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Le bonheur sous pression

Du bonheur, en veux-tu en voilà. Les marques, les médias, la société tout entière déploient le bonheur dans tous les temps de la vie. Or, le bonheur ne se distribue pas en codes-barres. Et l' “avoir” ne fait pas tout. Loin de là…

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Du bonheur, rien que du bonheur, tout le bonheur du monde ! Celui qui n'a pas, à l'occasion des fêtes de fin d'année, reçu ces quelques souhaits devait il y a quelques jours se trouver dans un profond coma. Car voilà, le bonheur est d'actualité. Même s'il s'agit d'une quête éternelle. « En vérité, nous cherchons le bonheur depuis toujours. Le bonheur était au départ le but de la philosophie antique, aime à rappeler Christophe André, médecin psychiatre à l'hôpital Sainte Anne et spécialiste du bonheur. Aujourd'hui, les gens commencent à comprendre que le bonheur n'est pas uniquement le bien-être mais une prise de conscience de son bien-être. » Les publications sur ce thème pullulent en librairie. « Les recettes sur le bonheur font fureur, à coup de best-sellers littéraires, de méthodes concoctées par des groupes ou dans le choix d'un life coach », confirme Monique Large, directrice associée de Dezinéo.

Gilles Lipovetsky, professeur à l'université de Grenoble, surenchérit dans Le bonheur paradoxal (Éditions Gallimard) : « Voici le temps du coaching généralisé et du bonheur mode d'emploi pour tous. » Les illustrations ne manquent pas. Le site de la Fnac comptabilise ainsi près de 900 titres de livres comportant le mot bonheur. Dans leurs spots TV, Orange vante ses offres internet sur fond de paysages de carte postale envahis de fleurs multicolores, Coca-Cola transforme un distributeur de soda en “Happiness Factory”, Kenzo remplit les rues de la ville de coquelicots, Sony Bravia inonde les façades de tours HLM des couleurs de l'arcen- ciel, Calvin Klein a baptisé sa dernière fragrance du doux nom d'Euphoria et les laboratoires Firmenich ont créé Smiley, un parfum aux propriétés euphorisantes… Bref, le bonheur est devenu un modèle économique. Et le pays tout entier aspire au bonheur. Même si chacun vit cette quête à sa manière.

Mirage marchand

Les sondages sont unanimes : les Français estiment nager dans le bonheur. Pourtant, ils sont également les premiers consommateurs d'antidépresseurs au monde… et premiers chercheurs de bonheur. A longueur de journées, Cali se demande sur les ondes C'est quand le bonheur ?. Chanson que les politiques ont vainement essayé de récupérer pour leurs différents meetings. Cherchez l'erreur… Ce bonheur que l'on nous vend dans les rayons des supermarchés, dans les bibliothèques ou sur notre petit écran ne serait-il en réalité que du vent ? Le bonheur semble s'acheter pourtant. On nous le vend en tout cas. Pour Christophe André, auteur de plusieurs ouvrages sur le thème dont Vivre heureux (Odile Jacob) ou plus récemment De l'art du bonheur (L'Iconoclaste), il y a même un mirage marchand.

Dans son livre Vivre Heureux, l'auteur se souvient qu'en septembre 2002, Mercedes vantait déjà sa Classe A sous le slogan “les dimensions idéales du bonheur” et que France Télécom prônait “le bonheur c'est simple comme un coup de fil”. « De toute évidence, les marques ont compris qu'il s'agissait d'une aspiration universelle et d'une motivation puissante », écrit Christophe André. Avant d'ajouter plus loin : « Mais attention de ne pas être des victimes trop faciles : la publicité pèse beaucoup plus sur nous que nous ne l'imaginons. » Au lieu de procurer du bonheur, les marques pourraient donc bien inciter à un malaise. Il n'y a qu'à se pencher sur le best-seller de Frédéric Beigbeder, 99 francs. Le témoignage d'Octave, publicitaire « qui fait rêver des choses que vous n'aurez jamais », rappelle que se servir du bonheur pour vendre n'est pas tout à fait la même chose que vendre du bonheur.

Du bonheur terroriste…

Stéphanie Jolivot, directrice générale adjointe de MediaEdge:CIA, le résume assez bien : « Le bonheur est devenu un modèle économique à part entière et le terrorisme du bonheur déferle sur les sociétés modernes. » En résumé, le bonheur est passé du stade immatériel de la pensée à un statut palpable, étiquetable, monétisable. Il s'affiche partout. Dans les supermarchés, en Une des magazines, dans les publicités, dans les vitrines des agences de voyages… D'ailleurs, ces “bonheurs”-là sont de plus en plus accessibles. Avec les RTT, le temps libre n'a jamais été aussi vaste. Et les possibilités d'achat se sont multipliées : on peut partir en vacances, s'offrir une voiture, s'acheter les meubles du catalogue Ikéa ou même une maison à l'étranger, pour les plus privilégiés Et pourtant… L'homme n'est pas plus heureux qu'hier…

« Cette recherche du bonheur est étanchée en surface par une consommation boulimique d'instants de plaisirs, enivrant les sens, glisse Monique Large. Une série de courtes jouissances compulsives, entrecoupées de périodes de dépression liées au manque, à la solitude, à la délocalisation. » Gilles Lipovetsky constate dans Le bonheur paradoxal : « Les satisfactions vécues sont plus nombreuses que jamais. Mais la joie de vivre piétine ; le bonheur semble toujours aussi inaccessible alors que nous avons, au moins en apparence, davantage d'occasions d'en cueillir les fruits. »

Les marques ont créé des besoins, le consommateur en demande et en achète toujours plus. S'il veut du confort, il l'obtient à coup de carte de crédit. Le problème ne se situe-t-il pas justement dans cette omniprésence de l'“avoir”, qui a transformé le bonheur en une gamme infinie de produits et services à consommer et à posséder ? « La mercantilisation du bonheur ne date pas d'hier », rectifie Christophe André. Pour ce dernier, la rengaine de “l'argent qui ne fait pas le bonheur” n'est pas tout à fait juste. « Comme le disait Jules Renard, puisque l'argent ne fait pas le bonheur, alors rendez-le ! » Avant d'ajouter plus sérieusement : « Le bonheur ne peut arriver que s'il y a un socle matériel minimum. Il faut avoir un toit, un minimum vital. » Les scientifiques auraient étudié la question. Il semble en fait que l'argent augmente le bonheur des plus pauvres, jusqu'à un certain seuil, selon un “effet plateau”.

… au Bonheur National Brut

Un “effet plateau” sur lequel planchent tous les acteurs. Les économistes se sont intéressés à la question. Alan Krueger et Daniel Kahneman, professeurs à l'université américaine de Princeton et co-lauréats du prix Nobel d'économie 2002, ont ainsi proposé de lancer un indice servant à mesurer le bonheur par habitant, parallèlement au calcul du Produit Intérieur Brut. L'idée est née au Bhoutan, petit pays d'Asie de 47 000 km2 situé dans l'Himalaya, où le souverain avait décidé de donner la priorité au Bonheur National Brut. De même, l'économiste britannique Richard Layard avait déclaré dans le quotidien espagnol El Pais à la sortie de son livre Happiness : Lessons from a New Science qu'il était « vraiment navrant de voir ces dirigeants de nations être en compétition pour savoir qui a plus le gros PIB par tête. Ils feraient mieux de se concurrencer pour savoir qui a le pays le plus heureux ».

Plus récemment, la New Economics Foundation (NEF) a publié un “Happy Planet Index”, classant le Vanuatu – pays où les habitants demandent le minimum à leur environnement et ont pour credo de ne pas trop s'en faire dans la vie – au premier rang mondial du bonheur, et les Américains au 150e rang… Gilles Lipovetsky se demande donc si, en consommant trois fois plus d'énergie que dans les années 60, nous sommes pour autant trois fois plus heureux, et constate ainsi que la société ne semble pas plus radieuse qu'avant. La société de l'hyperconsommation et de l'hyperchoix aurait-elle donc tout faux ? Dominique Loreau, auteur de L'Art de la simplicité, va dans ce sens. Pour lui, dans un monde d'excès, simplifier sa vie, c'est l'enrichir.

Et Jean Salem, professeur à La Sorbonne et auteur de l'ouvrage Le bonheur ou l'art d'être heureux par gros temps (Éditions Bordas), vante Maupassant, qui avait résumé dans une de ses nouvelles ce qu'était le bonheur : la simplicité, la plénitude, dans le sens de ne manquer de rien d'essentiel, et la constance. Finalement, la publicité aurait peut-être forgé dans nos esprits une fausse idée de ce qu'est le bonheur. Et la société, à force de nous inculquer que celui-ci est un droit, un devoir même, ne nous aurait-elle pas mis trop la pression ? Stéphanie Jolivot n'en doute pas : « Nous n'avons jamais été aussi pressurés par cette obligation de bonheur. La communication ne nous a jamais autant soumis à cette obligation. »

Alors, sans doute convient-il de relativiser les sondages affirmant que les Français se trouvent heureux, car, comme le souligne Gilles Lipovetsky, « il existe une sorte d'obscénité à dire que l'on n'est pas heureux ». Or, il faudra bien un jour finir par assumer le côté instable du bonheur et accepter sa vraie nature, loin des clichés transmis par les médias. Un “faux bonheur” que Jean Salem décrit dans son dernier ouvrage comme un bonheur “guimauve” : « Une nébuleuse faite de paroles, de parlottes télévisées, de livres imprimés ou de magazines irradie continûment lecteurs et téléspectateurs, écrit-il. Elle les téléporte vers un Disneyland idéologique dans lequel un bonheur presque exclusivement privé fait d'égotisme, d'adrénaline, et accessoirement de sagesse à deux sous, tient le rôle de bouée de sauvetage. »

Et de citer un sondage réalisé auprès de personnalités posant la question de la définition du bonheur et montrant alors la « banalité des réponses », révélant l'absence totale des autres au-delà du cercle familial, l'absence d'actions collectives, et le fait que le bonheur est, pour la plupart, réduit à de simples émotions d'un instant. Jean Salem décrit une génération perdue qui se change les idées en mettant en place « un tout petit monde, doux, lent, sérieux, rustique », « un pays de Cocagne, empli de jolis sentiments et de sucreries moralisatrices ». Le bonheur sera alors « moyen, certes – soigné, ordinaire, gai – mais médiocrement », « un bonheur couci-couça, tranquille et grisonnant, un peu alourdi de Prozac ou de Lexomil ».

Le bonheur est dans le lien

Pour Jean Salem, notre société capitaliste réduit le bonheur à la simple satisfaction de pulsions individuelles : « La Lunaparkisation de grands pans des sociétés développées, la dissolution des êtres humains dans l'animalité festive, les gros et gras bonheurs de la fiesta, l'univers du stroboscope et du synthétiseur, les soirées télévisées confiées à quelques schtroumpfs caritatifs qu'accompagnent des rires enregistrés, la chape de foot qui est tombée sur ce monde de plomb : ce sont là quelques-uns des symptômes les plus “ludiques” et les plus “conviviaux” d'une époque qui finira bien par s'achever. » Gilles Lipovetsky affirme même que « désormais on ne consomme pas seulement des choses, on surconsomme le spectacle hyperbolique du bonheur des personnages célébroïdes ». Le bonheur, tout comme le malheur d'autrui, est devenu un véritable spectacle que les téléspectateurs raffolent consommer aux heures de grande écoute… « La fête n'apparaît plus comme le moment privilégié du rire universel, ajoute Gilles Lipovetsky, c'est dans l'espace privé, devant la télévision que l'individu hypermoderne se montre hilare. »

Triste constat qui semble, en tout cas, mettre le doigt là où ça fait mal : nous sommes leurrés par une idée amoindrie du bonheur, avachie sur elle-même, médiatisée et finalement “à côté de la plaque”. A force de chercher à se payer des petits moments de bonheur, n'en a-t-on pas oublié que le bonheur, c'est aussi créer du lien, “être” et “faire” ? Aussi le bonheur ne se cacherait- il pas dans l'action collective, dans le lien ? Car voilà, rien d'étonnant à trouver du bonheur dans les liens sociaux pour nous autres êtres humains, “animal social”. Il semble, par exemple, selon Christophe André que « le fait de disposer de bonnes compétences sociales, de capacités à communiquer efficacement et agréablement avec les autres soit associé à un état plus important de bienêtre ». Cependant, prévient l'auteur de Vivre Heureux, « les relations entre bonheur et liens sociaux sont complexes car à double sens ». Avant d'analyser : « Être heureux rend les relations sociales plus faciles, des relations sociales agréables rendent aussi heureux. A l'inverse, être malheureux me rend moins sociable et ce manque de nourriture relationnelle me rend moins heureux, etc. »

Pour Jean Salem, c'est évident : « Le petit bonheur dans sa petite voiture, dans sa petite cellule familiale a quelque chose de plus étriqué, de finalement moins joyeux qu'un bonheur qui associe les deux dimensions. Le mieux, c'est d'avoir une vie personnelle riche et heureuse et une cause qui dépasse notre traite de fin de mois à payer ! » Il s'agit donc de regarder plus loin que le bonheur individuel. De s'engager collectivement pour peut-être atteindre un bonheur commun. C'est la crise du bonheur matérialiste, comme l'affirme Gilles Lipovetsky dans Le bonheur paradoxal : « Nous produisons et consommons toujours plus, nous ne sommes pas plus heureux pour autant. Se pourrait-il que la voie empruntée par la civilisation techno-marchande soit une impasse fatale ? Se pourrait-il que le culte moderne d'Homo felix soit l'instrument de notre plus grand malheur ? »

En tout cas, l'Homo felix se fourvoie en ne s'attachant qu'à son petit bonheur présent, au détriment de celui des générations futures. Pour R ! Design Experts, il s'agit donc bien pour le consommateur de passer d'un état d'“avoir” à un état d'“être” en prenant en compte aussi bien les données économiques que politiques, sociales et environnementales. Le bonheur, prévoit l'agence, pourrait bien devenir à l'avenir “le sentiment de parvenir à se libérer véritablement du joug de l'hyperconsommation, à une échelle individuelle et collective”.

Gilles Lipovetsky va également dans ce sens, écrivant que « l'exigence de l'avenir est à l'invention de nouveaux modes d'éducation et de travail permettant aux individus de trouver une identité et des satisfactions ailleurs que dans les paradis passagers de la consommation ». La révolution est en marche : « La mutation à venir sera portée par l'invention de nouveaux buts et sens, de nouvelles perspectives et priorités dans l'existence. Lorsque le bonheur sera moins identifié à la satisfaction du plus grand nombre de besoins et au renouvellement sans borne des objets et des loisirs, le cycle de l'hyperconsommation sera clos. »

Un postulat que partage d'ailleurs Nicolas Hulot dans Le Nouvel Observateur. Selon ce dernier, pour éviter la pénurie et le rationnement, « il nous faut apprendre à vivre avec un peu moins de biens et un peu plus de liens… afin de construire un monde où l'Être n'est pas sacrifié à l'Avoir ». Reste à savoir quand le consommateur sortira de la spirale infernale de sa quête du bonheur… Après tout, il se sentirait bien mieux si on lui laissait le temps et le choix de son bonheur, comme il veut, quand il veut et où il veut. Et n'a nul besoin qu'on lui serve des succédanés de bonheur en barres.

François Rouffiac

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