La réalité embrouillée
De la télévision au mobile, de la console de jeux à l'ordinateur, nous sommes cernés par les écrans, et tiraillés entre notre quotidien et les possibilités infinies de vies virtuelles. A force d'expérimenter plusieurs vies, de recevoir un flux constant d'images, ne risquons-nous pas de confondre réel et virtuel, de ne plus distinguer le vrai du faux? La tentation est grande, en tout cas, de perdre pied avec la réalité.
Je m'abonneOn se souvient tous du canular de la chaîne belge RTBF, en décembre 2006, qui avait annoncé l'indépendance de la Flandre. Cette blague avait alors fait couler beaucoup d'encre. En France, la chaîne Canal Jimmy s'en est inspirée en février dernier en lançant son émission d'information d'anticipation Breaking News, dans laquelle le journaliste Bruce Toussaint annonçait l'arrestation d'Oussama Ben Laden. Un faux documentaire, cette fois-ci présenté comme tel. Reste que le débat est lancé. Ces deux exemples illustrent - avec brio d'ailleurs - la force du petit écran et des images en général pour faire croire à la réalité d'événements totalement inventés! L'exercice est intéressant et révélateur de la fragilité de la frontière entre le réel et l'imaginaire, le vrai et le faux.
A l'ère du tout écran, la limite entre ces deux mondes est mince. «Les écrans sont partout et cela ne fait que commencer», constate Jacques Gautrand, consultant spécialiste des médias et éditeur du site Consulendo.com. Ecrans de télévision, d'ordinateur, de téléphone mobile, de cinéma, de baladeur mp3 ou encore de console de jeu... Nous sommes cernés! Et ce, dès le plus jeune âge. Ainsi, selon le dernier Observatoire Gulli réalisé avec TNS Sofres en mars dernier, il y a, en moyenne, dix écrans dans les foyers avec enfants âgés entre 6 et 11 ans! Et 45% des enfants passent plus de la moitié de leur temps libre devant un écran. Quant à l'étude Consojunior 2008 menée par TNS Media Intelligence, elle met en évidence l'émergence d'une nouvelle catégorie déjeunes, baptisée les «ados techno sapiens», véritables accros aux médias numériques. Ces derniers représenteraient près de 30 % des 11-19 ans.
Près de 25% des ménages ont acheté des jeux vidéo en 2007.
(Source: NPD Group)
L'évasion à portée de main
Pas de doute, notre société de l'image est envahie par les écrans, qui diffusent des événements bien réels mais aussi de pures fictions. Voyager «pour de vrai» dans le métro tout en visionnant sur son lecteur portable un épisode d'une série TV et en recevant, sur son mobile, des flashs infos en temps réel, est devenu possible. Jacques Gautrand observe ainsi que l'on fait une «navette permanente» entre l'univers quotidien trivial et les univers imaginaires. Si l'invention du cinéma a permis de «produire en grande quantité des rêves pour les masses, poursuit le consultant, ce dernier était encore dans le temps du spectacle, c'est-à-dire à heure fixe». En revanche, aujourd'hui, «les images qui viennent à nous sont partout, sur tous les supports, en tout temps et en tout lieu». Résultat, «nous baignons dans cet univers imagé», dans cette «imagine-ère». Le temps du spectacle à heure fixe est dépassé, tout comme la traditionnelle opposition entre réalité et fiction, entre réel et virtuel. Plus besoin de s'enfermer dans une salle obscure pour s'évader. L'évasion est à portée de main.
Aussi, ne devient-il pas de plus en plus difficile de garder les pieds sur terre, de démêler le vrai du faux? En tout cas, nous mélangeons de plus en plus les genres. Pour preuve, le dernier festival de Cannes, qui a fait une large place aux docu-fictions, notamment en attribuant sa Palme d'or au film de Laurent Cantet, Entre les murs. François Bégaudeau, dont le livre autobiographique a inspiré le film, y a d'ailleurs joué son propre rôle. Autre preuve de ce mélange des genres, les éditeurs de jeux vidéo, qui s'escriment à créer des programmes toujours plus réalistes. Ainsi, dans la version 3 des Sims, qui sortira en 2009, le vétéran de l'industrie du jeu vidéo, Electronic Arts, a fait en sorte de rendre les personnages «plus réalistes que jamais»! De même, les mondes virtuels, à l'instar de Second Life, tendent majoritairement à reproduire des schémas similaires à la réalité. D'ailleurs, les plus chanceux y gagnent de l'argent. Or, comme le note Serge Tisseron, psychiatre et auteur du livre Qui a peur des jeux vidéo? (Editions Albin Michel), «la frontière entre le réel et le virtuel s'efface complètement à partir du moment où l'on peut faire de vraies affaires dans le virtuel.» Internet brouille incontestablement les frontières. Le buzz généré par Cardo Systems avec la mise en ligne sur YouTube d'une vidéo - truquée - montrant des téléphones portables «activateurs» de pop-corn, en est une parfaite illustration! «Aujourd'hui, aucune image n'est vraie, aucune image n'est fausse, observe Serge Tisseron. Elles sont toutes des constructions, des témoignages. Elles contiennent une part de document et une part de fiction.»
Le site Pundo3000.com répertorie des produits alimentaires, dont l'image appétissante du packaging n'a rien à voir avec le produit une fois dans l'assiette. A l'inverse, innocent mise sur la naturalité de ses produits.
Des images «gonflées aux pixels»
Pour le philosophe Philippe Quéau, ce brouillage n'est plus un risque, il est déjà une évidence. Qu'on le veuille ou non, il constitue une part croissante de notre quotidien. «Nous sommes entourés de diverses sortes d'écrans, lesquels transmettent différents niveaux de réalité et de fiction, dont il est de plus en plus difficile de faire la part respective, ajoute-t-il. La télé-réalité n'est pas la seule à brouiller notre rapport au réel, c'est aussi le cas de la docu-fiction, du retraitement numérique des archives et de leur hybridation avec des images de synthèse.» Et de citer le film Death of a President de Gabriel Range, simulant l'assassinat de George W. Bush à partir d'archives bien réelles, mais retraitées. Les effets spéciaux sont quasiment indétectables aujourd'hui. Pas facile, dans ces circonstances, de démêler le vrai du faux...
Car les images peuvent être trompeuses. Et ce n'est pas nouveau. Il arrive ainsi d'être déçu du résultat d'un plat tout prêt à réchauffer au four ou au micro-ondes. La comparaison entre le visuel du packaging et le contenu de son assiette peut parfois être très décevante! Serions-nous pris au piège de la «magie Photoshop»? C'est en tout cas ce que suggère The Brand Union, agence nouvellement créée et dirigée par Stéphane Ricou, qui critique les «images packaging survendeuses, super appétentes, généreusement gonflées aux pixels». Il en va de même pour les images télévisées. Edulcorées, elles peuvent donner une apparence trop douce de la réalité. Chocs, elles peuvent au contraire transmettre une vision trop sombre du monde. Il s'agit alors de trouver le juste équilibre et surtout de comparer et de garder un esprit critique face à ce que l'on choisit de nous montrer. Reste qu'à force de voir des images de violence tant dans les reportages télévisés que dans les jeux vidéo ou les films, ne risquons-nous pas tout bonnement de perdre notre sensibilité? L'accoutumance nous guette... «Au final, on assiste à une augmentation de la confusion des esprits, et à une occultation de la violence de la réalité, explique Philippe Quéau. Il y a donc un risque que la violence réelle prenne le pas sur la violence virtuelle. Retrouver notre sensibilité est important, mais il faut aussi retrouver notre esprit critique, notre puissance de reconstruction mentale, d'analyse et de prise de distance par rapport à tout ce qui nous «arrive». Il ne s'agit pas de fuir cette réalité hybride, mais de mieux la comprendre pour ensuite contribuer à la transformer et agir sur elle.»
@ Franck Ferville
Serge Tisseron (psychiatre):
«Le réel, imaginaire et le virtuel restent constamment entremêlés.»
Expérimenter plusieurs vies
Encore faut-il vouloir faire des efforts pour garder un pied dans la réalité, s'évader dans les mondes virtuels pouvant s'avérer tellement tentant. Selon l'équipe de The Brand Union (groupe WPP), «l'homme devient invincible, capable de toutes les audaces dans ce «faux» monde, alors qu'il se trouve coincé dans sa vraie vie et sent que la société lui interdit l'accès à beau coup de choses.» Si on perd une partie, le jeu nous donne une deuxième chance. Ce qui n'est pas vraiment le cas dans la vie! Les mondes virtuels et les jeux vidéo permettent également d'expérimenter plusieurs vies. Si Les Sims ont été vendus à quelque 98 millions d'exemplaires dans le monde, c'est sûrement parce qu'il offre la possibilité aux joueurs de se créer un double idéal, ou encore de faire des choses qu'ils n'oseraient pas faire autrement. Le cabinet d'études Gartner prévoit d'ailleurs que, d'ici à 2011, environ 80% des internautes auront une deuxième vie virtuelle sur le Web, comme sur Second Life par exemple! En attendant, World of Warcraft, le jeu en ligne massivement multijoueurs (MMOG de l'anglais «Massively Multiplayer Online Game») de la société Blizzard Entertainment, a franchi le cap des 10 millions de joueurs en début d'année!
Mathieu Pasteran (Electronic Arts):
«Pourquoi considérer les jeux vidéo comme une addiction et pas comme une passion?»
Des mondes virtuels éternels
«Les mondes persistants ont des pouvoirs d'addiction», admet Michael Stora, psychanalyste et spécialiste des mondes virtuels. S'il existe de nombreux accros aux séries TV, ils sont confrontés un jour ou l'autre à une fin. Alors que, comme leur nom l'indique, les mondes persistants ne se terminent a priori jamais. «Les individus peuvent se complaire dans cet univers sans fin», décrypte le psychanalyste. Reste que les cyberdépendants ne représenteraient heureusement que 5 à 6% des joueurs. Et les psychotiques, qui vont jusqu'à confondre réel et virtuel, ne sont qu'une infime minorité de la population. «La plupart des êtres humains ont cette compétence de haut niveau qui leur permet de différencier réel et virtuel», rassure Michael Stora. Mathieu Pasteran, chef de produit chez Electronic Arts en a d'ailleurs assez d'entendre le discours communément relayé dans les médias sur l'addiction aux jeux vidéo. Il s'interroge: «Parle-t-on d'addiction quand une personne passe tout son temps à lire ou dessiner? Pourquoi considérer le jeu vidéo comme une addiction et pas comme une passion?». Il estime ainsi que les individus ne recherchent pas uniquement une échappatoire à leur vie lorsqu'ils jouent. Ils puisent aussi dans cette activité une forme d'équilibre, comme ils peuvent en connaître dans leur propre vie, ou y trouvent le plaisir de tout contrôler, de tout maîtriser. Dans un jeu vidéo, ils «savent dans quelle direction ils vont. Ils voient les objectifs et savent comment y accéder», observe-t-il.
D'ailleurs, le psychanalyste Michael Stora a un point de vue plutôt positif sur les jeux vidéo. Ils peuvent, selon lui, être considérés comme une forme d'antidépresseurs interactifs, valoriser l'être humain et lui redonner confiance. «Ils montrent, entre autres, que les individus ont besoin de vivre des victoires, de faire quelque chose de leurs pulsions agressives que, peut-être, nous retenons, voire retournons contre nous-mêmes dans la journée, ajoute-t-il. Finalement, ils créent des lieux où on peut développer un meilleur sentiment d'estime de soi.» Manquant souvent de gratifications dans leur travail, les hommes peuvent en trouver dans les mondes virtuels. Ce ne sera certes pas aussi valorisant qu'une victoire dans le réel, mais ce sera déjà mieux que rien. Et le sentiment de satisfaction sera, quant à lui, bien réel!
Les vertus positives des jeux vidéo ne s'arrêtent pas là. Ainsi, Michael Stora avance que «paradoxalement, beaucoup de jeunes vont chercher dans cette activité un cadre, avec des règles.» C'est également un lieu de persévérance, qui «exige de la virtuosité et de développer des compétences cognitives assez importantes, comme le multitasking, la spatialisation en trois dimensions, l'intelligence déductive». Et ce n'est pas tout! Les jeunes nés avec les écrans et les jeux vidéo auraient même, selon lui, «beaucoup moins d'illusions que leurs propres parents, qui pensent que ce que l'on voit à la télévision est vrai et qui ont un rapport quasi sacré à l'image télé.» Loin d'être des spectateurs passifs, les plus jeunes «s'emparent des images, jouent avec elles et se les approprient, poursuit le psychanalyste. Un enfant de 10 ans qui sait utiliser Photoshop a un regard beaucoup plus lucide que sa propre mère, qui déprime en regardant le magazine Elle !».
Dans son livre Génération Otaku, Hiroki Azuma s'intéresse à ces jeunes fans de manga, de jeux vidéo et de dessins animés, sans porter de jugement critique.
Editions Hachette Littératures, 2008, 189 pages, 18 Euros
Une attraction irrésistible
Néanmoins, les travers engendrés par le virtuel ne sont pas inexistants. Ainsi Philippe Quéau pointe du doigt le problème de l'accoutumance. «Le grand danger, prévient-il, c'est que pris dans ces mondes virtuels, on acquiert une habitude de distance par rapport à soi et d'indifférence par rapport au monde. A force de vivre au milieu des pixels, on se croit invulnérable et intouchable.» Quant à la violence générée par les jeux vidéo, elle demeure un sujet controversé. Si, pour Michael Stora, «le virtuel ne fait que révéler les maux de notre société», Serge Tisseron estime, pour sa part, que «le climat audiovisuel ultra-violent rend un certain nombre de jeunes plus violents, d'autres plus angoissés, plus craintifs et plus insécurisés, et un troisième groupe, au contraire, désireux de retrousser ses manches et de faire en sorte que le monde change». Les réactions ne sont pas les mêmes selon les individus. De fait, il ne faut pas, selon Serge Tisseron, accoutumer trop tôt les enfants aux écrans. La télévision contrarierait même le développement des tout-petits. «Un bébé est une éponge, prévient-il. Le risque est de fabriquer des accros d'écrans. Autrement dit, des enfants qui auront tellement intériorisé l'idée d'être devant un écran, qu'ils ne pourront plus faire autrement.» Et l'écrivain de poursuivre: «La télévision, c'est comme le chocolat pour les enfants, c'est merveilleux mais à forte dose, elle est mauvaise pour la santé.»
Il s'agit donc de trouver le juste équilibre, de ne pas tomber dans la marmite trop petit, pour éviter d'être «accro». Reste que l'attraction des écrans, des univers virtuels, des jeux, séries TV, films et même des romans, peut paraître irrésistible. En tout cas, il est presque impossible d'y échapper. D'autant plus dans une société sous le joug de la désillusion. Pourquoi, après tout, ne pas s'accorder quelques heures par semaine pour s'évader de la dure réalité de la vie? «L'enjeu, explique Stéphane Ricou, est de garder les pieds sur terre tout en ayant la tête dans les étoiles.» Le spot publicitaire réalisé par TBWA\Paris pour TGV s'inscrit dans cette tendance. Il brosse le portrait d'un homme ayant de multiples avatars, conquis par les nouvelles technologies et émerveillé par le réalisme des mondes virtuels. Se retrouvant réellement en haut d'une montagne, il réalise soudain que la réalité est aussi belle, voire plus! Pour César Croze, directeur général adjoint en charge du budget SNCF chez TBWA\ Paris, «alors que les gens ont tous plongé dans le virtuel, la plupart se gargarisent du fait que le virtuel est formidable car il devient de plus en plus réel, grâce aux progrès de la technologie.» Mais, se demande-t-il, ne perdons-nous pas du coup «le sentiment que le plus intéressant est de vivre en vrai les choses»? N'oublions-nous pas tout simplement de «vivre en vrai»? A l'heure où les jeux vidéo ont pratiquement remplacé les voyages dans la quête de sensations, le message du transporteur est clair et bienvenu. Dans la vie réelle aussi, l'homme peut avoir des sensations! «Le problème n'est pas le virtuel en soi, admet Philippe Quéau. Mais c'est plutôt le fait que ce que l'on nous donne à consommer est un virtuel mort, clos, fermé. Il y a, en revanche, de l'avenir pour un outil virtuel, qui nous aide à être mieux armés, mieux informés, sur le réel, et qui nous permette de mieux comprendre le monde, mais aussi de le transformer effectivement.»
César Croze (TBWA\ Paris):
«La virtualité devient de plus en plus proche du réel, de plus en plus réaliste.»
Les romans, piliers de la fiction
Se servir du virtuel, de l'imaginaire pour transformer le monde réel, voici un noble objectif. L'écrivain Nancy Huston a publié un essai aux Editions Actes Sud sur les raisons poussant l'homme, cette «espèce fabulatrice», à raconter des histoires. Et ce, depuis déjà longtemps, avec les romans. Elle écrit ainsi que «pour nous autres humains, la fiction est aussi réelle que le sol sur lequel nous marchons. Elle est ce sol. Notre soutien dans le monde. (...) Le fait de croire en des choses irréelles nous aide à supporter la vie réelle.» Selon elle, le roman peut «nous donner un autre point de vue sur ces réalités. Nous aider à les mettre à distance, à les décortiquer, à en voir les ficelles, à en critiquer les fictions sous- jacentes.» Finalement, conclut-elle, «il n'est ni possible ni souhaitable d'éliminer les fictions de la vie humaine». Puisqu'elles «nous sont vitales, consubstantielles. Elles créent notre réalité et nous aident à la supporter. Elles sont unificatrices, rassurantes, indispensables.» Si elles engendrent le meilleur comme le pire, il revient à l'être humain d'en «choisir des riches et belles, des complexes et des nuancées, par opposition aux simples et brutales». A nous, donc, de rendre notre vie - bien réelle - belle et intéressante, en nous appuyant sur la fiction et l'imagination sous toutes ses formes.