, est la boisson. Viennent ensuite la maroquinerie et les accessoires. L'automobile de luxe occupe la base de la pyramide avec 3 % des achats. Trois profils de consommateurs se dessinent. Le profil de ceux qui consomment le “luxe accessible” est assez semblable à celui de la population française. Ils consomment surtout du soin, du parfum et des boissons. Ceux pour qui le “luxe est rare et social” (33 % des femmes, 26 % des femmes) achètent surtout des bijoux, de la maroquinerie, de la mode et des voitures de luxe. Bref, des produits qui ne sont pas accessibles à tout le monde et qui ont une dimension ostentatoire et statutaire. Enfin, pour le profil “le luxe est rare et intime” (10 % des acheteuses et 4 % des Français), les achats concernent des produits pour soi, utilisés dans la sphère du privé, comme la lingerie, les chaussures, le mobilier, les arts de la table.

Bien-être personnel


« Lorsque l'on demande aux consommateurs ce qui caractérise l'univers du luxe, ils citent spontanément l'excitation, la jouissance et le plaisir », explique Philippe Jourdan. Ce qui renvoie à un bénéfice immédiat, de nature émotionnelle, voire physique et individuelle. Viennent ensuite le voyage, le déplacement et le sentiment de liberté spatiale. Une dimension cohérente avec le sentiment que le “vrai” luxe aujourd'hui, c'est aussi avoir du temps, les moyens et les opportunités de voyager et de se déplacer. Enfin, et en troisième lieu, le luxe évoque le rêve, l'imagination et son paroxysme, le fantasme. A nouveau, le luxe est associé à une dimension fondamentale de la liberté humaine. Avec la possibilité de s'évader par le rêve et l'imagination, une dimension qui, d'ailleurs, est souvent mise en œuvre dans les créations publicitaires du secteur. Pour Philippe Jourdan, « il en découle une attitude vis-à-vis des produits de luxe marquée par l'émerveillement, le plaisir et la contemplation, mais aussi par le désir, l'envie et la convoitise, dans une moindre mesure. De l'avis des répondants, l'utilisateur de produits de luxe est soumis à deux motivations : l'être et l'avoir. » Une schyzophrénie ambiante qui ne plaide pas toujours en faveur du luxe.

L'argent n'est plus une “valeur” en soi


Car, la société est aussi porteuse de valeurs potentiellement dangereuses pour cet univers, qui a longtemps incarné l'argent, l'ostentatoire et le statut social. L'argent, par exemple, n'est plus une “valeur” en soi. Ce n'est qu'un moyen. Aujourd'hui, le plaisir réside souvent autant dans le fait d'utiliser que dans celui de posséder. Les notions d'éthique, d'humanisme, d'écologique sont des valeurs montantes. « Depuis dix ans, on constate un changement de paradigme, explique Anne Beaufumé. Et il est possible que l'on assiste très vite à une bascule dans les critères d'évaluation des entreprises et des marques, en se fondant plus sur leurs valeurs, leur éthique que sur ce qu'elles produisent globalement dans cet univers en pleine mutation. Le schéma porteur pour le luxe, où le travail, l'argent et la consommation sont intimement liés, évolue. Le travail perd du terrain. Les valeurs à la hausse sont la convivialité, l'échange et les “temps vides”. » Sociovision/Cofremca a réalisé une étude sur une population à haut revenu, qui permet de mieux comprendre son comportement à l'égard du luxe (voir également à ce sujet, l'étude FCA d'Ipsos Médias, en p. 33). L'argent, s'il assimile à un groupe social, est rejeté. Ce qui prime, c'est le besoin d'être soi même, de se développer, de se cultiver, de grandir. Cette population a une hantise du conformisme, d'autant plus présente que l'on se situe dans des tranches d'âge plus “actives”, entre 30 et 50 ans. Les plus jeunes sont moins concernés par la peur du conformisme. On assiste également au déclin de la motivation du “paraître”. Ce qui n'exclut pas une volonté manifeste d'esthétisation de la vie. La population à haut revenu cite rarement des marques, mais plus volontiers l'achat d'un objet unique, d'une œuvre d'art. Enfin, compte tenu de son l'exigence d'évolution personnelle et face à des vies qui restent assez cadrées, l'apparition de frustrations est fréquente. D'où un certain besoin “d'appels d'air”. D'où une population qui va être motivée par des coups de tête, le besoin de sensation d'imprévu, de liberté, de doux, de moelleux, de facile…

Art de vivre et distribution


Pour le luxe, cela signifie que, non seulement les produits doivent répondre à ces attentes, mais aussi que les lieux d'achat doivent coïncider à ces aspirations. « On sent bien l'importance de la notion de rareté, par opposition au “mass”, déclare Anne Beaufumé. Et il est bien clair que les modes de distribution peuvent contribuer à cette notion de rareté ou, à l'inverse, à l'impression de “mass.” Les gens que nous avons rencontrés sont, par exemple, clients des brocantes. Leur définition du luxe n'est donc pas purement économique. C'est ce qui a trait à l'exception, à la discrétion, au savoir-faire. C'est aussi du temps volé dans un bel endroit. Ils sont très attachés à la notion de service.» Pour un restaurant, un hôtel, le luxe, c'est la qualité du service, le souci du détail ou tout simplement l'espace. « La notion de luxe, du moins en Europe, s'élargit donc progressivement à celle d'art de vivre, plus floue, plus qualitative et plus large que par le passé, ajoute Anne Beaufumé. Les clients attendent que le luxe innove et imagine d'autres formats, leur permette de s'évader, de se faire du bien.» Ce n'est pas la marque Kenzo qui la démentira, elle qui a ouvert, en juin dernier, dans un ancien immeuble de la Samaritaine, la Bulle Kenzo. Ce nouvel espace “bien-être” permet de découvrir une sélection d'objets de beauté, tous plus fous les uns que les autres, d'essayer des parfums à l'odeur de couleur (!). Jusqu'à ce gratte-tête magique, façon fouet de cuisine désarticulé... Les clientes peuvent aussi tester tous les produits de la gamme Kenzo Ki, aux odeurs de gingembre, lotus, riz et bambou, et surtout pénétrer l'un des deux “œufs” zen ou disco, cabines où sont prodigués des massages uniques dont “Les variations tactiles et climatiques”, à 100 euros l'heure, où l'on alterne des sensations de chaud et de froid sur tout le corps. Nous sommes très loin des années 1960 où luxe rimait avec standing. Selon une logique quantifiable d'imitation. Chaque marque doit se confronter à la nécessité d'innover. Mais sans se cantonner sur un seul élément du mix. Le luxe doit s'exprimer dans toutes les dimensions de la marque, du produit en passant par la communication, les lieux et les services. En se démultipliant, le luxe s'est astreint, paradoxalement, à devenir plus global. Dure loi du marketing.

Les hommes aussi


Ils sont 59 %, âgés de 18 à 50 ans, à déclarer aimer le luxe, selon le premier baromètre “Les hommes et le luxe” (1) sur les modes de consommation et les marques de luxe préférées, lancé par l'institut OpinionWay et le magazine Monsieur. Une centaine de marques ont été étudiées (vêtements ville/sportswear, montres, bagages, produits cosmétiques, chaussures). Pour cette première vague, on observe que 39 % des acheteurs de produits de luxe sont de CSP A, 23 % des Parisiens, 24 % des bac + 5 et 15 % des homosexuels. L'étude est révélatrice du poids considérable des soldes dans les pratiques d'achat (62 % des consommateurs de luxe) et de la “féminisation” des pratiques (57 % des acheteurs de produits de luxe se disent prêts à suivre un régime, 45 % à suivre les conseils d'un “relooker” et 45 % à porter des bijoux). (1) Echantillon de 1 975 hommes de 18 à 50 ans, interrogés en ligne du 7 au 14 mars 2003, avec identification de trois segments (high, medium, low) et une étude ethno-visuelle, menée auprès de 8 clients interrogés et filmés en sortie de boutiques de luxe.

« Redonner de la valeur aux marques de luxe »


MM Quelles ont été, selon vous, les grandes évolutions du marché du luxe ces dernières années ? ST Le marché du luxe a subi trois profonds changements au cours des deux dernières décennies. Jusqu'aux années 80, le luxe avait une valeur d'image car considéré comme un signe d'identité sociale. Il était conventionnel et statutaire par son caractère exclusif, patrimonial et sa dimension de pérennité. Dans les années 80-90, sous l'impulsion du libéralisme économique et moral, de l'émergence de nouvelles classes moyennes, de nouvelles élites économiques guidées par les modèles de réussite individuelle, le luxe devient un attribut ostentatoire de réussite. Et les objets de luxe passent de symbole statutaire à celui d'accessoires de mode. Depuis 2001, l'affaiblissement de la croissance occidentale et la fragilité du contexte politique mondial révèlent un profond sentiment d'insécurité. Dans ce climat anxiogène, le consommateur aspire au bien-être, à des valeurs de sécurité, de préservation et de réalisation de soi. Le luxe est devenu un support du bien-être personnel et s'ouvre à l'ensemble des sphères qui lui permettent de l'atteindre. MM Les marques de luxe en sont-elles fragilisées ? ST Après avoir été dominé par les grandes maisons de luxe traditionnelles, fortement évocatrices de rêve et de magie, le marché s'est développé sous l'impulsion d'une multitude de nouvelles marques. Et avec elles de nouvelles stratégies, en rupture totale avec les précédentes, puisqu'elles faisaient appel aux outils du marketing de masse. La segmentation de l'offre s'est profondément modifiée avec un élargissement sur le milieu de gamme, plus accessible et à forte valeur d'image. Cela pose la question de la pertinence et la légitimité du luxe. MM Y-a-t-il une stratégie gagnante pour les marques de luxe ? ST Le besoin de sécurisation se traduit par la recherche d'intemporalité. Le consommateur retourne vers des marques sûres et une offre haut de gamme dont la valeur et le prestige sont garantis. Les marques doivent réviser leur stratégie et affirmer leur “distinctivité” et leur pertinence. Elles doivent également rehausser leur image à travers leur socle identitaire, leur réseau de distribution, leur stratégie de communication et leur offre. MM Quelles sont les évolutions probables pour les fabricants? ST Les marques les plus puissantes, indépendantes ou adossées à des groupes, semblent les mieux armées. Avec, en conséquence, un risque d'appauvrissement de la créativité et une uniformisation de l'offre, comme ce fut le cas pour l'automobile. En contrepartie, les “niches”, à forte valeur créative et innovatrice, continueront de trouver leur place. MM Le luxe peut-il espérer conquérir d'autres cibles ? ST Les jeunes restent une cible de conquête. Ils attendent une différenciation objective et pertinente des marques du luxe pour pouvoir découvrir ou redécouvrir leurs fondements et comprendre leur légitimité. Les seniors, quant à eux, notamment les “Masters” de 50-60 ans, sont avides de nouveautés et recherchent à la fois la qualité de vie et l'épanouissement personnel. Ils sont aisés et veulent en profiter. C'est indéniablement une cible potentielle. Propos recueillis par A. M * “Etude exploratoire sur le luxe en Chine” et “Le marché de l'horlogerie et de la joaillerie de luxe - Tendances 2003/204”, pour le Forum de Bâle.

Chine : un marché émergent de près de 14 millions de consommateurs !


l La Chine, avec ses 1,4 milliard d'habitants, son taux de croissance de 8 %, pourrait s'avérer être le nouvel Eldorado du luxe. On estime à 1 % de la population chinoise, le taux d'individus ayant les moyens d'accéder aux produits de luxe, ce qui représente un marché émergent de près de 14 millions de consommateurs ! L'étude qualitative en souscription réalisée par Ipsos, “Le Luxe en Chine” (1), montre l'émergence d'une nouvelle élite chinoise avec un système de valeurs plus individuel que la tradition collective du pays. En eux se combinent les valeurs traditionnelles chinoises et les valeurs “modernes” occidentales : principes de plaisir de désir et d'expérience en conflit avec les valeurs de droit, d'utilité et de devoir, modèle aspirationnel occidental de performance et d'accumulation des biens en résonance avec le modèle chinois fondé sur le pouvoir, le savoir et la richesse ; représentations symboliques occidentales en miroir avec les symboles et les signes de la culture traditionnelle chinoise. La nouvelle élite chinoise est en quête “d'instinctivité”, de légitimation et d'assurance de sa permanence, ce qui la rapproche des standards de l'élite occidentale. Pour elle, le luxe est un moyen de s'affranchir en se libérant des contraintes de la tradition et de l'éducation chinoises. (1) étude réalisée à Shanghai et Pékin. Groupes qualitatifs auprès de clients chinois du luxe, interviews sur les points de vente et responsables de points de vente en horlogerie et joaillerie de luxe.

Isabel Gutierrez et Anika Michalowska

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