Le commerce équitable ou l'utopie réaliste
Trêve de misérabilisme et de générosité de dame patronnesse, Max Havelaar, organisme de labellisation de produits alimentaires équitables, entraîne industriels, distributeurs et consommateurs sur la voie du commerce vertueux. Directeur de la plate-forme française de l'organisme, Victor Ferreira parle d'une démarche où tout le monde est gagnant. Ou quand les utopies deviennent peu à peu réalité.
Est-il exact que le café labellisé Max Havelaar est désormais l'un des plus vendus chez Monoprix ?
Oui, c'est l'une des
meilleures ventes après Carte Noire. Nous sommes arrivés en France en 1998. Les
premières enseignes qui nous ont référencé ont été Monoprix, puis Auchan en
1999, le reste a suivi. Aujourd'hui, nous sommes présents dans 70 % des
supermarchés et 30 % des hypers. Mais la plupart des enseignes se sont
engagées, hormis Intermarché, Franprix et Champion. Chez Système U, les
produits seront en magasin dans un mois. Nous visons 50 % des supermarchés
d'ici à la fin de l'année, et nous espérons que, dans le courant de l'année,
Intermarché va s'engager. Le fait d'avoir une notoriété faible ne facilite pas
la mise en rayon. Mais, dès que le produit y est, les gens sont surpris car les
ventes sont supérieures à ce qu'ils pensaient.
Qu'est-ce que cela représente en volume ?
Nous avons fini à 0,3 % du marché en 2000 et nous visons 1 %. C'est-à-dire 1
500 à 1 600 tonnes pour la fin de cette année. C'est déjà une évolution
importante, mais c'est la fourchette basse par rapport à ce qui se passe au
plan international puisque, ailleurs, nous sommes entre 1 et 7 % pour le café.
Préparez-vous une nouvelle campagne publicitaire ?
Ce
sont d'abord les réseaux qui diffusent l'information : les associations, les
bénévoles qui font des animations au plan local. Mais nous allons refaire une
campagne deux fois plus importante que la première, pour viser cette fois 35 à
40 millions de contacts pendant la Quinzaine du commerce équitable, du 27 avril
au 13 mai prochains. Ce sera la première fois que l'on parlera autant du
commerce équitable. Ce sera aussi l'occasion de lancer le thé. Il y a 7
produits labellisés sur cette filière. Pour le thé, nous serons dans beaucoup
de magasins biologiques et aussi dans les Monoprix. Nous comptons lancer
ensuite le chocolat et le jus d'orange à l'automne 2001 et, là aussi, nous
espérons que les enseignes suivront Monoprix. En termes de chiffre d'affaires,
nous devrions passer d'environ 40 millions de francs en 2000 à un minimum de
150 MF en 2001. C'est encore très peu, mais c'est une étape importante. 150 MF
n'étant pas le chiffre d'affaires de Max Havelaar, mais celui des produits
achetés par les consommateurs.
Quel est le niveau de notoriété du label en France ?
Une étude Ipsos d'octobre 2000 estime celle du
commerce équitable à 9 %. Nous prévoyons une enquête après l'action de la
Quinzaine du commerce équitable et j'espère que nous atteindrons 10 à 15 %.
Pour Max Havelaar, il faudrait faire une étude spécifique.
Que représente le commerce équitable dans les pays où sa notoriété est beaucoup plus forte ?
En Suisse, le plus avancé en chiffre d'affaires, les
ventes de café représentent 16 % du marché, le jus d'orange est à 8 %, le miel
à 10 % et les bananes à 20 %. Dans ce pays, c'est une lame de fond comparable à
celle du bio il y a 10 ans. Nous avons depuis plusieurs années des espaces
commerce équitable dans les magasins. En France, nous avons seulement deux à
trois produits en linéaire. On confond encore marque de café et label parce
que, dans la plupart des magasins, nous n'avons qu'un seul produit. Seul
Monoprix a une gamme de quatre cafés, ce qui permet de bien visualiser que Max
Havelaar n'est pas une marque mais un label qu'on peut avoir sur des cafés de
marques différentes.
Quelles sont les réactions des enseignes ?
Les gens sont surpris par des ventes toujours supérieures aux
prévisions. On le voit au plan national, mais c'est encore plus marquant au
plan local. Une centaine de groupes de bénévoles y font des animations, des
dégustations. Les gens sont surpris par l'impact des bénévoles sur le public,
qui lui-même est surpris par la démarche. Le résultat de ce type d'actions est
supérieur à ce qu'ils ont l'habitude de voir. Cela prouve que lorsque les
consommateurs sont informés, ils sont sensibles et prêts à acheter. Une étude
d'Ipsos montre que 70 % des personnes seraient prêtes à payer plus cher des
produits du commerce équitable. Ce sont des déclarations d'intention, ce n'est
pas la réalité. Par contre, il est clair qu'informés, les gens ont envie de
faire de leur acte d'achat, un choix de société et ce, sur le long terme.
Cela les incite-t-il à demander d'autres produits ?
Ils
ne savent pas qu'il y en a d'autres. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est
convaincre les enseignes de se lancer dans la distribution d'autres produits.
Monoprix va lancer un deuxième café à marque distributeur labellisé Max
Havelaar. Si ce n'était qu'une B.A, il ne le ferait pas. Il faut que les
résultats économiques suivent. Monoprix a fait ce chemin, cette vérification,
et s'est engagé dans une dynamique de lancement de plusieurs produits pour le
courant de l'année 2001 et les années à venir. Autre exemple : Leclerc, qui va
sortir sa propre marque distributeur courant avril. C'est donc la deuxième
enseigne après Monoprix qui s'engage sur sa marque. Nous souhaitons que les
autres enseignes - Carrefour, Auchan... - engagent également leur marque.
Une étude, fin 2000, montrait que les Français n'étaient pas très généreux...
L'affaire de l'Arc a pu faire du tort, mais Max
Havelaar doit surtout bien expliquer son fonctionnement. Expliquer d'abord que
ce n'est pas du don mais payer correctement un producteur pour son travail. Il
faut bien faire cette distinction et ensuite donner les garanties de fiabilité
de notre système pour que les consommateurs puissent avoir confiance sur la
façon dont nous travaillons, la façon dont les contrôles sont effectués, pour
être sûrs que, lorsqu'ils achètent ce paquet de café, le producteur a bien reçu
les 126 $ dont nous parlons. Il est important qu'ils puissent être rassurés. Je
ne crois pas que les Français soient moins généreux que d'autres. En ce qui
concerne le commerce équitable, le problème est surtout un manque d'information
et de connaissance. Je suis convaincu que lorsque le taux de notoriété français
aura atteint un niveau proche de celui de nos voisins (60 à 70 % en Suisse, 90
% aux Pays-Bas), les ventes suivront. Nous avons donc un travail à faire pour
améliorer la notoriété. Pas celle d'un logo, mais celle de la démarche du
commerce équitable. Lorsque nous l'aurons fait, ce type d'achats sera peut-être
aussi important qu'aux Pays-Bas, même si, en France, nous avons des freins.
Commerce et solidarité ne vont pas ensemble pour les Français et dans le milieu
catholique en général.
Quels sont vos objectifs ?
Les
trois objectifs de Max Havelaar sont le développement des pays du Sud par
l'accès aux marchés européens. Aujourd'hui, 700 000 familles bénéficient du
système. Mais aussi de sensibiliser les consommateurs à la relation Nord/Sud et
leur proposer une façon concrète d'agir face au sentiment d'impuissance que
procure la mondialisation. Le troisième objectif est de continuer à modifier
les règles du commerce international en incitant les enseignes et les
industriels à s'engager dans un nouveau mode de relations avec leurs
fournisseurs du Sud. Si, demain, nous parvenons à ce qu'une multinationale
s'engage avec nous, ce sera une grande réussite. Et ce sera une réussite encore
plus grande lorsque nous sortirons du marché de niches. Non seulement en termes
de vente, mais aussi en termes de modalités de réflexion dans la tête des
acheteurs et des dirigeants d'entreprises. C'est une utopie, mais il y a des
utopies qui peuvent devenir réalistes dans un laps de temps à déterminer.
Que répondez-vous aux obsédés du néo-libéralisme par rapport au fait que votre action est basée sur du bénévolat ?
Aujourd'hui, nous
sommes au début de quelque chose. Dans le lancement d'une nouvelle démarche,
nous avons besoin de bénévoles, tout simplement parce que nous n'avons pas de
moyens de communiquer. Et puis, c'est très ancré dans la logique des ONG.
Demain, si cela se développe, les bénévoles feront autre chose. Il faut bien
distinguer le côté commercial et le côté information et sensibilisation. Mais,
de plus en plus, avec le développement du commerce équitable, l'action de Max
Havelaar sera surtout centrée sur de la communication plus traditionnelle. Même
si, bien entendu, ça ne sera jamais des publicités à plusieurs millions de
francs avant le 20 heures.
Est-ce que les gens se posent la question de la qualité du produit lui-même ?
Notre charte inclut
des éléments sur la qualité et la préservation de l'environnement, par exemple.
Pour l'instant, nous communiquons peu là-dessus parce que le label n'est pas
une garantie de qualité. Le café peut être bon et le torréfacteur faire du
mauvais café. Ce que nous savons, c'est que la plupart des cafés sont plutôt de
haute ou très haute gamme. Vu le prix de la matière première, on ne va pas en
faire du mauvais café. L'important est de dire "Goûtez-le et vous verrez qu'il
est de qualité". Le principe vis-à-vis des entreprises est comparable à celui
vis-à-vis des consommateurs. Si l'entreprise ne gagne pas d'argent avec le
système Max Havelaar, cela ne dure pas. Même chose avec le consommateur. S'il
n'aime pas le café, il en achètera une fois mais pas deux. La question de la
qualité, nous y tenons. Mais nous sommes un label de qualité sociale, pas un
label de qualité tout court. Du point de vue strictement juridique, la
différence est très importante. Parce que si l'on était un label de qualité, on
n'aurait pas le droit de s'appeler "label" dans les produits
agroalimentaires.
Peut-on parler d'un marketing du commerce équitable et du don en France ?
Par rapport à ce dernier, nous
nous positionnons de façon très différente. Pour faire simple, nous sommes loin
de l'image de l'enfant au ventre ballonné qui dit "Grâce à vous, tout va
changer". Il y a de la culpabilité derrière tout ça. Nous, au contraire, nous
avons une démarche qui est de sortir de ce registre. Un discours décalé parce
que, contrairement au marché du don, nous disons : "Ces gens sont capables de
s'organiser et nous allons payer correctement leur travail". C'est très
différent. Notre but est d'être le plus proche possible de la réalité, qui est
que ces gens ont de grosses difficultés, mais que ce sont des êtres humains qui
ont leur propre dignité. La logique du commerce équitable est de sortir de
l'assistanat. Il est intéressant de savoir que Max Havelaar est parti, en 1986,
d'une démarche de petits producteurs qui en avaient assez d'être assistés et
qui disaient : "C'est bien beau de nous envoyer de l'argent, mais si vous
voulez nous aider, aidez-nous plutôt à vivre décemment". Telle est la logique
de notre travail et ce message est complexe à faire passer. Plus en tous les
cas que de toucher l'émotion et de pousser les gens à faire un chèque de 100
francs.
Si une enseigne collabore avec vous, n'est-ce pas reconnaître que le reste de son offre n'est pas "équitable" ?
J'entends régulièrement cette remarque chez les industriels. Mais notre
démarche n'est pas d'insister sur ce que les autres font mal. Ce n'est pas
parce que l'on vend un produit acheté à des conditions correctes que cela
pointe le doigt sur tout le reste. Au contraire, cela montre que l'entreprise
entre dans un cercle vertueux. C'est comme le bio. Est-ce que, lorsque vous
achetez du bio, vous pensez que le reste est catastrophique ? Non. C'est une
offre.
Quels sont vos arguments pour convaincre distributeurs et industriels ?
Il y a ceux qui disent : "Il y a un côté humain chez
moi et là où je suis, je peux faire avancer les choses". On parle beaucoup
d'entreprises responsables, je n'y crois pas vraiment. Je crois à des gens
citoyens dans les entreprises et qui, dans leur sphère de pouvoir, peuvent
faire avancer les choses dans une démarche de citoyenneté et de responsabilité.
L'autre élément, c'est qu'il faut que ça rapporte. Ensuite, les consommateurs
demandent une traçabilité, pour la vache folle, l'écolo, le bio, mais aussi une
traçabilité sociale. Cela ressort depuis longtemps dans les études. L'avenir,
pour les responsables des entreprises, est de se dire, il y a une demande des
consommateurs, on doit y répondre. Cela ne me dérange pas que l'on me dise "Ce
qui m'intéresse, c'est de gagner de l'argent" parce que l'on peut gagner de
l'argent avec Max Havelaar. Ce n'est pas antinomique.
Faites-vous des projections à long terme sur l'évolution de vos relations avec les petits producteurs ?
Nous pouvons avoir une réflexion économique. Mais la
logique de Max Havelaar est d'être dans le concret d'une situation. Nous ne
sommes pas dans une démarche de théorisation. Le cas échéant, nous serions bien
embêtés. Des gens me disent que nous sommes libéraux parce que nous faisons
confiance aux consommateurs ; d'autres le contraire parce que nous imposons des
règles supplémentaire... On ne rentre pas dans des cases déterminées. La
logique est de dire : dans la mondialisation, le pouvoir économique a pris de
plus en plus de place par rapport au pouvoir politique. A partir du moment où
le pouvoir économique est prédominant, ses acteurs peuvent faire évoluer les
choses, des salariés aux actionnaires en passant par le consommateur.
Biographie
Victor Ferreira a 38 ans. Il est célibataire. Après un BTS Informatique, il s'oriente vers la formation en informatique, puis la formation des cadres. Il sera formateur et responsable de formation de 1984 à 1993, en indépendant ou dans le cadre de l'IEDEP qui aidait à la formation de cadres au chômage. Militant de longue date dans des mouvements associatifs (en banlieue et relatifs aux questions liées au tiers-monde). En 1993, il décide de s'engager professionnellement dans différentes ONG. Se passionne pour la réflexion sur les causes (politiques et économiques), Etudiants et Développement, Agir ici (organisation de lobbying), avant d'arriver en 1998 chez Max Havelaar en tant que directeur.
L'organisation
Créé en 1986, Max Havelaar est un organisme de labellisation qui fait partie du FLO (Fair Trade Limited Organization), organisation qui regroupe tous les labels de commerce équitable. Max Havelaar est implanté dans 17 pays. 700 000 familles de petits producteurs (soit 5 millions de personnes) bénéficient du commerce équitable dans le monde. La plate-forme française a été créée en 1997. Le chiffre d'affaires du commerce équitable en France en 2000 s'élève à 60 millions de francs, dont 40 réalisés via le label Max Havelaar. Voir aussi : www.maxhavelaarfrance.org